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Que vaut le livre d’Edwy Plenel sur la Palestine ?


En mars dernier, Edwy Plenel, le célèbre journaliste et cofondateur de Médiapart, publiait un livre intitulé Palestine, notre blessure (Éditions La Découverte) qui constitue un recueil d’articles sur le sujet depuis 2009. Sa publication a suscité parmi une partie de la gauche radicale et décoloniale, et notamment de la part de personnalités de la France Insoumise, une réaction de rejet, appelant parfois à son boycott. Une attitude que nous ne partageons pas car il n’y a fondamentalement rien à craindre à s’affronter à un texte, quand bien même celui-ci est écrit par une personne avec qui l’on a des désaccords.  
Cela dit, cette publication peut poser question en elle-même : pourquoi lire un livre de Plenel plutôt que d’autres écrits par des experts, des Palestiniens, des militantes et militants de longue date, et qui se trouvent aussi en bonne place dans le rayonnage des librairies ? S’agit-il justement pour Edwy Plenel, consciemment ou pas, de se justifier face aux multiples attaques dont il est victime, le qualifiant par exemple de “sioniste de gauche” ou l’accusant de contribuer à l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme contre le mouvement propalestinien ? De ce point de vue, le livre serait en partie une réussite car il témoigne de prises de positions assez claires, depuis plus de quinze ans, et, disons-le d’emblée, éloignées de certaines caricatures qui ont été faites. S’agit-il plus prosaïquement de s’inscrire dans une vague éditoriale de publications sur le sujet ? 
À Frustration nous avons des lignes de divergences politiques avec Médiapart en général (qui, malgré sa saine distance d’avec les partis politiques, a, tout de même, une tendance, comme n’importe quel média) et avec Edwy Plenel plus spécifiquement. Edwy Plenel se situe dans une sphère que nous qualifions, ce qui n’est d’ailleurs pas, en soi, une insulte, de “social-démocrate” (cette remarque a suffi par le passé à ce que celui-ci me bloque sur les réseaux sociaux) et nous avons assisté avec étonnement à sa contribution personnelle à l’émergence de la candidature de Dominique de Villepin, qu’il semble tenir en haute estime, et qui, bien que disant parfois des choses intéressantes sur la Palestine et le droit international, n’en reste pas moins une personnalité foncièrement de droite, peut-être moins fascisé que le reste de son camp politique mais ayant quand même contribué à des répressions policières atroces et à des réformes antisociales et ultralibérales. Cela étant dit, et pourtant peu suspects d’un grand corporatisme avec la sphère journalistique et médiatique, fut-elle indépendante, nous regrettons les attaques répétées de la France Insoumise contre un des rares médias d’investigation qui assure son rôle de contre-pouvoir, avec une efficacité assez redoutable, capable de faire tomber des ministres et de traîner d’anciens présidents au tribunal, et qui ne s’acharne en réalité pas plus contre cette formation que contre d’autres partis politiques. Nous avons donc essayé dans cette recension d’être, autant que cela se peut, de “bonne foi”, de se demander ce que cette célèbre personnalité publique essayait de défendre dans cet ouvrage sur un sujet qui nous tient très à coeur, de constater les nombreux points d’accords mais aussi d’ouvrir une discussion sur certaines affirmations qu’il contient et qui nous semblent plus sujettes à caution. 

Un génocide à Gaza

Dès les premières pages de son livre, Edwy Plenel n’euphémise rien de l’horreur de ce que commet Israël à Gaza parlant d’une “guerre génocidaire”. Il évoque des “crimes contre l’humanité” et des “crimes de génocide” se basant sur la documentation d’ONG comme Amnesty International, Human Rights Watch ou Médecins sans Frontière. Il cite notamment les neufs mois d’enquêtes et le rapport de 300 pages de la première, disponible ici, ainsi que les définitions de génocide : celle de l’inventeur du mot, Rafaël Lemkin (“un complot visant à annihiler ou affaiblir des groupes d’ordre national, religieux ou racial”), et celle, officielle, de la Convention de 1948 (des actes “commis dans l’intention de détruire, tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel”). 

Le cofondateur de Médiapart rappelle également l’émission de mandats d’arrêt internationaux par la Cour Pénale Internationale, en novembre 2024, contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu et l’ancien ministre de la Défense d’Israël Yoav Galant pour “crimes de guerre” et “crimes contre l’humanité”. Le second avait notamment déclaré “nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence” avant d’entamer un “siège complet de Gaza” coupant les arrivées d’électricité, de nourriture, d’eau, de gaz, dès le 9 octobre 2023.
Pour le journaliste, il est évident qu’avec le déplacement forcé de 80% de la population gazaouie, soit 1,9 millions de personnes, nous n’avons pas affaire à des “dommages collatéraux” mais bien à une attaque contre le “peuple tout entier”. 

En faisant le parallèle avec la guerre coloniale à Haïti – dont nous avons parlé ici récemment – Edwy Plenel touche à un point important : avec le colonialisme de peuplement, vient presqu’inévitablement le génocide. Il rapporte les propos des généraux français de Napoléon qui s’affrontaient avec les esclaves en révolte. Leclerc en 1802 : « J’aurai à faire une guerre d’extermination », « il faut détruire tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, ne garder que les enfants au-dessous de douze ans.. », puis Rochambeau : « Eclipser de la colonie, sans aucune restriction, tous les individus noirs ou de couleur, à partir de l’âge de 7 ans ».  

Refuser la mise en équivalence des oppresseurs et des opprimés

Dans un incroyable exercice d’inversion, dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre 2023, il était inconcevable de “mettre sur le même plan”, une “attaque terroriste” et les bombardements massifs de civils par l’Etat d’Israël. Caroline Fourest, éditorialiste française, faisait par exemple “le tri entre des enfants morts selon qu’ils ont été tués avec un couteau (en Israël, le 7 octobre) ou tués sous des bombes (à Gaza, depuis)”.
Ce que Plenel rappelle justement c’est que ce qui est réellement insensé c’est de mettre au même niveau la violence de l’opprimé et celle de l’oppresseur, celle du colonisé et celle du colonisateur. Il le fait à travers les mots de l’écrivaine et militante indienne Arundhati Roy qui a refusé de “jouer le jeu de la condamnation”. Elle déclarait en effet : “Je suis consciente que certaines de leurs actions – le meurtre de civils et la prise d’otages du 7 octobre par le Hamas – constituent des crimes de guerre. Toutefois, il ne peut y avoir d’équivalence entre ces actions et celles menées par Israël et les Etats-Unis à Gaza, en Cisjordanie et, aujourd’hui, au Liban. La racine de toutes les violences, y compris de celles du 7 octobre est l’occupation par Israël de la terre palestinienne et l’assujettissement du peuple palestinien. (…) Quels moyens pacifiques le peuple palestinien n’a t’il pas essayé ? (…) Israël ne mène pas une guerre d’autodéfense. Il mène une guerre d’agression. Une guerre pour occuper davantage de territoires, pour renforcer son appareil d’apartheid et pour resserrer son contrôle (…) sur la région ». 

Arundhati Roy, Crédit : Vikramjit Kakati – Own work, CC BY-SA 3.0

Dès 2009 et l’opération “Plomb Durci”, Plenel évoquait ces “chancelleries occidentales” qui “font comme s’il y avait (…) deux belligérants à égalité de force et de responsabilité”, alors que la “puissance de feu” d’Israël est “sans commune mesure avec celle de son adversaire”. 
En 2014, lors de nouveaux massacres commis par Israël contre les Gazaouis, il écrivait : “c’est une fausse compassion que celle fondée sur une fausse symétrie entre les belligérants. Israël et Palestine ne sont pas ici à égalité; non seulement en rapport de force militaire mais selon le droit international”

“L’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023”

Edwy Plenel le martèle : “l’histoire n’a pas commencé le 7 octobre 2023”. Comprendre la déflagration des crimes de guerre du Hamas, c’est revenir sur le contexte colonial, or “le 7-Octobre immobilise la pensée et fige l’émotion”. Il ajoute : “la « politique de la peur » voudrait nous enfermer dans un présent éternel, figé sur la date d’un massacre qui serait sans cause, sans histoire, sans contexte.” Dès lors, par une manipulation perverse, “expliquer serait justifier. S’efforcer de comprendre serait devenir complice”. 

Palestiniens détenus lors de l’expulsion de Ramle, juillet 1948. Crédit : Par Eldad David — https://www.972mag.com/learned-stop-worrying-recognize-nakba/, Domaine public

Pour Plenel, le début de la dépossession des Palestiniens par Israël se situerait avant tout en 1967 : “en violation de résolutions des Nations unies, Israël maintient depuis 1967 une situation d’occupation de domination et de colonisation de territoires conquis lors de la guerre des Six-Jours et jamais rendus”. Plus loin il parle de “la longue injustice faite à la Palestine par l’occupation et la colonisation de ses territoires depuis 1967”. C’est sûrement ici que le bât blesse, car c’est véritablement dès 1948 et la Nakba que le colonialisme israélien débute avec son lot de massacres et de déplacements forcés des populations palestiniennes. Lorsqu’il écrit que “le sionisme a atteint son but en 1948, avec l’accord des Nations unies, URSS comprise, sous le choc du génocide nazi dont les Juifs européens furent les victimes. Accepter cette légitimité historique de l’Etat d’Israël, comme a fini par le faire sous l’égide de Yasser Arafat le mouvement national palestinien, n’entraîne pas que la politique de cet Etat soit hors de la critique et de la contestation”, il semble faire sienne cette acceptation de la “légitimité historique du sionisme” qui est pourtant fortement contestable, quand bien même elle peut être acceptée par une partie des forces palestiniennes en raison de l’état des rapports de force. Dans d’autres passages, Edwy Plenel semble toutefois beaucoup plus critique : “La réparation du crime européen s’est accompagnée de l’injustice commise contre les Palestiniens. Ce faisant, l’Occident (…) a prolongé dans notre présent le ressort passé de la catastrophe européenne : le colonialisme”, qui fût justement, selon l’auteur toujours, “l’argument impérial du nazisme”. 

Il rappelle aussi diverses agressions israéliennes comme celle du 31 mai 2010 où l’armée israélienne avait attaqué – déjà ! – des flottilles de militants pacifiques transportant de l’aide humanitaire et des matériaux de construction. Il évoque également la quatorzième guerre de Gaza, intitulée par Israël “Bordure protectrice” (8 juillet-26 août 2014). 

Le 7 octobre 2023 : un pogrom ?

Edwy Plenel a raison de dire que “l’attaque menée le 7 octobre 2023 par le Hamas contre Israël s’est accompagnée de crimes de guerre contre des civils”. La CPI évoque même des “crimes contre l’humanité”. Le terme “terrorisme” (qu’Edwy Plenel discute de manière critique dans un des chapitres du livre)  est beaucoup plus politisé et flou, mais si l’on considère que le mot désigne des attaques meurtrières contre des civils dans le but de terroriser, alors il peut bien s’appliquer ici. Historiquement, le “terrorisme” est d’ailleurs parfois revendiqué par les terroristes eux mêmes. Il pose ici problème s’il sert à effacer le contexte colonial, à dire que “le terrorisme du Hamas” serait “pire” que “le terrorisme israélien” (ou peu importe comment on l’appelle) qui massacre massivement les civils palestiniens, ou à comparer des situations incomparables (l’attaque terroriste du 13 novembre 2015 en France par exemple).  

Toutefois, nous ne suivons plus l’auteur lorsqu’il affirme dans le chapitre intitulé “face au 7-Octobre la question morale” que “la terreur déchaînée par le Hamas sur des civils israéliens ne peut qu’évoquer les pogroms antisémites”.  Les massacres de ce jour là commis par le Hamas (et pas que par le Hamas d’ailleurs) évoquent bien davantage d’autres massacres commis par des populations colonisées contre les populations des Etats colonisateurs : ceux des natifs américains contre des colons européens aux Etats-Unis, des combattants algériens contre des colons civils français, ou les meurtres massifs d’esclavagistes blancs et de leurs familles par les esclaves noirs révoltés d’Haïti (ces révoltés que Plenel évoque pourtant positivement à d’autres moments). C.L.R James, un des historiens de référence sur la révolution haïtienne, écrivait d’ailleurs qu’“une masse inéduquée cherchant sa voie vers la révolution commence en général par le terrorisme”. Il ne s’agit en aucun ici de faire l’apologie de la méthode terroriste contre des civils – elle est aussi immorale que la plupart du temps inefficace (et ce qui s’est déroulé à Gaza depuis le 7 octobre 2023 vient le confirmer) – mais plutôt de constater que, comme le colonialisme ensauvage aussi bien le colonisateur que le colonisé (“la colonisation ne civilise pas, elle ensauvage” écrit d’ailleurs Edwy Plenel), si l’on souhaite réellement en finir avec le terrorisme des colonisés, le mieux reste encore de s’activer à la décolonisation.  

Mais alors quel est le problème avec le fait de qualifier les massacres de civils israéliens du 7 octobre 2023 de “pogrom”, le terme utilisé massivement par la propagande gouvernementale et israélienne ? Cela n’a rien à voir avec le niveau de gravité ou de cruauté : préférer les termes de la CPI (“crimes de guerre”, “crimes contre l’humanité”) où des termes précis (massacres de civils, prise d’otages etc) pour désigner ces crimes ne signifie pas qu’ils soient “moins graves” sur le plan humain, moral, juridique ou autre. Non, le problème avec le terme “pogrom” ici, c’est qu’il influe fortement la manière d’interpréter les faits en insistant avant tout sur l’identité juive des victimes israéliennes, au point d’effacer d’autres dimensions — notamment le contexte dans lequel l’attaque du 7 octobre s’inscrit. Historiquement, un pogrom désigne des violences antisémites commises contre une minorité sans défense, ciblée avec la bénédiction ou l’indifférence d’un État hostile. Ce cadre ne correspond pas à la situation israélienne, où les victimes appartiennent à une société où elles ne sont ni minoritaires ni dépourvues d’un appareil d’État puissant. L’usage de ce mot a donc un objectif politique et à notre sens falsificateur : l’inclure dans l’histoire européenne des violences antisémites en reléguant la qualité d’Israéliens des victimes au second plan : parler de progrom tend ainsi à transformer cette attaque en acte mu exclusivement par la haine antisémite, totalement isolée du contexte colonial, ce qui brouille l’analyse de l’événement. On substitue ainsi une lecture identitaire – tout à fait propice aux parallèles douteux sur le “choc des civilisations” – à une lecture historique. Pour le dire autrement l’utilisation du terme “pogrom” sert, pour reprendre la formule de Maxime Benatouil, militant juif décolonial à Tsedek et à l’UJFP, à ce que “cet événement apparaisse comme un “coup de foudre antisémite dans un ciel serein”, détaché de tout contexte colonial”. 

Rassurons le lecteur ou la lectrice : comme Edwy Plenel, nous trouvons atroce, abject, d’abattre froidement des familles entières désarmées. Comme lui, nous aimerions que “la cause libératrice de l’opprimé exige une morale supérieure où sa riposte ne cède pas aux crimes reprochés à l’oppresseur” et nous partageons son idée, que les moyens font partie de la fin, qu’être colonisé ne “justifie” pas toutes les horreurs. Simplement, à qui s’adressent réellement ces textes ? Edwy Plenel, et les intellectuels qu’il cite pour l’appuyer, pensent-ils vraiment être lus et écoutés par des Palestiniens amputés de 13 ans, qui ont perdu toute leur famille dans les bombardements ? Qu’en grandissant ils vont considérer ces appels humanistes publiés dans Le Monde ? À quoi cela sert si ce n’est à réaffirmer que l’on est du bon côté de l’Histoire et que l’on “condamne” les attaques contre des civils ? A-t-on vraiment besoin de donner ces gages ? À qui ? La réalité est que, depuis la France, nous sommes situés. L’universalité à laquelle prétend ici Edwy Plenel n’a aucune réalité matérielle. Nous ne pouvons pas faire pression sur les forces palestiniennes, nous ne pouvons pas influer sur leurs stratégies. La vérité est d’ailleurs assez similaire s’agissant de l’Etat d’Israël. Ce que nous pouvons faire par contre c’est pression sur notre propre gouvernement : le gouvernement français qui soutient Israël. C’est pourquoi traiter de situations politiques et coloniales sous un angle purement moral, d’autant plus lorsque l’on ne fait pas partie de la population opprimée, n’a pas beaucoup d’intérêt : c’est une pure abstraction. Si cela sert à rassurer le tout-venant que nous partageons avec lui une commune humanité et une morale élémentaire – on ne tue pas des hommes, femmes et enfants désarmés – alors soit, mais penser que l’on aurait même à l’expliquer est presqu’en soi déjà insultant, c’est déjà donner le point à nos adversaires qui tentent de faire croire à une ambiguïté là où il n’y en a aucune, car personne ici ne soutient ça. La population palestinienne a été meurtrie dans de telles proportions, elle est traumatisée d’une façon qu’on peine à imaginer. Des appels lénifiants à l’humanisme ne sont donc pas la solution pour prévenir de futures attaques vengeresses et meurtrières : faire pression sur notre propre gouvernement pour que celui-ci agisse en faveur de la décolonisation et de la reconstruction de Gaza en est une beaucoup plus concrète. 

Le génocide a Gaza a t’il vraiment débuté comme une “contre attaque” ou une “riposte” ?

Edwy Plenel écrit à plusieurs reprises des phrases du type “la contre-attaque israélienne est allée bien au-delà d’une riposte défensive”, “une riposte qui, elle-même, viole les lois de la guerre, transformant la contre-attaque militaire face au Hamas en une vengeance meurtrière indistincte” ou encore “loin d’une réplique proportionnée, c’est une punition indiscriminée qui a été mise en oeuvre”. Ces catégorisations peuvent interroger. L’idée d’une “riposte défensive” en situation coloniale ne fait pas beaucoup de sens. C’est possiblement le 7-octobre qui pourrait être qualifiée d’une “contre-attaque étant allée bien au-delà d’une riposte défensive et devenue une vengeance meurtrière et une punition indiscriminée” car ce n’est que du point de vue israélien qu’une quelconque paix existait avant cette date. La guerre contre le peuple palestinien, à Gaza, à Jérusalem, en Cisjordanie n’a, elle, jamais cessée, n’a connu aucune pause. Dans notre article du 8 octobre 2023, nous soulignions qu’entre janvier 2023 et le 6 octobre 2023, ce sont près de 250 civils palestiniens qui avaient été tués par Israël, dont une trentaine d’enfants. Le fait que des centaines de civils palestiniens soient tués dans une indifférence médiatique généralisée n’enlève rien au fait que parler de “paix” dans ces conditions n’a pas de sens. De la même façon peut être que depuis le soi-disant cessez-le-feu qui a conduit à la libération de tous les otages israéliens, les pro-israéliens s’imaginent – croyant à la propre fable qu’ils ont raconté pendant deux ans (“il suffirait que le Hamas rende les otages pour que tout s’arrête”) – que la guerre est “terminée” alors même qu’Israël continue de massacrer avec constance les Palestiniens. 

Pourquoi la Palestine mobilise-t-elle autant ?

Pourquoi la Palestine est un sujet si central alors que d’autres massacres de masse, potentiellement génocidaires, comme au Soudan par exemple, ont lieu dans le monde ?
C’est une question qui revient beaucoup et dont le sous-entendu serait un antisémitisme sous-jacent : tout le monde massacrerait en masse des civils, cela serait finalement légitime, et ce qui poserait donc problème à tous ces “antisémites” / “décoloniaux” / “islamo-gauchistes” ce serait simplement l’identité des coupables.  Face à cette mauvaise foi, il faudrait déjà rappeler que beaucoup de gens documentent aussi ces massacres, ces guerres, se mobilisent aussi sur ces derniers – et que, pour la plupart, les pro-israéliens ne les ont jamais évoqué avant qu’il s’agisse de tenter de relativiser le génocide à Gaza, et ce alors même qu’ils ont eux-même donné une visibilité aux massacres du 7 octobre 2023 infiniment plus grande qu’à celle offerte aux guerres en Afrique ou au Moyen-Orient.

France, Strasbourg, 21-10-2025: vue large du rassemblement avec la Tonnelle et les drapeaux. Crédit : Photothèque Rouge

Une fois ce recadrage effectué, il est vrai que la Palestine mobilise dans le monde entier, est devenue, pour reprendre l’expression d’Edwy Plenel “une cause universelle”. Il en expose ce qui est pour lui la raison : “c’est parce que l’injustice faite à son peuple depuis 1948, redoublée depuis 1967, prolonge au cœur de notre présent l’injustice des colonisations occidentales”. 

Le colonialisme des siècles derniers a façonné le monde à coups de massacres et de génocides et la Palestine, un conflit colonial qui dure depuis 77 ans – ce qui en fait aussi une particularité car tout le monde en a entendu parler, générations après générations – est la poursuite la plus brutale du colonialisme occidental, un colonialisme qui a aussi la spécificité d’être une “négation des principes universels que les démocraties occidentales prétendent avoir proclamés à la face du monde”. 

Les pro-israéliens voient dans le génocide à Gaza une des manifestations du “choc des civilisations”

Ce que perçoit bien Edwy Plenel, c’est que la soi-disant “importation du conflit israélo-palestinien” n’est pas avant tout le fait du mouvement pro-palestinien mais bien plus des pro-israéliens qui défendent l’idée d’un “choc des civilisations” entre un monde soi-disant “judéo-chrétien” et un “monde musulman” : “la Palestine sert ici d’énième prétexte pour (…) l’importation en France d’un conflit de civilisations, où Israël serait une bastille occidentale face au péril islamiste.”

De ce point de vue, le mouvement pro-palestinien est aussi une résistance antiraciste en France : “Accepter la guerre des civilisations à l’extérieur, c’est finir par importer la guerre à l’intérieur” écrit-il. C’est aussi la raison pour laquelle il voit par exemple un lien entre la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) en 2020 et la répression actuelle contre le mouvement pro-palestinien.

Cette dimension n’a pas échappé à Benyamin Netanyahu qui tente de l’utiliser pour le compte d’Israël. Invité en grande pompe sur LCI alors que déjà sous mandat d’arrêt international, celui-ci comparait la reconnaissance de l’Etat de Palestine aux “dangers” des banlieues françaises… Le combat du “monde judéo-chrétien” contre les musulmans serait ainsi le même à Gaza que sur le territoire français. Edwy Plenel en profite pour clarifier ce point : l’idée d’une civilisation “judéo-chrétienne” est un “mensonge historique” et une “mythologie inventée” au service du “racisme islamophobe”. Comme il le note à partir des travaux de Jules Isaac et notamment de son ouvrage Jesus et Israël (1959), ce mythe a aussi l’avantage confortable de ne pas confronter l’Europe à ses propres démons : l’antijudaïsme chrétien et ses “deux millénaires de persécutions européennes” qui ont débouché sur le “racisme exterminateur” de la Shoah.

Le problème n’est pas Netanyahu

Pour les pro-israéliens de gauche, le problème n’est pas de tuer les civils gazaouis, c’est de le faire dans de telles quantités industrielles. Pour eux, il était bien normal de massacrer quelques milliers de civils palestiniens après le 7 octobre 2023, mais il fallait le faire avec “mesure” et “modération”, un génocide (qu’ils refusent de qualifier comme tel même s’ils ont bien conscience que c’est de ça dont il s’agit) c’est un peu trop. Le problème ce serait donc la figure monstrueuse de Benyamin Netanyahu, le fait qu’il soit d’extrême droite. Il y aurait d’ailleurs une opposition à Netanyahu dans son pays ! Qu’il faudrait soutenir !

Les articles compilés d’Edwy Plenel depuis 2009 font apparaître une autre réalité. Si Netanyahu est bien le signe d’une fascisation, d’un bond en avant dans le projet colonial et génocidaire d’Israël, gauche, droite et extrême droite israéliennes sont en réalité alignées sur l’essentiel du projet et co-responsables de la situation. 

Benyamin Netanyahu à gauche, Ehud Barak à droite, en mars 2011. Crédit : Israel Defense Forces – Prime Minister and Defense Minister at Weaponry Display, CC BY 2.0

Cela est très visible lorsqu’il évoque la figure d’Ehud Barak, leader du Parti Travailliste israélien et ministre de la Défense lors de l’opération dite “Plomb durci” en 2008-2009 où près de 1 300 palestiniens furent massacrés par Israël (contre 10 soldats et 3 civils israéliens) : “Dans la bouche de Ehud Barak, ce représentant non pas de la droite extrémiste, mais de l’équivalent du parti socialiste en Israël, s’exprime ici un concentré de pensée coloniale : les indigènes sont foncièrement dangereux et menaçants; les colons sont un corps étranger à la région qui les accueille ; la violence est au principe des relations entre ces deux populations ; la colonisation incarne un îlot de civilisation face à la jungle qui l’entoure ; le dominé est enfermé dans un essentialisme identitaire, tandis que le dominant s’accorde le bénéfice de l’universalité. (…) Ce que propose Ehud Barak, c’est un Israël en guerre perpétuelle, ne cessant de soumettre par la force son voisinage, vivant dans la crainte, l’inquiétude et la peur, avec pour seule garantie de survie sa puissance militaire” 

Depuis Israël, pointer, comme l’avait fait le quotidien israélien Haaretz dès le 8 octobre 2023 dans un éditorial cité par Plenel, que cette guerre était “clairement imputable à une seule personne : Benyamin Netanyahu” et à son “gouvernement d’annexion et de dépossession”, est une position très courageuse, d’autant plus dans un contexte de durcissement autoritaire y compris à l’encontre de l’opposition israélienne. Mais, depuis la France, se limiter à cette analyse est en revanche, à l’inverse, plutôt confortable et paresseux. 

Le rôle du Parti Socialiste français dans le “soutien inconditionnel” à Israël

Nous l’avions expliqué et documenté dans Frustration, malgré quelques circonvolutions, le PS n’a jamais cessé d’apporter son soutien à Israël soit directement soit indirectement. 

François Hollande en janvier 2012. Par Matthieu Riegler, CC-by, CC BY 3.0

Edwy Plenel voit justement dans la présidence de François Hollande une rupture, “un tournant par l’alignement inconditionnel du pouvoir sur la droite extrême israélienne”. C’est bien le PS qui a été précurseur dans l’interdiction des manifestations de solidarité avec la Palestine et dans l’assimilation de l’antisionisme à de l’antisémitisme. Il rappelle les propos du Premier ministre de l’époque Manuel Valls, en 2014, lors d’une cérémonie de commémoration de la rafle du Vel d’Hiv où celui-ci associait antisionisme et antisémitisme, une déclaration qu’il juge “aussi indigne que ridicule”. Ce sont bien François Hollande et Manuel Valls qui ont “décidé, en visant explicitement la jeunesse des quartiers populaires, qu’un seul sujet justifiait l’interdiction de manifester : la solidarité avec la Palestine”, ce qu’il qualifie d’une “décision sans précédent, sinon l’atteinte au droit de réunion portée fin 2013 par Manuel Valls” (en référence aux interdictions des spectacles de Dieudonné). 

L’auteur a également raison de souligner que ce soutien inconditionnel du PS à Israël s’inscrit dans une longue histoire belliciste, raciste et coloniale de la social-démocratie européenne qui va de l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht par le PS allemand (le SPD) en 1919 jusqu’au soutien de la SFIO (l’ancêtre du PS français) à la guerre d’Algérie. 

Le deux poids deux mesures avec l’Ukraine

Le soutien européen, et plus largement occidental, y compris militaire, à l’Ukraine face à l’agression impérialiste de la Russie jette une lumière crue sur une forte hypocrisie puisque celui-ci se fait largement au nom du droit international. Mais quel sens a le droit international si celui-ci est “à géométrie variable” ? S’il n’est revendiqué par les occidentaux que lorsqu’un de ses pays alliés est victime et oublié si c’est un de ses derniers qui est coupable ? C’est l’interrogation formulée par le chapitre intitulé “Ukraine-Palestine, la bataille du droit”. 

Constatant que la Russie et Israël ont pour point commun de ne pas respecter les exigences de la Cour Internationale de Justice, Edwy Plenel note que “c’est un fait incontestable que les actuels dirigeants français, européens et états-unien n’accordent pas la même portée au droit international selon qu’il s’agit du sort du peuple ukrainien ou de celui du peuple palestinien. Face à l’agression russe contre l’Ukraine, une légitime cascade de rétorsions diplomatiques, de sanctions économiques et de soutiens militaires. Face à la guerre d’Israël contre la population gazaouie, au massacre de civils et, désormais, à la famine, de vagues appels à la retenue et de tardives actions humanitaires, mais aucun coup d’arrêt, bien au contraire, puisque l’armée israélienne continue de bénéficier de l’aide occidentale.” Cette impunité dont bénéficie l’Etat d’Israël, qu’il qualifie “d’État voyou”, est, pour Plenel, “une invitation à la sauvagerie généralisée”.

Dans un article intitulé “Que peut faire la France pour Gaza ?” pour Frustration, j’avais justement évoqué ce deux poids deux mesures et cherché à définir à quoi pourrait concrètement ressembler un plan de sanctions français et européen contre Israël en raison de ses crimes, inspiré de celui déjà mis en place contre la Russie. Pour reprendre les mots du cofondateur de Médiapart : “c’est le seul moyen de les contraindre : les bannir diplomatiquement, les boycotter économiquement, les assécher militairement.”   

Un refus catégorique de l’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme

Edwy Plenel n’est peut être pas antisioniste mais on ne peut pas lui enlever qu’il est très clair sur son refus d’assimiler l’antisionisme (défini ici comme la critique d’un “mouvement national juif ayant dénié ses droits au mouvement national palestinien”) et l’antisémitisme. Cette confusion est pour lui “une faute intellectuelle”, c’est même “se faire le relais docile de la propagande d’Etat israélienne” et “installer un interdit politique au service d’une oppression”

Manifestation de Jewish Voice for Peace et If Not Now en novembre 2023. Crédit : By Marcywinograd – Own work, CC0

Il rappelle donc que l’ “on peut être juif et antisioniste, juif et résolument diasporique plutôt qu’aveuglément nationaliste, tout comme il y a des citoyens israéliens, hélas trop minoritaires, opposés à la colonisation et solidaires des Palestiniens”. 

Une condamnation ferme de la criminalisation du mouvement de solidarité avec la Palestine

Edwy Plenel le dit sans ambages : “en France, la solidarité avec la Palestine est devenue un délit (…) passible de convocation policière, de condamnation pénale ou d’interdiction préalable”.
Pour le démontrer il cite de nombreux faits, comme la condamnation à un an de prison avec sursis (!) d’un syndicaliste CGT qui avait eu le malheur de considérer la violence terroriste du 7 octobre comme ayant partie liée avec la violence coloniale, ou la convocation pour “apologie du terrorisme” de la militante antiraciste Sihame Assbague dont le “tort” avait, elle aussi, été, selon l’auteur, d’inscrire “l’attaque terroriste du Hamas dans la longue durée du conflit israélo-palestinien”. Il met en parallèle ces atteintes à la liberté d’expression avec l’impunité totale dont bénéficie ceux qui, à longueur de journée, tiennent des propos faisant l’apologie d’une armée pourtant accusée de crimes contre l’humanité et de génocide, à l’image de Meyer Habib

La police britannique procédant à des arrestations lors d’une manifestation à Londres. Crédit : By indigonolan – https://www.flickr.com/photos/200818277@N02/54771963090/, CC BY 4.0,

Bien que la relation entre La France Insoumise et Edwy Plenel ne soit pas au beau fixe, ce dernier ne profite pas de ce livre pour régler ses comptes et dénonce sans ambiguïté la répression que subit cette formation politique sur ce sujet. Il évoque notamment la convocation de Rima Hassan pour “apologie du terrorisme” (elle aussi) ainsi que les interdictions de conférence qu’elle a subi, tout comme Jean-Luc Mélenchon lui-même à Lille. Il cite aussi l’extrême sévérité de la sanction à l’encontre d’un député insoumis qui avait sorti un drapeau palestinien à l’Assemblée, sur demande de sa présidente Yaël Braun-Pivet, et dans laquelle il voit une nouvelle manifestation de son revendiqué “soutien inconditionnel” à Israël. 

Face à cette répression inouïe, le célèbre journaliste n’hésite pas à parler d’un “maccarthysme à la française” du nom de la “chasse aux sorcières” paranoïaque et absolument dictatoriale menée aux Etats-Unis dans les années 1950 à l’initiative d’un sénateur d’extrême droite contre toute personne, idée, oeuvre, qui pouvait s’apparenter de près ou de loin à la gauche (immédiatement assimilé sans distinction au “communisme”). Il rappelle à cet égard que l’intensification de la répression aujourd’hui s’inscrit dans un contexte de régressions démocratiques plus larges, en grande partie initié par “le pouvoir socialiste incarné par François Hollande et Manuel Valls” en 2014. Il note aussi que ce maccarthysme d’un nouveau genre n’est pas exclusif à la France, mais qu’on le retrouve aussi en Allemagne, avec, par exemple, la censure de l’économiste Yanis Varoufakis, ancien ministre de l’économie grecque, très engagé en faveur de la Palestine. 

Lutter contre l’antisémitisme : comment faire au-delà de la louable déclaration d’intention ?

Edwy Plenel appelle à ne pas isoler la lutte contre l’antisémitisme “des autres vigilances antiracistes” et il a bien raison car, de toute évidence, cela contribue précisément à la montée de l’antisémitisme. Il cite notamment les mots d’Aimé Césaire cité par Frantz Fanon “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous », le second ajoutant : “un antisémite est forcément négrophobe”.

Le journaliste, bien que parlant d’une “unicité de la Shoah”, refuse l’idée qu’il y aurait “une hiérarchie dans le crime contre l’humanité”, que “le crime européen de génocide” l’emporterait “sur d’autres crimes européens, esclavagistes ou coloniaux”, alors même que “le crime commis contre les Juifs” devrait précisément nous conduire à comprendre “la leçon léguée par l’engrenage qui y a conduit : cette lente accoutumance à la désignation de boucs émissaires, essentialisés, caricaturés et calomniés”. Pour Plenel, “ce sont d’abord nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmanes qui occupent” aujourd’hui la place de bouc-émissaire qu’occupaient les Juifs à l’époque de l’avant-guerre, citant notamment un rapport de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme documentant la montée de l’islamophobie. 

Une fois les liens entre les différents combats antiracistes explicités, Edwy Plenel invite, à raison, à “combattre l’antisémitisme en toute clarté”. S’ensuit un rapide historique de l’antisémitisme européen : son origine dans l’antijudaïsme chrétien qui prend naissance dès l’Empire romain avec “l’accusation de déicide”, puis des siècles de persécutions (les pogroms, l’imposition de signes distinctifs, l’exclusion des “charges publiques”…) dans toute l’Europe (France, Allemagne, Espagne…) avant sa structuration idéologique moderne, en particulier en France à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle autour de l’affaire Dreyfus ainsi que de figures comme celles d’Edouard Drumont puis de Charles Maurras et de son “Action Française”, avant, évidemment, sa culminance avec l’abominable génocide des Juifs d’Europe. Ces rappels historiques lui permettent de noter un point intéressant, qui peut éclairer en partie la récente conversion de bien des extrêmes droites du monde – qui continuent pourtant de compter en leur sein énormément d’antisémites – au “soutien inconditionnel à Israël”, à savoir un paradoxal point de convergence entre le sionisme et l’extrême droite antisémite autour de l’idée, pour la seconde, que les Juifs seraient un corps étranger à la nation et que les “renvoyer dans leur pays” serait un moindre mal. De ce point de vue, Israël aurait l’avantage de “débarrasser les nations européennes des Juifs”, mais aussi, contre le geste de la Révolution française qui leur avait octroyé en 1791 la citoyenneté pleine et entière, de ne plus considérer les Juifs français comme des “vrais Français” mais, de nouveau, comme une nation (désormais Israël) à l’intérieur d’une autre.

Nous sommes d’accord avec Edwy Plenel : l’antisémitisme n’est pas “résiduel “c’est au contraire un fléau, et un fléau en augmentation. Le fait qu’il faille se méfier des statistiques du Ministère de l’Intérieur ou du CRIF (les plus faciles d’accès et les plus médiatisées) puisque celles-ci incluent, de facto, des actes de solidarité avec la Palestine n’ayant rien à voir avec l’antisémitisme, ne change rien à plusieurs faits : 

  • Les horreurs commises par Israël contribuent à son augmentation chez des personnes confuses et poreuses au racisme. Un tour sur les réseaux sociaux suffit à s’en convaincre…
  • Des actes et des crimes antisémites d’une brutalité inouïe ont eu lieu (viol d’une petite fille, assassinat de Mirelle Knoll, attentat de Mohammed Merah contre une école juive, attentat contre l’Hyper Casher, incendies de synagogues…). Il faut mesurer le potentiel traumatique de ce genre d’évènements et le sentiment d’insécurité très compréhensible qu’il peut faire naître chez les Juifs français. 
  • En dépit des dénégations médiatiques, l’antisémitisme d’extrême droite se porte aussi très bien. Que ce soit sur le plan idéologique (le “Grand remplacement” comme complot d’une élite mondialisée apatride etc, les délires autour de Soros qui financerait la gauche mondiale ou de Macron qui ne serait pas un pantin du capital en général mais de Rothschild ou de Jacques Attali, l’influence du duo Soral-Dieudonné…) ou sur le plan des actions (les profanations de cimetières récurrentes par des groupuscules néonazis). La passionnante enquête de Sébastien Bourdon sur “l’extrême droite radicale”, Drapeau noir, Jeunesse Blanches (2024, Seuil), montre également de manière très documentée que l’antisémitisme d’extrême droite est bien loin d’appartenir au passé. 

Toutefois, partager ces constats ne dit pas grand chose de comment mener la lutte contre l’antisémitisme. Malheureusement, Edwy Plenel ne semble pas avoir trouvé de solution magique et celui-ci ne propose pas de solutions très concrètes, passées les intentions louables. 

C’est d’ailleurs ce qui laisse parfois un goût amer à ces passages, qui ne concernent pas vraiment, finalement, la Palestine. Car ils donnent le sentiment qu’il faudrait obligatoirement s’assurer de laver cette suspicion dégueulasse : Edwy Plenel n’est pas antisémite – nous voilà rassurés – mais en vérité personne ne le pensait, pas même, au fond, ceux qui pourraient l’en accuser en raison de ses positions sur la Palestine. 

Cela étant dit, le matraquage médiatico-politique sur le lien entre soutien à la Palestine et antisémitisme supposé est tel que l’on comprend que l’on soit tenté de répondre aussi sur ce terrain. Sur la lutte contre l’antisémitisme, nous partageons le souhait de Plenel, sans proposer non plus d’idées miraculeuses. Nous constatons comme chacun l’échec d’un antiracisme qui serait strictement policier et répressif (le fameux : “le racisme est un délit pas une opinion”). Nous combattons, bien évidemment, l’extrême droite antisémite, mais pas seulement. Nous avions appelé à des rassemblements autonomes contre l’antisémitisme, pour éviter deux écueils : refuser d’affronter la question spécifique de l’antisémitisme en le noyant de manière souvent faussement inclusive dans un combat contre “tous les racismes”, mais refuser aussi de participer au jeu de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme en allant défiler avec les macronistes, l’extrême-droite, les soutiens d’Israël etc. Il nous semble aussi que proposer une lecture marxiste du monde, comme nous le faisons, éloigne des interprétations complotistes et antisémites de notre société. De la même façon, en rappelant sans cesse, à quasiment chacun de nos articles ou vidéos sur le sujet, que la situation en Israël-Palestine n’a rien à voir avec un conflit racial ou religieux, et que de nombreux Juifs à travers le monde sont à la pointe et même à l’avant-garde du combat pour la Palestine, nous luttons activement contre des graves confusions dont se nourrit aujourd’hui l’antisémitisme. 

Lire Edwy Plenel, pour nous, n’est ni un ralliement ni un reniement. C’est simplement reconnaître que la discussion sur la Palestine doit rester ouverte, contradictoire, traversée de tensions — c’est à ce prix que l’on peut comprendre ce qui se joue, et continuer à agir là où nous avons réellement prise : depuis la France, où nous pouvons faire pression pour mettre un terme à la complicité de notre État avec l’occupation et le génocide. On peut contester certains de ses angles morts ou ses insistances moralisantes, mais le livre de Plenel a le mérite de poser le coeur du problème : un peuple colonisé subit une politique génocidaire avec la caution de nos gouvernements et la Palestine est l’un des miroirs de notre rapport au colonialisme et à l’hypocrisie de notre universalisme. Plenel le dit bien : si la Palestine mobilise autant, c’est aussi parce qu’elle est la preuve que les fantômes du colonialisme n’ont jamais cessé de hanter le présent. On peut lire ce livre, comme on peut en lire d’autres sur ce sujet : ce qui compte vraiment, c’est la route que chacun et chacune choisira ou non d’emprunter pour, qu’enfin, cessent le massacre et la colonisation. 

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Rob Grams
Rob Grams
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