L’incroyable histoire de la révolution haïtienne

Alors qu’une guerre génocidaire à Gaza fait rage, et qu’en France un mouvement populaire renoue avec des aspirations révolutionnaires, certaines histoires trouvent un écho particulier. C’est le cas de la révolution haïtienne (1791-1804), la première révolution d’esclaves à avoir abouti, et qui, pour se faire, a tenu en respect, pendant plus de dix ans, des ennemis bien supérieurs en nombre et en armements, à savoir les plus puissantes armées du monde occidental : les colons français, les soldats de la monarchie, les Espagnols, les Britanniques puis les terribles troupes de Napoléon Bonaparte. Cette histoire passionnante, mais assez méconnue et oubliée en France, a été narrée dans un livre célèbre, qui se lit comme un roman, de Cyril Lionel Robert James, intitulé Les Jacobins Noirs, Toussaint Louverture et la Révolution de Saint-Domingue, initialement publié en 1938 et réédité en France, il y a un an, aux Éditions Amsterdam. Cet historien marxiste, noir et originaire de Trinité-et-Tobago dans les Antilles (à l’époque une colonie britannique), fut aussi un célèbre penseur et militant anticolonial et internationaliste. Son livre n’est pas seulement passionnant du point de vue d’une révolution singulière mais aussi du point de vue des révolutions et des résistances anti-impérialistes en général. Publié dans la première moitié du XXe siècle, Les Jacobins Noirs est ouvrage assez précurseur dans sa volonté d’articuler la lutte des classes et la question du racisme d’un point de vue anticolonialiste : “en politique, la question des races est subordonnée à celle de classes, et il est désastreux de concevoir l’impérialisme en termes de races. Cependant, c’est une erreur de négliger le facteur racial, de le traiter comme une question purement accessoire – une erreur seulement moins grave que d’en faire le facteur fondamental” écrit-il pour résumer sa position dialectique.
Haïti et les impérialistes européens
L’histoire du contact d’Haïti, une île constituée de chaînes de montagnes, de nombreux torrents et rivières, et de plaines, avec le monde colonial européen date de l’arrivée de Christophe Colomb dans les Amériques. À partir de là, les Espagnols et les Européens annexèrent l’île et commirent contre la population les premières atrocités : travail forcé dans les mines, meurtres, viols, famine artificielle… Les colons apportèrent aussi des maladies et la conversion forcée au christianisme. CLR James le résume ainsi : “grâce aux bienfaits de cette civilisation supérieure, la population indigène passa d’un demi-million, peut-être un million, à soixante-mille habitants en l’espace de quinze ans”.

Les colons eurent l’idée d’ “importer” des Noirs d’Afrique pour pallier la dépopulation de l’île et en 1517, Charles Quint autorisa qu’on envoya 15 000 esclaves à Saint-Domingue (l’ancien nom d’Haïti). Dans les années 1720-1730, les colons commencèrent à imposer la culture du café et les esclavagistes firent venir de plus en plus d’esclaves noirs.
L’horreur de l’esclavage
Au moment du début de la révolution française, en 1789, la colonie de Saint-Domingue dans les Antilles, était le plus grand débouché de la traite. Elle était même “la plus grosse colonie du monde”, ce qui faisait la fierté des impérialistes français.

Cette colonie reposait sur le travail d’un demi-million d’esclaves, dont les deux tiers étaient originaires d’Afrique. Le commerce des esclaves et l’esclavagisme étaient des pilliers de l’économie européenne du XVIIIe siècle : les propriétaires à Haïti, la bourgeoisie française et la bourgeoisie anglaise tiraient leurs profits de la dévastation de l’Afrique et l’exploitation inhumaine de centaines de milliers d’êtres humains.
Des crimes contre l’humanité contre les Africains
Difficile de défendre un crime aussi indéfendable, même si encore aujourd’hui, certains éditorialistes d’extrême droite tentent toujours de le faire. L’auteur est d’ailleurs bien conscient que les justifications de l’injustifiable ont de beaux jours devant eux : “Il y a, et il y aura toujours des gens honteux de la conduite de leurs ancêtres, pour essayer de prouver qu’après tout l’esclavage n’était pas si barbare, que ses cruautés et ses horreurs n’étaient que des exagérations de propagandistes et non le lot habituel (…) Mais c’est que les hommes sont capables de dire (…) n’importe quoi pour justifier leur fierté nationale ou calmer leur mauvaise conscience”. À l’époque déjà, la propagande esclavagiste affirmait que les Africains étaient “mieux en Amérique qu’en Afrique”. Pourtant, selon CLR James, “l’Afrique centrale était un territoire paisible et une civilisation heureuse” : les guerres tribales, souvent brandies comme justification, n’étaient que des escarmouches limitées – “lorsqu’une demi-douzaine d’hommes avaient été tués, on pouvait parler de grande bataille”. Ce tissu social fut méthodiquement disloqué : des millions d’Africains arrachés à leurs tribus, réduits à l’état de marchandises. Dans certains cas, la destruction systématique des récoltes par les razzias engendra même des épisodes de cannibalisme, ensuite instrumentalisés par la propagande raciste comme “preuve” d’une barbarie imaginaire.

“Contrairement aux mensonges si tenacement répandus au sujet de la docilité des Noirs, les révoltes au port d’embarquement et à bord étaient incessantes” rappelle CLR James. C’est pour cette raison que les captifs étaient entassés, attachés mains et jambes à de lourdes barres de fer : “aucun lieu sur terre ne concentrait plus de misère qu’un vaisseau négrier”. Pourtant, même dans ces conditions, la résistance ne cessa jamais : grèves de la faim, chaînes brisées, attaques contre les équipages… Sur de nombreux navires, on les faisait monter sur le pont une fois dans la journée pour les faire danser de force : certains esclaves saisissaient cette occasion pour sauter par-dessus bord dans un dernier geste de liberté.
L’horreur de l’esclavage dans les colonies
Arrivé dans la colonie, l’esclave devenait “propriété” d’un acheteur. Pour se faire il était marqué au fer rouge des deux côtés de la poitrine. Il était ensuite contraint à un travail épuisant et incessant dans des exploitations agricoles. Des commandeurs frappaient au fouet ceux qui, par fatigue, étaient obligés de parfois ralentir, ce qui était autorisé par le Code Noir de 1685 (l’édit royal réglementant l’esclavage dans les colonies). Il n’était pas rare que des esclaves soient fouettés à mort. Aucun confort, jamais, n’était permis : “les lits étaient faits de paille, de peaux, ou de grossiers agencements de corde attachées à des piquets” écrit James. Dans les années où la nourriture manquait, les Noirs mourraient par milliers.

Les esclavagistes ne se contentaient pas de fouetter les Noirs. Sur leurs plaies saignantes, ils versaient du sel, du poivre, du citron, des cendres, des braises… Ils mutilaient souvent les esclaves, leur amputant des membres, des oreilles, les parties génitales…
D’autres tortures et meurtres barbares étaient récurrents. Les maîtres versaient sur leurs esclaves de la cire brûlante, ils les brûlaient vivants, ils leur faisaient ingérer de la poudre puis les faisaient exploser (cette pratique, reconnue, avait même un nom : “brûler un peu de poudre au cul d’un N*gre”), ils les enterraient dans le sol jusqu’au cou avant de leur enduire la tête de sucre afin qu’ils se fassent dévorer par les insectes, les attachaient près de nids d’abeilles et de guêpes, leur faisaient manger leurs excréments ou boire leur urine. Ces châtiments, loin d’être des exceptions, étaient assez répandus pour être connus et redoutés de tous
Sur la voie publique ils étaient régulièrement battus, bien que cela fût théoriquement interdit. Le clergé de Saint-Domingue exploitait les esclaves avec la même barbarie que les autres Blancs. Alors que le Code Noir autorisait le mariage entre le blanc et l’esclave avec qui il avait eu des enfants (par le viol donc) – ce qui entrainait la libération de ces derniers et de leur mère, et alors même que les Noirs et métis libres étaient supposés disposer des mêmes droits que les Blancs, les Blancs de Saint-Domingue ne respectèrent pas non plus cette règle et réduisirent le plus souvent à l’esclavage leurs propres enfants, ou les vendirent.
Des révoltes incessantes
On l’a dit : même au moment de leur enlèvement en Afrique, les esclaves ne cessaient de se révolter. Une fois arrivés dans la colonie, ils continuaient.

L’acte de résistance le plus désespéré était le suicide, qui permettait d’échapper à la vie d’esclave et de contrarier les propriétaires. D’autres parvenaient à s’enfuir dans les forêts et les montagnes et formaient des petits groupes, c’est ce qu’on appelait “les marrons”. En 1720, c’est un millier d’esclaves qui trouvèrent ainsi refuge dans la montagne. Ils commencèrent à lancer des raids sur les plantations, à les piller et à terroriser les colons. Parmi eux on trouvait le chef Makandal, qui souhaitait unir les esclaves noirs et faire partir les Blancs de la colonie. Il allait de plantations en plantations pour faire recruter de nouveaux camarades. Selon C.L.R James, “une masse inéduquée cherchant sa voie vers la révolution, commence en général par le terrorisme”. C’est ainsi que Makandal, après avoir nommé des capitaines, des lieutenants, d’autres officiers, prévit un plan : empoisonner l’eau chaude de chaque maison de la capitale, puis lancer un assaut contre les Blancs lorsque ceux-ci convulseraient. Mais il fût capturé et brûlé vif.
En métropole, une opposition à l’esclavage par certains révolutionnaires
Selon C.L.R. James “le préjugé racial était très faible en France, même un siècle avant la Révolution”. Des dispositions prévoyaient qu’un esclave noir qui arrivait sur le sol français soit affranchi. Plusieurs philosophes des Lumières s’en prenaient à l’esclavage. Ainsi Diderot et ses amis écrivirent dans L’Encyclopédie, dans l’article sur le commerce des esclaves : “que les colonies périssent, plutôt que d’être cause d’un si grand malheur”.

L’abbé Raynal délivrait également sa doctrine révolutionnaire dans L’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les Deux Indes (1770). Toussaint Louverture, ancien esclave, le lût et s’arrêta sur un passage : “Il suffit d’un chef courageux. Où est-il ?”D’autres grands noms de la future Révolution (Brissot, Mirabeau, Pétion, Condorcet, l’abbé Grégoire…) organisèrent la Société des amis des Noirs, qui proposait l’abolition de l’esclavage. Toutefois, si celle-ci fit de l’agitation et publia un journal, elle ne représentait pas une “force réelle”. Ces membres furent députés des Etats Généraux (une assemblée convoquée par le roi de France en 1789 juste avant la Révolution Française et réunissant les représentants du clergé, de la noblesse et du tiers état) où ils réclamèrent de nouveau l’abolition, “mais pour la bourgeoisie maritime, l’abolition signifiait la ruine” comme le rappelle C.L.R. James.
La bourgeoisie française au cœur du système esclavagiste et colonial
“Bien avant 1789, la bourgeoisie française était la principale force économique de la France, et la traite des esclaves et les colonies constituaient le fondement de sa richesse et de son pouvoir” explique l’auteur, qui ajoute : “bien que la bourgeoisie fit le trafic de bien d’autres choses que des esclaves, tout dépendait du succès ou de l’insuccès de ce commerce.” Nantes était le centre de ce système. Bordeaux était également une place importante. La ville avait commencé avec l’industrie vinicole, qui la faisait commercer avec le monde entier. Puis elle exporta de l’eau-de-vie, particulièrement présente dans les colonies. Mais ce fut surtout l’esclavage qui permis son décollage commercial et industriel. Marseille était le troisième bastion principal de la bourgeoisie maritime française, qui était en rude concurrence avec la bourgeoisie maritime britannique.
L’esclavage à l’origine de la Révolution française ?
Pour C.L.R James “c’est l’esclavage et la traite des esclaves qui furent la base économique de la Révolution française”. Il cite à ce sujet le leader socialiste Jean Jaurès : “Par une triste ironie de l’humanité, les fortunes nées à Bordeaux et à Nantes de la traite des esclaves, donnèrent à la bourgeoisie cet orgueil qui exigeait la liberté et contribuait à l’émancipation humaine”. Cette bourgeoisie orgueilleuse était devenue l’acteur central de la prospérité du pays. C’est elle qui faisait bâtir des écoles et des universités, lisait les philosophes des Lumières… Elle constata que son pouvoir politique n’était pas aligné sur son pouvoir économique, et qu’il lui fallait maintenant gouverner le pays comme cela se passait déjà au Royaume-Uni. Ainsi “la bourgeoisie maritime était à la tête de l’agitation qui préluda au mouvement révolutionnaire”. C.L.R James constate ainsi que c’est de Provence et de Bretagne que furent lancées les premières attaques contre la Monarchie.
Haïti avant la révolution : une “société pourrie”, raciste et coloniale
“Seule une société pourrie pouvait s’épanouir dans le terreau de l’esclavage” nous dit l’auteur. Et tout semble aller dans son sens. L’historien Moreau de Saint-Méry décrit le Saint-Domingue colonial comme une véritable poubelle, où les Blancs jetaient leurs ordures dans les rues. Le clergé “était connu pour son impiété et sa dégradation”, vivant ouvertement avec des femmes. Le groupe des “petits blancs”, sans fonction importante dans l’économie locale, venait des “bas-fonds des deux continents” mais trouvait un intérêt dans le racisme systémique et structurel régnant sur l’île. En effet, comme l’explique C.L.R James “quels que fussent l’origine, le caractère ou le passé de l’individu, sa peau blanche suffisait dans l’île à en faire une personne de qualité; aussi rebuts et ratés affluaient-ils à Saint-Domingue où l’on pouvait jouir de considération à très peu de frais”. Le préjugé racial leur permettait une distinction, et “ils auraient mis leur monde à feu et à sang pour la préserver” nous dit l’historien marxiste.

L’île était pour l’essentiel gouvernée par une bureaucratie, essentiellement composée de Français venant de France. Le gouverneur y représentait officiellement le roi. En dessous de lui on trouvait l’intendant, lui responsable de la justice, des finances et de l’administration générale. Leur arbitraire était sans limite.
Des Noirs et des métis “libres” ?
À Saint-Domingue, on trouvait également des métis et des Noirs dits “libres” (c’est-à-dire affranchis de l’esclavage) mais les Blancs faisaient peser sur eux le maximum de charges. À leur majorité, ils étaient contraints de rejoindre la maréchaussée, un organe de police chargé là-bas de traquer et capturer les Noirs qui s’échappaient des plantations. D’une manière générale, ils étaient assignés à toutes les tâches pénibles et dangereuses dont ne voulaient pas s’occuper les Blancs. Ils ne pouvaient pas exercer dans la marine, la médecine, la justice, la religion, ni dans les postes publics. Les Blancs pouvaient aller agresser sexuellement les femmes métisses chez elles tout en sachant pertinemment que la moindre résistance ou vengeance signifierait le lynchage de la famille ou un procès défavorable à celle-ci.
Entre 1758 et la Révolution, les persécutions s’intensifièrent : il fût interdit aux métis de porter un sabre ou une épée, de s’habiller “à l’européenne”, de se rassembler pour des mariages, des fêtes ou des danses, de séjourner en France, de jouer à des “jeux européens”. En 1781, ils se firent retirer le droit de se faire appeler madame ou monsieur.
Des tensions entre la métropole et la colonie
Comme souvent dans les situations coloniales, des tensions existaient entre les colons et le gouvernement français, le second considérant les colonies comme existant avant tout pour son propre bénéfice. Colbert, ministre de Louis XIV qui a centralisé l’économie et développé le commerce colonial et la marine marchande française, disait “les colonies sont fondées par et pour la métropole”. Ainsi les marchandises devaient obligatoirement être transportées sur des bateaux français, le sucre produit dans la colonie était lourdement taxé et devait être raffiné en France. Les colons étaient très en colère face à cette “exploitation métropolitaine”.
La Révolution française, l’esclavage et Haïti
Au début de la Révolution française, on vît apparaître des métis à l’Assemblée. Ceux-là réclamèrent les droits de l’homme, ce qui mît la bourgeoisie dans l’embarras. En effet la bourgeoisie maritime, craignant pour son commerce, “mettait les droits de l’homme dans sa poche chaque fois que la question coloniale était soulevée”. C’était donc essentiellement la gauche de l’Assemblée qui prenait parti pour les métis, tandis que les colons accusaient – comme toujours – les Amis des Noirs de “servir des intérêts étrangers” et niaient les horreurs subies par les métis et les Noirs. En fait, la question coloniale réunissait beaucoup de révolutionnaires riches et la contre-révolution. De son côté, le peuple soutenait les revendications des métis mais la question coloniale n’était pas centrale.

Robespierre, un des leaders radicaux de la Révolution Française, et bien qu’ambigü sur l’abolition de l’esclavage, fît un discours marquant : “Vous invoquez sans cesse les droits de l’homme, mais vous-même y croyez si peu que vous avez consacré l’esclavage institutionnellement (…) Périssent les colonies si le prix doit en être votre bonheur, votre gloire, votre liberté. Je le répète : périssent les colonies. Si les colons veulent nous contraindre par des menaces à décréter ce qui convient le mieux à leurs intérêts, je déclare au nom de l’Assemblée, au nom des membres de cette Assemblée qui ne veulent pas bafouer la Constitution, au nom de la nation entière qui désire la liberté, que nous ne sacrifierons ni la nation, ni les colonies, ni l’humanité entière aux députés coloniaux”. C.L.R James revient sur ce double discours de la bourgeoisie : “L’hypocrisie n’est pas par hasard le comble de la sagesse bourgeoise, car un grand empire et l’esprit honnête vont rarement ensemble”.
Les esclaves, de leur côté, commencèrent à entendre parler de la Révolution française. Ils en firent une interprétation à leur manière : selon eux, “les esclaves blancs de France” s’étaient révoltés, avaient tué leurs maîtres et pris possession des terres. Dès la fin de 1789, des premiers soulèvements éclatèrent déjà en Guadeloupe et en Martinique. Inquiets, les colons réagirent par une violence extrême : ils tuaient métis et opposants politiques pour un rien, les lynchaient et les mutilaient. Comme le résume C.L.R. James, “ils montraient aux esclaves les moyens d’acquérir ou de perdre la liberté et l’égalité”. L’agitation s’intensifia encore en 1790-1791, lorsque des soldats français débarquèrent à Port-au-Prince (la capitale de Saint-Domingue) et affirmèrent aux métis et aux Noirs que l’Assemblée nationale les avait reconnus “libres et égaux”. Beaucoup d’esclaves prirent alors les armes pour rendre cette égalité réelle, et ne déposaient les armes qu’après la mort de leurs chefs.
La révolution haïtienne
La révolution haïtienne débuta réellement en août 1791 pour s’achever douze ans plus tard.

Depuis le début de la Révolution française, les esclaves s’organisaient, se réunissaient pour se renseigner sur l’actualité politique et élaborer des plans. Boukman, un “papaloi”, c’est-à-dire “grand prêtre”, était un de leurs chefs. L’objectif était clair : exterminer les Blancs et s’approprier la colonie. Le plan était le suivant : une nuit, les esclaves aux abords des villes devaient incendier les plantations, au même moment où ceux des villes massacreraient les Blancs. Ces derniers, qui méprisaient trop les esclaves pour les penser capables d’une telle organisation et planification, ne virent rien venir. Ainsi, des équipes d’esclaves assassinèrent leurs maîtres et incendièrent les plantations : “en quelques jours, la moitié de la fameuse plaine Nord ne fut que ruines embrasées”. Brûler les plantations revenait à détruire ce qui avait été une des causes de leurs souffrances et à s’assurer qu’ils n’y retourneraient pas travailler. À propos de la violence du soulèvement, C.L.R James explique ceci : “de leurs maîtres, ils avaient connu le vol, la torture, la dégradation et, à la plus légère provocation, la mort. Ils leur rendirent donc la monnaie de leur pièce. Pendant deux siècles, une civilisation plus avancée leur avait montré que le pouvoir ne servait qu’à imposer sa volonté à ceux qui y étaient soumis (…) Ils appliquaient les leçons reçues. Ils tuèrent donc la plupart des blancs qui croisaient leur chemin, mais épargnaient les prêtres et les médecins. Cet esprit vengeur ne dura pas longtemps. » C.L.R James insiste bien sur l’asymétrie de cette violence : “la cruauté des propriétaires et des privilégiés est toujours plus féroce que la vengeance des pauvres et opprimés. Car les premiers cherchent à perpétuer une injustice honnie, tandis que pour les autres il ne s’agit que d’un mouvement de passion momentané”. Par ailleurs il rappelle que “les récits de cette époque ne font jamais mention de tortures aussi atroces que d’enterrer vivant jusqu’au cou, de lui remplir les orifices de la tête de façon à attirer les insectes ou de le bourrer de poudre de guerre, ou tout autre des bestialités que les esclaves avaient dû subir. En comparaison de ce que leurs maîtres leur avait infligé de sang-froid, leurs crimes furent négligeables ; et ils étaient incités à la commettre par la férocité avec laquelle les blancs du Cap (ndlr : la principale ville du Nord d’Haïti, aujourd’hui appelée Cap-Haïtien) traitent les prisonniers esclaves qui tombaient entre leurs mains” Bref ce que nous enseigne C.L.R James c’est qu’il n’y a bien qu’une bourgeoisie totalement hors sol et inconsciente de sa propre barbarie pour être surprise que les colonisés, qui ont subi les pires horreurs et les pires crimes, soient eux mêmes très violents lorsque des colons tombent entre leurs mains.
Les débuts de Toussaint Louverture
Toussaint Louverture est né vers 1743 à Saint-Domingue. Ses parents étaient originaires d’Afrique, il est donc lui-même né esclave dans une plantation. Vers 1776 il obtient la liberté auprès de son maître Bayon de Libertad – les sources divergent sur la cause de son affranchissement. Au début de la révolution, il est affranchi depuis une quinzaine d’années et plutôt hostile aux destructions et regardait comment la situation évoluait. Mais assez vite il comprend que le temps était venu. Autodidacte, Toussaint avait une importante culture. Il avait notamment lu Les Commentaires de César, ce qui lui avait donné des notions de politique et d’“art militaire”. Il disposait aussi de connaissances solides en économie, à la fois sur Saint-Domingue mais plus généralement sur les empires européens vivant du commerce et de l’expansion coloniale. Il devint rapidement une des figures majeures de la Révolution.
Une “guérilla” avant l’heure
Les esclaves s’armaient comme ils pouvaient : des fusils et des pistolets trouvés chez les colons (mais avec peu de munitions), des vieilles épées, des instruments agricoles, des bâtons, des couteaux, des pics, des pioches ou des morceaux de fontes. Leur méthode d’attaque était fondée sur leur importante supériorité numérique. Ils avançaient en petits groupes le long des bois puis enveloppaient l’ennemi avant de l’accabler. Ils dévastaient les campagnes mais cela leur nuisait également et ils furent parfois victimes de la famine.

Toussaint Louverture s’occupa de former ces nouveaux soldats. Il groupa d’abord quelques centaines d’hommes à qui il enseigna “l’art de la guerre” en les entraînant et les exerçant dans des camps.
Du point de vue des Blancs, Jacobins en métropole comme colons de Saint-Domingue, cette révolte n’était encore perçue que comme une émeute.
L’horreur de la répression
La répression fût d’une violence absolument inouïe. Les colons brûlèrent vivants Noirs et métis, leur inoculèrent le virus de la petite vérole en faisant circuler des objets infectés… Parmi toutes les atrocités auxquelles ils se livrèrent : ils tuèrent une femme enceinte avant d’arracher son foetus et de le jeter dans les flammes. C’est pourquoi Noirs et métis ripostèrent là aussi avec une grande violence, mais, comme l’indique C.L.R James “là comme ailleurs, ce sont les Blancs qui commencèrent, et dépassèrent en barbarie tous leurs rivaux : la pratique de l’esclavage les avait accoutumés à la violence et à la cruauté”.
Des hésitations dans l’hexagone
Si Robespierre et la Montagne (un groupe politique radical) combattaient pour les droits des métis et des esclaves, et que les masses parisiennes étaient plutôt sur cette ligne, les ports, eux, étaient absolument opposés à ce que les droits de l’homme leur soient appliqués. Les bourgeois colons avançaient, comme ils le font encore aujourd’hui, l’argument du “réalisme” et de la “concurrence internationale”. Ils décrivaient l’abolition de la traite des esclaves comme “une philosophie romantique” qui reviendrait à abandonner les profits aux étrangers et aux autres puissances européennes. La Révolution française avait consacré la sacralité de la propriété or les esclaves étaient toujours considérés par ceux-là comme une propriété.

La question se posait de savoir comment traiter la révolte. Les révolutionnaires étaient divisés sur l’envoi de troupes car le roi était encore chef des armées et de la marine, et ceux-là sentaient que lui remettre une armée et une flotte, ainsi que la plus riche colonie française, pourrait rapidement se retourner contre eux. Finalement, six milles hommes quittèrent l’hexagone pour aller mater la révolte noire.
Le roi fut exécuté en janvier 1793. Et en février, la guerre éclata entre la France et l’Espagne puis entre la France et l’Angleterre. Les Noirs étaient hésitants sur quel parti prendre, et pour cause, puisque les révolutionnaires français libéraux souhaitaient les ramener à l’esclavage.
L’alliance avec les Espagnols
Les Espagnols proposèrent aux esclaves une alliance contre le gouvernement français, que les esclaves de Saint-Domingue acceptèrent. Cela leur permit d’obtenir des fusils, des munitions, des approvisionnements, mais aussi d’être traités en égaux et reconnus comme des soldats. Toussaint conclut un accord et les esclaves rejoignirent ainsi les forces espagnoles. Il disposait à ce moment-là de “600 hommes bien entraînés”. S’il était maintenant en guerre contre la République et allié des Espagnols, cela ne l’empêchait pas de mobiliser le mot d’ordre de la liberté pour tous, qui était aussi celui de la Révolution française. Ses partisans étaient chaque jour plus nombreux et plus forts. Il réunissait les habitants des différentes localités pour apprendre sur la géographie de l’île et, grâce à ses notions de géométrie, élabora des cartes utilisables. Toutefois, en septembre 1794 les forces espagnoles de Saint-Domingue capitulèrent, et, en juillet 1795, l’Espagne et la France firent la paix avec le Traité de Bâle.
L’invasion anglaise
Les Anglais pour qui Saint-Domingue paraissait “sans défense”, profitèrent du soulèvement pour tenter de s’en emparer à partir de 1793. Les avantages d’une invasion pour l’empire britannique étaient importants : elle lui permettait de conquérir le monopole sur le sucre, l’indigo (une plante cultivée pour produire un colorant bleu, qui était très prisée dans l’industrie textile coloniale), le coton et le café. Les possessions anglaises dans les Antilles (que les colons appelaient les “Indes occidentales”) étaient à ce moment-là beaucoup plus pauvres, étendues et difficiles à défendre. Une alliance avec l’Espagne permettait aux Anglais d’essayer de chasser la France et les Etats-Unis de cette région et de redevenir “une puissance dans les eaux américaines”. Ces nouvelles ressources permettraient aussi à l’Angleterre de s’enrichir et de retourner son armée et sa flotte vers l’Europe et une France appauvrie.
Au moment où les forces espagnoles capitulèrent sur l’île, acceptant de se retirer sur sa partie occidentale (en septembre 1794), les colons français se placèrent sous la protection anglaise. C.L.R James ironise sur la rapidité de cette trahison : “dans tous les pays, les propriétaires sont les patriotes les plus acharnés, tant qu’ils jouissent de leur propriété ; mais pour la sauvegarder, ils sont prêts à abandonner patrie, roi et dieu. Tous les propriétaires de Saint-Domingue firent fête aux Anglais, soutiens de l’esclavage”.

Sonthonax, révolutionnaire français et commissaire civil (c’est-à-dire un envoyé spécial chargé d’appliquer les décisions de la République) fut envoyé à Saint-Domingue en 1792 afin de défendre l’île contre les Espagnols et les Britanniques et garder la colonie dans le giron de la France révolutionnaire. Il finit par comprendre qu’il n’y arriverait pas sans l’appui des esclaves révoltés. Pour faire face à l’Angleterre, les français de métropole changeaient donc de parti et prenaient celui de Toussaint et des esclaves. Sonthonax écrivit : “nous périrons; oui, nous périrons mille fois plutôt que de laisser le peuple de Saint-Domingue retomber dans l’esclavage et la servitude. Si nous sommes battus, nous n’abandonnerons aux Anglais que des os et des cendres”.
La Convention et l’esclavage
En France, la population était désormais du côté des esclaves, mais pendant plus d’un an, la Convention (l’assemblée révolutionnaire française qui abolit la monarchie et gouverne de 1792 à 1795) ne fit rien. “Tant que (…) les Girondins furent au pouvoir, elle ne prononça pas une parole à leur sujet” nous dit C.L.R James. Puis les Girondins furent évincés au profit de Robespierre et la Montagne, c’est-à-dire l’extrême gauche de l’époque. C’est ainsi que le 4 février 1794 l’abolition de l’esclavage fût votée, bien que Robespierre ne fût pas à la séance et que Danton estima, selon l’auteur, que “la Convention s’était laissée entrainer par une vague de sentiments”. Cette décision entraîna la colère des riches.
Toussaint Louverture s’allie à la République Française
C’est dans ce contexte que Toussaint Louverture rejoignit finalement les français et prît le commandement sur l’île durant l’été 1794. Il écrit dans une lettre : « Je suis convaincu que notre seul espoir est de servir la République française. C’est sous son drapeau que nous sommes réellement libres et égaux » Au début de l’année 1796, il était donc proconsul et gouvernant, commandait une armée de cinq mille hommes et disposait d’un pouvoir presque absolu. Malgré cette alliance, la France ne lui envoyait pratiquement aucune aide alors que les Britanniques et Espagnols étaient eux bien fournis en fonds et en armes. Les soldats de Toussaint Louverture étaient, pour leur grande majorité, “des Africains nés hors de la colonie”. Ses principaux officiers, comme lui-même, étaient d’anciens esclaves. Souvent ses soldats n’avaient rien à manger et devaient chercher un peu de canne à sucre pour subsister.

Malgré cela, selon l’historien, les paysans noirs et les métis infligèrent aux Anglais “la défaite la plus sévère qu’une expédition militaire britannique ait jamais subie entre l’époque d’Elizabeth et la Grande Guerre”.
La politique de Toussaint Louverture
Arrivant au pouvoir, Toussaint Louverture refusa de distribuer la terre aux paysans et mit en place une forme de capitalisme d’Etat. Son plan était de laisser les plantations intactes et que les travailleurs reçoivent un quart de la récolte ou de sa valeur. Le reste était réparti entre les propriétaires (qui recevaient, eux aussi, un quart) et le gouvernement. “Si les propriétaires n’obéissaient pas, leur propriété était confisquée” précise C.L.R James. Toussaint Louverture veillait à ce que les travailleurs noirs reçoivent effectivement leur quart et à ce qu’ils ne soient pas battus. En effet, celui-ci était convaincu qu’une des priorités était la restauration de l’agriculture. Des anciens esclaves noirs devenaient députés au Parlement français et “occupaient les plus hautes fonctions de la colonies”. “Ce sentiment d’infériorité dont les impérialistes empoisonnent partout les peuples coloniaux, tout cela s’était évanoui” raconte l’auteur.

Toussaint Louverture réorganisa l’administration, divisa l’île en six départements, créa des tribunaux ordinaires et des tribunaux militaires spéciaux, ainsi que des cours d’appel, fit siéger une cour suprême dans la capitale. Il procéda à un inventaire des ressources et mît fin à de nombreux impôts et taxes. Il fixa une valeur unique pour la monnaie locale et instaura un droit de 20% pour toutes les marchandises importées ou exportées (qu’il réduisit plus tard à 10%, et même à 6% pour les articles de première nécessité pour ne pas trop nuire aux plus pauvres), ainsi qu’un droit uniforme pour toutes les propriétés immobilières. Il fit construire des écoles ainsi qu’un monument commémoratif de l’abolition de l’esclavage. Les théâtres rouvrirent également où les acteurs Noirs “montrèrent un talent remarquable”. L’armée restait composée d’une majorité de Noirs et d’anciens esclaves. Toussaint Louverture donna également une constitution à Saint-Domingue. Celle-ci consacrait l’abolition de l’esclavage, la non-discrimination raciale pour l’accès aux emplois et la subordination de l’Eglise à l’Etat. Elle jurait la fidélité de la colonie à la France, mais sans faire de place à des représentants de la métropole.
Toussaint Louverture s’opposait aux effusions de sang inutiles et à “l’esprit de revanche”, répétant qu’il ne voulait pas de représailles, et mena une politique extrêmement conciliatrice. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir pleinement conscience qu’à la moindre occasion les anciens propriétaires d’esclaves tenteraient de rétablir l’esclavage. Il allât jusqu’à nommer des Blancs à des postes de gouvernement et à écrire : “mon coeur (…) est remué à l’idée du sort qui s’abat sur quelques malheureuses victimes blanches de cette affaire”. C.L.R James raconte qu’ “il fit distribuer de la nourriture aux femmes blanches”. Cette politique de conciliation était toutefois loin de faire l’unanimité. Dessalines, le plus célèbre de ses généraux noirs et militaire génial, s’y opposait, de même que les paysans noirs qui le trouvaient beaucoup trop généreux et qui s’insurgeaient de continuer à travailler pour des patrons blancs. L’historien précise à ce sujet que “ces sentiments anti-blancs des Noirs ne constituaient pas une violation de la liberté et de l’égalité ; ils étaient en réalité l’expression d’une profonde politique révolutionnaire. Les Noirs manifestaient leur appréhension d’une contre revolution”.

C’est ainsi qu’une avant-garde révolutionnaire organisa une nouvelle insurrection qui fût matée durement par Toussaint Louverture. Celui-ci fit notamment fusiller Moïse, un des chefs de la révolte des esclaves de 1791, haït des anciens esclavagistes, ce qui choqua profondément les paysans noirs. Pour l’auteur “c’était un peu comme si Lénine avait fait fusiller Trotsky pour avoir pris le parti du prolétariat contre la bourgeoisie”. Il reconnut plus tard son erreur mais pour le moment continuait d’essayer de rassurer les Blancs et faisait en sorte de limiter le contact entre l’armée et le peuple, “signe infaillible de dégénérescence révolutionnaire” selon C.L.R James. Il s’agit là, pour l’auteur, d’une des principales erreurs du révolutionnaire haïtien : “de même que Robespierre, Toussaint anéantissait sa propre aile gauche, ce qui scella son destin. Le tragique est que cela n’était pas nécessaire. Robespierre s’était attaqué aux masses parce qu’il était un bourgeois et qu’elles étaient communistes. Ce choc était inévitable (…) Mais les vues et les objectifs de Toussaint et ceux de son peuple étaient sensiblement les mêmes”.
De la Convention au Directoire
Jusque-là, Toussaint Louverture bénéficiait de la confiance du gouvernement français et était en très bons termes avec ses représentants à Saint-Domingue (dont Sonthonax). Mais la situation politique évolua petit à petit en France. Robespierre et la Montagne se maintinrent au pouvoir jusqu’à l’été 1794 mais furent évincée par la nouvelle bourgeoisie (“les nouveaux fonctionnaires, les spéculateurs financiers, les acquéreurs de biens d’Église”…) notamment du fait, selon l’historien, d’avoir tuée leur propre aîle gauche. Les anciens propriétaires d’esclaves profitèrent de la situation nouvelle pour demander à ce que “l’ordre” soit rétabli dans les colonies. C’est la période qu’on appelle du Directoire (1795-1799) après la chute de la Convention. Le gouvernement se mit à suspecter Toussaint Louverture de vouloir déclarer l’indépendance de Saint-Domingue tandis que lui s’inquiétait (à raison) que les Français veuillent rétablir l’esclavage. Il déclara alors : « je ne désire pas la lutte contre la France (…) mais si elle vient m’attaquer, je me défendrai ».
La victoire contre les Britanniques
Pendant ce temps, Toussaint continuait la guerre contre les Britanniques. C.L.R James raconte que “lors des attaques britanniques, les femmes montaient aux remparts avec les hommes avec une absence de crainte et d’hésitation qui témoignait de leur beau tempérament révolutionnaire”. Il parvint à les chasser de l’île à la fin de 1798, tout en respectant les lois de la guerre.
Toussaint Louverture VS Napoléon Bonaparte
En France, c’est Napoléon Bonaparte qui sortit vainqueur de “la lutte interne de la bourgeoisie pour le pouvoir”. Dans un premier temps, il ne s’occupa pas de Saint-Domingue, trop occupé par les affaires européennes. Il se contenta de confirmer Toussaint Louverture dans son poste de commandant en chef et de gouverneur. Il adressa une lettre aux habitants de Saint-Domingue les assurant qu’ils resteraient libres, mais que, toutefois, les colonies ne seraient plus représentées au Parlement français et gouvernées par des “lois spéciales”. Toussaint Louverture, bien que rassuré d’être confirmé dans ses fonctions, s’inquiéta de ces “lois spéciales” sans précision, ainsi que du fait que Bonaparte ne lui ait pas écrit personnellement.

Bonaparte interdit à Toussaint Louverture d’annexer la partie espagnole de l’île (que les Espagnols étaient censés avoir quitté depuis le Traité de Bâle de 1795). Celui-ci avait compris que cette annexion rendrait le révolutionnaire maître de la totalité de la colonie. Toussaint Louverture n’écouta pas et conquît cette partie de l’île. Au début de l’année 1800, les Espagnols furent chassés pour de bon. C.L.R James note qu’ “il s’était donc rendu totalement maître d’une île presque aussi étendue que l’Irlande en moins de dix ans”.
Il mit de nouveau en place une politique conciliatrice, en faisant bénéficier les habitants d’une amnistie totale. Il créa une cour d’appel, fit réparer les routes, en construisit une nouvelle, abaissa les droits sur les importations et les exportations à 6% et interdit l’exportation du bois pour encourager l’agriculture.
Il écrivit à Bonaparte pour demander l’approbation de ce qu’il avait déjà fait. Pour l’historien, “il ne montra jamais tant de génie qu’en refusant de faire dépendre la liberté des Noirs des promesses de l’impérialisme français ou anglais”. Toussaint Louverture craignait en effet la contre-révolution en France et la réaction de Bonaparte. Il fit des gestes pour montrer sa bonne foi. Il fit par exemple restaurer, aux frais de la colonie, la plantation de la mère de Joséphine (l’épouse de Napoléon Bonaparte) et lui en adressa les revenus. De son côté, Bonaparte refusait lui, de laisser les enfants de Toussaint Louverture – qui étaient en France – quitter le pays, ce qui ressemblait beaucoup à une prise d’otages. Toussaint Louverture comprit alors qu’il fallait se préparer à la guerre. Il acheta 30 000 fusils aux Etats-Unis et arma les paysans en leur disant que c’est dans ces fusils que résidaient leur liberté. Il fît “des stocks secrets de munitions d’approvisionnements”, entraina l’armée et mit en place une sorte de service militaire pour les autres hommes. Bonaparte tentait de gagner du temps en rassurant Toussaint Louverture sur ses intentions mais, d’après C.L.R James “le mérite suprême de Toussaint c’est de n’avoir jamais eu d’illusion que la civilisation européenne conférait la moindre supériorité morale (…) Il connaissait la perfidie des impérialistes français, britanniques et espagnols, et il les savait capables de rompre les serments les plus sacrés et de commettre n’importe quel crime, trahison, tromperie, cruauté et destruction de la vie et de la propriété humaines, à l’encontre de ceux qui n’étaient pas capables de se défendre”, ajoutant que “la dignité, la reconnaissance, la justice et l’humanité se rencontrent plus aisément dans une cage remplie de tigres affamés que dans les conseils de l’impérialisme”.

Napoléon Bonaparte était par ailleurs extrêmement raciste. Il ne cessait, par exemple, de persécuter le général Dumas (le père d’Alexandre Dumas, l’auteur des Trois Mousquetaires), un des héros de la Révolution française, en raison de sa couleur de peau. Il ordonna que les femmes blanches “qui s’étaient “prostituées” à des Noirs soient envoyées en Europe, quel que fut leur rang social”. Il n’osait pas toutefois écrire noir sur blanc sa volonté de rétablissement de l’esclavage, car cela jurait avec sa figure d’héritier de la révolution. “C’est sur les peuples coloniaux sans défense que l’impérialisme exerce ses plus vils artifices” commente C.L.R James
En 1802, il envoya une expédition française dirigée par le général Leclerc. Celle-ci disposait de la supériorité numérique face à l’armée de Toussaint Louverture. Il lui fut largement suggéré qu’ “on lui offrait ses fils comme prix de sa capitulation”. Mais la première tentative d’attaque de Leclerc fut un échec : “cette première phase de la campagne révéla la vigueur et l’habileté de l’armée indigène” explique l’historien. Déjà Leclerc demandait du soutien : “c’est ici, dans ce moment, que se juge la question de savoir si l’Europe conservera des colonies dans les Antilles” écrit-il. L’armée de Toussaint Louverture, désormais très entraînée et disciplinée, formée aux méthodes de la guérilla, repoussa les assauts, tenant tête à une expédition dix fois plus nombreuse. Toussaint coupa les communications et Leclerc commença à vraiment s’inquiéter. Les soldats français étaient épuisés, dans un climat difficile : “tout cela ne ressemblait guère à leurs triomphes remportés en Italie, en Egypte, dans les Pyrénées et sur le Rhin” précise l’auteur. Un régiment de légionnaires polonais, polonais qui avaient eux aussi combattu pour leur liberté nationale, “refusa de participer au massacre de six cent noirs ordonné par Leclerc”. Plus tard, Dessalines leur donna la citoyenneté et ils fûrent officiellement considérés comme “Noirs” (ils reçurent un statut spécial de “Noir honoraire”). Toussaint Louverture traita les prisonniers français avec décence, “tout en menant une guerre de harcèlement contre Leclerc”. C.L.R James raconte la guérilla : “de tous côtés, ils attaquaient sans répit les colonies françaises. Ils suspendaient des roches énormes au-dessus des routes et les faisaient tomber sur les Français qui passaient ; ils détachaient des quartiers de rocher qu’ils faisaient rouler en bas des côtes et des flancs des montagnes, afin de semer la panique dans leurs rangs. Ils creusaient au milieu des routes des précipices qu’ils recouvraient de branchages, où les cavaliers français allaient s’effondrer. Ils barricadaient les voies avec des buissons épineux et des arbres et pendant que les Français se débattaient contre ces obstacles, ils les abattaient tout à loisir, cachés dans les arbustes et les buissons des hauteurs voisines et soigneusement choisis”. En plus des combats et du climat, l’armée française se faisait aussi décimer par la fièvre jaune, ce que Toussaint et Dessalines avaient anticipé.

Malgré des combats encourageants, Toussaint Louverture accepta de négocier avec Leclerc et Bonaparte sous condition qu’il garde son poste et que les libertés de la population soient respectées. L’accord fut bien sûr trahi et à la seconde où Toussaint Louverture se rendit : il fût arrêté et envoyé en France, ce qui émut profondément la population. Les Français prétextèrent une trahison et produisirent des faux pour la prouver. Il déclara alors “en me renversant vous avez seulement abattu le tronc de l’arbre de la liberté de Saint-Domingue. Ses racines repousseront car elles sont nombreuses et profondes.” Leclerc voulait maintenant désarmer la population, tout en tentant de la convaincre que le rétablissement de l’esclavage n’était pas à l’ordre du jour. Plus tôt Sonthonax avait prévenu celle-ci : « si vous voulez conserver votre liberté, faites usage de vos armes le jour où l’autorité des blancs vous demandera de les déposer; car toute requête de ce genre est le signe infaillible et précurseur du retour à l’esclavage »
Dans le même temps “le rétablissement de l’esclavage à la Martinique, à l’ile Bourbon et différentes autres iles fut voté”. Dans la foulée, il fut interdit aux personnes de couleur de s’établir en France, les mariages mixtes prohibés et la discrimination des métis rétablie. L’information parvint aux Noirs de Saint-Domingue qui reprirent donc leur guerre contre les Français, réduisant à néant les efforts de propagande de Leclerc. Les lettres qu’il écrivit à ce moment-là au ministre de la marine et au premier consul témoignent de sa fébrilité grandissante.
1er août 1802 : « Ne pensez pas à établir l’esclavage ici avant quelques temps. Je crois pouvoir tout faire pour que mon successeur n’ait plus que l’arrêté du gouvernement à faire exécuter. Mais après les proclamations sans nombre que j’ai faites ici pour assurer aux Noirs leur liberté, je ne veux pas être en contradiction avec moi même »
6 août 1802 : « Il y a un véritable fanatisme. Ces hommes se font tuer, mais ils ne veulent pas se rendre. Je vous dis (…) de ne rien faire qui pût les faire craindre pour leur liberté jusqu’au moment où je serais prêt et je marchais à grands pas vers ce moment. Soudain est arrivée ici la loi qui autorise la traite dans les colonies (…) Puisqu’il ne me reste plus que la terreur, je l’emploie. À la Tortue, sur 450 révoltés, j’en ai fait pendre 60 »

Les soldats noirs – les femmes combattaient maintenant aux côtés des hommes – repoussaient les attaques et harcelaient les postes français. Quand les soldats français venaient les attaquer, ils se repliaient dans la montagne en brûlant tout derrière eux, avant de revenir détruire d’autres plantations et attaquer de nouvelles lignes françaises. C’est ce qui fit évoluer la stratégie de Leclerc qui décida d’opter pour un génocide. Il écrit le 13 septembre 1802 au ministre de la marine : « pour contenir ces montagnes lorsque j’en serai venu à bout, je serai obligé d’y détruire tous les vivres et une grande partie des cultivateurs (…) seront tués. J’aurai à faire une guerre d’extermination et elle me coutera bien du monde ». Il ne parvint toutefois pas à la mettre en place, le 7 octobre il écrit : “aujourd’hui mon armée est détruite”. À raison puisque sur les 34 000 soldats français qui avaient débarqué à Saint-Domingue, 24 000 étaient morts, 8 000 étaient à l’hôpital, et ils n’en restaient d’ “opérationnels” que 2 000 complètement épuisés. Leclerc, lui même atteint de la fièvre jaune, mourut à 30 ans à la fin de l’année 1802.
“Noirs et blancs s’assassinaient avec une férocité grandissante dans cette guerre qu’on appelait guerre de race, bien que l’origine n’en fût pas dans la couleur différente des combattants, mais dans l’avidité de la bourgeoisie française” nous dit C.L.R James, qui ajoute : “Les événements de Saint Domingue après la mort de Leclerc constituent l’une de ces pages de l’histoire humaine que tout écolier devrait apprendre et apprendra certainement un jour. Les Noirs et les mulâtres de Saint Domingue ont devancé et surpassé les Espagnols dans leur lutte contre Bonaparte, et les Russes (…) bien que leurs hauts faits ne remplissent pas comme les leurs les manuels d’histoires (…) L’héroïsme des hommes, des femmes et des enfants qui chassèrent les Français n’a été égalé en aucun temps et en aucun lieu où des combattants durent affronter les adversaires de leur indépendance”.

C’est le général Rochambeau qui succéda à Leclerc, et Dessalines qui prit la place de Toussaint Louverture. Rochambeau voulut rétablir l’esclavage immédiatement et tenta de mettre en place la politique d’extermination dessinée par son prédécesseur. Les Français fusillèrent et noyèrent Noirs et métis par centaines. L’historien raconte que “Rochambeau noya tant de gens dans la baie du Cap que pendant de longs jours personne ne mangea plus de poisson”. Il fit dresser des chiens à attaquer les Noirs, en leur livrant chaque jour des captifs comme proies. Il les fit pendre, brûler vif, torturer. Il rétablit les sévices des esclavagistes comme celui consistant à enterrer les esclaves jusqu’au cou à proximité de nids d’insectes. “Seize généraux de Toussaint furent enchaînés à un rocher où ils pourrirent pendant dix sept jours” détaille C.L.R James. Un autre général de la révolution haïtienne, Jacques Maurepas, vit sa femme et ses enfants se faire noyer sous ses yeux pendant que les marins français lui “clouaient des épaulettes sur ses épaules nues”. Ces horreurs poursuivaient pour Rochambeau un but politique qu’il explicite dans ses lettres, où il indique que dans la perspective de regagner la colonie et de rétablir l’esclavage il lui faut massacrer au moins 30 000 Noirs, et en particulier les femmes noires (“ces dernières étant plus féroces que les hommes” précise-t’il). C.L.R James compare cette stratégie avec celle menée par les Anglais contre les Irlandais en 1921. Les Français livraient une interprétation raciste du courage démentiel dont faisaient preuve les Noirs : ils en concluaient que ceux-là ne ressentaient pas la douleur. “Sous prétexte qu’un Nègre n’était pas un homme, ils en faisaient un esclave, mais s’il réagissait comme un héros, ils le qualifiaient de monstre” analyse l’auteur.
Dessalines faisait lui aussi preuve d’intransigeance dans sa résistance à l’envahisseur français. Quand Rochambeau fît massacrer cinq cents noirs dans une fosse commune, creusée par ces derniers, Dessalines dressa des potences au Cap et y pendit cinq cents blancs.

De son côté, Toussaint Louverture ne fut pas assassiné directement. Bonaparte s’inquiétait des répercussions que cela aurait à Saint-Domingue. Il décida donc plutôt de le faire mourir petit à petit. Il donna des instructions détaillées demandant à ce que les geôliers du révolutionnaire haïtien l’humilient quotidiennement, réduisent sa nourriture, le fassent porter la tenue de forçat, l’observent quand il mangeait ou se rendait aux toilettes. Cela fonctionna et il mourut d’épuisement le 7 avril 1803.
La victoire de la révolution
Les hostilités entre l’Angleterre et la France reprirent, ce qui avantagea l’armée de Dessalines, puisque la flotte anglaise coupa les communications de Rochambeau. Les soldats noirs et métis prirent l’avantage, attaquèrent sur terre comme sur mer. Même les plus vifs partisans de l’esclavage furent impressionnés par le courage de ces soldats. Jean-Baptiste Lemonnier Delafosse, ancien officier et partisan de l’esclavage écrivit dans ses mémoires : « mais quels hommes que ces Noirs ! Comme ils savent lutter et mourir ! Il faut avoir combattu contre eux pour connaître leur courage indomptable dans le danger (…) J’ai vu une solide colonne, ébranlée par la mitraillade de quatre pièces de canon, continuer d’avancer sans reculer d’un pas. Plus il en tombait, plus cela semblait redoubler le courage des autres (…) il faut avoir vu cette bravoure pour s’en faire une idée. (…) Après plus de quarante ans, ce spectacle grandiose et glorieux demeure aussi vivant dans mon imagination que lorsque je l’ai vu ».
Rochambeau fût contraint de se rendre aux Anglais. Presque tous les soldats qui avaient quitté la France avaient péri, et ceux qui restaient allaient maintenant pourrir dans les prisons anglaises.

Les anciens camarades de Toussaint Louverture établirent la Déclaration d’Indépendance, qui fût proclamée le 1er janvier 1804 et le nouvel Etat fut baptisé Haïti. Beaucoup des Blancs qui restaient furent tués (à l’exception des Anglais, des Américains, des prêtres, des ouvriers qualifiés et des professionnels de santé). Pour C.L.R James, “ces esclavagistes endurcis, qui brûlaient de la poudre dans le cul des Nègres et les donnaient à dévorer aux insectes, qui avaient été bien traités par Toussaint et recommençaient leurs cruautés dès qu’ils le pouvaient, ne méritent ni une larme, ni une ligne”. Plus tard, à Sainte-Hélène, Bonaparte reconnût son erreur et affirma qu’il aurait mieux fait de gouverner l’île via Toussaint Louverture : “le seul argument que comprennent les impérialistes l’avait enfin convaincu” conclut l’historien.
Ce que nous enseigne C.L.R James à travers l’histoire passionnante, mais encore assez méconnue en France, de la révolution haïtienne, c’est que l’histoire n’est jamais écrite par avance. Dans certaines circonstances, un peuple colonisé, soumis aux pires horreurs, peut venir à bout d’un ennemi dix fois plus puissant et nombreux, alors que personne n’y aurait cru.
Il est à noter que si les colons français furent défaits, l’oppression française se poursuivit sous une autre forme. En 1825, la France imposa à Haïti le paiement d’une dette pour “indemniser” les anciens esclavagistes. Ces paiements ont duré plus de 120 ans, jusqu’en 1947 et ont ruiné l’économie d’Haïti. Cette ignoble extorsion est toujours un sujet car les Haïtiens en paient encore le prix aujourd’hui, alors même que la France n’a jamais versé de réelles réparations.

Illustration de l’article : Les plantations de Cap-Français incendiées par les esclaves révoltés en août 1791. PGravure de J.-B. Chapuy d’après J.-L. Boquet — Archives départementales de la Gironde, cote 61 J 66.94, Domaine public
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
