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“Antisionisme ou barbarie” Entretien avec Maxime Benatouil


Maxime Benatouil est militant dans deux organisations juives décoloniales : l’Union juive française pour la paix et Tsedek, ainsi qu’à la France insoumise. Il est également le co-auteur, aux côtés de personnes comme Judith Butler, Houria Bouteldja, Françoise Vergès, Frédéric Lordon et Naomi Klein, d’un ouvrage collectif paru à La Fabrique l’année dernière, Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, dans lequel il signe un texte intitulé “De gauche, antiraciste et sioniste ? Pour en finir avec une contradiction qui persiste”. 
Nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui.

Au début de ton texte, tu évoques une résolution peu connue de l’Assemblée générale des Nations unies qui assimile le sionisme à “une forme de racisme et de discrimination”. Est-ce que tu peux nous rappeler rapidement ce qu’on entend par sionisme, et si tu considères, toi aussi, qu’il s’agit d’une forme de racisme ? 

Oui, cette résolution de l’ONU a été invalidée en 1991, mais son contenu reste, à mes yeux, extrêmement pertinent. Le sionisme est bien une forme de racisme et de discrimination raciale. Pour le comprendre, il faut faire un petit détour historique.

Souvent, quand on parle du sionisme – du moins en France jusqu’au 7 octobre – le sujet suscite du malaise : on entend « ah, c’est compliqué », ou bien « maintenant, l’État d’Israël existe ». Très peu de gens, en dehors des milieux de solidarité avec la Palestine ou des cercles intellectuels arabes – notamment palestiniens et libanais –, définissent le sionisme pour ce qu’il est réellement : un colonialisme de peuplement.

Il y a une expression que j’aime beaucoup de Gilbert Achcar [ndlr : intellectuel et universitaire libanais, spécialiste du monde arabe et des relations internationales], qui parle de la « dualité du projet sioniste ». Le sionisme naît en Europe centrale et orientale, dans un contexte d’éveil des nationalités : de nombreux peuples cherchent à se constituer en États-nations alors qu’ils vivent encore sous le joug des empires ottoman ou austro-hongrois – Grecs, Bulgares, Roumains, Lettons, etc.
Les Juifs, eux, subissent à la même époque des pogroms d’une extrême violence, et la résurgence de l’antisémitisme – notamment avec l’affaire Dreyfus – met à mal le principe d’assimilation bourgeoise qui semblait jusqu’alors possible. Dans ce contexte, certains voient dans le sionisme politique une réponse à la « question juive » : un mouvement nationaliste et d’émancipation collective mais qui se heurte à une réalité fondamentale : il n’a pas de territoire propre.

Le choix du mouvement sioniste se porte alors sur la Palestine, parce que, dans la tradition juive, c’est Eretz Israel, la « terre d’Israël ». Ce choix renvoie à des affects puissants : comme tout nationalisme, le sionisme cherche à parler aux tripes, à l’émotion collective.

Si Achcar parle de « dualité du projet sioniste », c’est justement parce que ce projet est à la fois un mouvement d’émancipation nationale – comme tant d’autres en Europe à l’époque – et un projet de colonialisme de peuplement. Le sionisme réellement existant, celui qui s’est mis en œuvre sur le terrain, est un projet suprémaciste par essence : il s’agit de créer un État juif pour les Juifs, une démocratie exclusivement juive – ce qui est évidemment une contradiction dans les termes.

Sa mise en œuvre passe par la dépossession de la Palestine, où vivait déjà un peuple, avec son histoire, sa culture, son économie, son tissu social. L’objectif était de « faire place nette », de remplacer la population indigène par de nouvelles vagues d’immigration juive. Le cœur du projet sioniste, tel qu’il s’est matérialisé, c’est d’accaparer une terre arabe avec le moins d’Arabes possible à l’intérieur – d’où le refus du droit au retour des Palestiniennes et Palestiniens expulsés.

Tu expliques que qualifier quelqu’un de “sioniste”, c’est caractériser un positionnement politique, et non pas “une manière voilée de le renvoyer négativement à sa judéité”. Mais est-ce qu’il n’y a pas aussi eu, notamment par le passé, une utilisation antisémite ou d’extrême droite de ce mot ?

Il faut en effet analyser, prendre du recul, voir ce qu’il se passe quand quelqu’un est qualifié de “sioniste”. Aujourd’hui, c’est devenu un mot presque imprononçable, comme si le dire revenait à dire “Juif” de manière déguisée. Moi, je suis en désaccord avec cette idée.

Cela dit, je reconnais qu’il existe parfois de la confusion dans la manière dont le mot est employé. Je me souviens, par exemple, d’un épisode où Finkielkraut — pour qui, vous vous doutez, je n’ai pas de grande sympathie — était allé, par provocation, déambuler dans un rassemblement de Gilets jaunes. Des manifestants lui avaient lancé : “Finkie, sale sioniste, retourne en Israël.” Là, on voit bien le problème : cette phrase est elle-même une revendication sioniste, puisqu’elle assimile les Juifs de France à une autochtonie israélienne. C’est une façon de dire : “ta place est là-bas”, ce qui est précisément l’un des fondements du sionisme. Donc oui, ça peut parfois être puant et confus. 

Mais quand on qualifie par exemple l’UEJF — l’Union des étudiants juifs de France — de “sioniste”, là, c’est une position politique objective. Leur logo représente une carte du “Grand Israël”. Leurs activités, leurs rencontres avec des députés israéliens ouvertement suprémacistes, ou encore l’organisation d’une partie de leurs universités d’été dans les territoires occupés, tout cela montre qu’ils participent concrètement à l’accomplissement du colonialisme de peuplement israélien. Dans ce cas, “sioniste” n’est pas une insulte : c’est un constat politique.

En revanche, il est évident qu’on a vu des personnalités comme Soral ou Dieudonné instrumentaliser l’antisionisme dans une logique antisémite. Il faut donc tenir les deux bouts du problème : reconnaître cette instrumentalisation tout en refusant qu’elle serve de prétexte à disqualifier toute critique du sionisme.

Le problème aujourd’hui, c’est qu’on crie très vite à l’antisémitisme dès qu’on évoque le sionisme. C’est devenu un mot qui gêne, parce qu’il oblige à regarder en face une situation ancienne et structurelle. Quand on aborde sérieusement la question du sionisme, on acte deux choses : d’abord, que tout n’a pas commencé le 7 octobre 2023 ; ensuite, que le problème ne date pas de 1967, mais bien de 1948, voire d’avant, au moment de la partition de la Palestine et de la création d’un État suprémaciste juif distribuant droits et privilèges selon l’appartenance ethno-religieuse.

Soldat israélien face à des Palestiniens attendant au check-point d’Huwara, à l’entrée de Naplouse, le 12 juin 2006. Crédit : Par Magne Hagesæter — Travail personnel, CC BY-SA 3.0.

Les Palestiniens d’Israël — ceux qui n’ont pas été expulsés en 1948 — ont vécu sous couvre-feu militaire jusqu’au milieu des années 1960. Aujourd’hui encore, l’ONG palestinienne Adalah recense plus de soixante lois discriminatoires envers eux. Cela montre bien que le régime d’apartheid israélien, même s’il prend des formes différentes en Cisjordanie, se déploie aussi au sein même d’Israël. 

Tu as évoqué “le droit au retour”. Comment peut-on envisager concrètement les modalités du retour ?

Là, tu ouvres une grande question — même plus qu’une question, un véritable chantier. Et je ne prétends pas avoir de réponse clé en main, ni que ce soit mon rôle d’en formuler une. Ce sera une décision souveraine du peuple palestinien, dans toutes ses composantes : celles et ceux qui vivent sous occupation, mais aussi la diaspora, les réfugiés et leurs descendants.

Nakba Palestine, 1948 – camp de Jaramana près de Damas en Syrie. Crédit : Par Jack Madvo — Domaine public

Ce qu’on peut faire, en revanche, c’est regarder les précédents historiques. Il existe des exemples de situations où des populations ont été massivement expulsées, et où la fin d’un régime d’apartheid a posé la question du retour et de la réparation. Je pense bien sûr à l’Afrique du Sud, mais aussi à des contextes où cette réintégration n’a pas eu lieu, comme en Algérie : avant que la guerre ne s’envenime, certaines composantes du Mouvement de libération nationale envisageaient la possibilité d’un avenir commun incluant les Juifs indigènes d’Algérie, francisés par le décret Crémieux de 1870. Ces expériences, réussies ou non, peuvent nourrir notre réflexion.

Mais, au fond, il faut revenir à un principe simple : tant qu’il y aura une inégalité aussi profonde entre les Juifs du monde — qui, comme moi, peuvent en un claquement de doigts obtenir la citoyenneté israélienne, circuler dans toute la Palestine historique, voire s’installer dans les territoires occupés — et les Palestiniens, qui, comme Rima Hassan, n’ont pas ce droit, on ne pourra pas parler de justice.

C’est le nœud fondamental : le droit au retour, c’est la possibilité pour un peuple de circuler librement sur sa terre, de partir et de revenir. Aujourd’hui, un Palestinien de Gaza ou de Jérusalem-Est, s’il parvient à quitter le territoire — ce qui coûte cher et met sa vie en danger —, ne peut pas revenir. Ces libertés-là, dont bénéficient les Juifs du monde entier et, plus encore, le collectif national judéo-israélien, doivent évidemment être étendues à toutes les composantes du peuple palestinien. Pour le reste, ce n’est ni mon rôle ni ma place de définir les modalités précises de ce retour. Mais il existe des précédents historiques et des ressources sur lesquelles s’appuyer pour penser concrètement cette justice-là.

Le vrai problème, c’est l’accaparement colonial : des ressources, des terres, de l’histoire, des droits. Tant que cet accaparement perdure, il ne peut pas y avoir d’égalité. Le droit au retour ne pourra devenir effectif que s’il y a d’abord une désionisation du régime israélien. Sinon, ce ne seront que des mots, des négociations, des accords de façade, peut-être quelques réparations financières, mais rien de réel. Tant qu’il n’y aura pas de politique de l’égalité, donc de désionisation effective, ce droit restera symbolique.

Tu écris également que “les partisans de la solution à deux États peuvent, sous condition, être intégrés au bloc antisioniste égalitariste”. Est-ce qu’on peut revenir sur ce qu’on entend par “solution à deux États” — ce qu’elle pose ou non comme problème — et sur ce que tu désignes, toi, par “antisionisme égalitariste” ?

C’est sans doute la partie la plus provocatrice de mon chapitre. L’idée m’est venue après plusieurs discussions assez tendues avec des militants d’organisations que je qualifie de judéo-sionistes de gauche — comme JJR ou Golem. Ces gens-là nous disaient, à nous de Tsédek, de la FI ou de l’UJFP : “vous êtes des sionistes, puisque vous reconnaissez de fait une souveraineté judéo-israélienne sur une partie de la Palestine historique”. Et, de fait, qu’on le veuille ou non, un collectif national judéo-israélien existe. Il y a la langue hébraïque ressuscitée, une mémoire, des morts enterrés sur place… On ne peut pas faire comme si cela n’existait pas.

Mais la vraie question, ce n’est pas qui contrôle la terre, c’est comment la terre se partage. Les Palestiniens, eux, ont un rapport à la terre beaucoup moins utilitariste, beaucoup moins colonial, que celui qu’en ont les Israéliens.

Pour ma part, je ne crois plus à la solution à deux États. J’y ai cru, dans ma jeunesse — à l’époque où j’étais plutôt “sioniste de gauche”. Mais en y réfléchissant, cette solution ne ferait qu’entériner une forme d’apartheid reconnue par le droit international.

Déjà, il faut rappeler que le projet même de partition de la Palestine, voté en 1947, est un projet colonial. Je préfère d’ailleurs le mot anglais “partition” à “partage”, qui laisse entendre qu’il y aurait eu un accord équilibré entre deux parties — ce qui n’a jamais été le cas. À l’époque, beaucoup de pays n’avaient pas encore conquis leur indépendance et ne siégeaient pas à l’ONU. Ce sont donc les grandes puissances, occidentales et soviétiques, qui ont validé cette partition injuste.

Alors, pourquoi pas deux États ? Peut-être de manière transitoire, je peux le concevoir. Vu la violence accumulée depuis 77 ans — et tout particulièrement ces deux dernières années — je comprends très bien que beaucoup de Palestiniens ne veuillent plus rien avoir à faire, pour un temps, avec le collectif national judéo-israélien. Je peux entendre cela. Mais cette séparation porte en elle le germe de l’apartheid. Parce qu’en réalité, elle conduirait forcément à chasser les 20 % de Palestiniens qui vivent déjà dans l’État d’Israël : leur dire “rentrez chez vous”, alors qu’ils sont justement chez eux. Et rien n’empêcherait la partie dominante, c’est-à-dire israélienne, de chercher à constituer un État ethniquement homogène, un fantasme raciste et colonial sur une terre profondément plurielle.

C’est pour cela que je parle, à l’inverse, d’antisionisme égalitariste. Je veux le distinguer de l’antisionisme judéo-religieux, aujourd’hui très minoritaire, mais qui fut historiquement central. Dans le livre L’antisionisme : une histoire juive, mes camarades de l’UJFP rappellent que les premiers antisionistes étaient juifs, et qu’ils considéraient qu’une présence juive de masse en Palestine ne pouvait avoir lieu qu’après la venue du Messie. Depuis 1967, tout cela s’est renversé : la conquête des territoires occupés mentionnés dans la Torah a nationalisé et armé cette religiosité, au sens littéral.

L’antisionisme égalitariste, c’est l’inverse : c’est l’idée qu’il faut les mêmes droits et les mêmes libertés pour toutes et tous, sans distinction ethno-religieuse. Même les sionistes de gauche disent vouloir “les mêmes droits”, mais pour eux, ces droits doivent s’exercer dans un État juif. Ils ne voient pas la contradiction. Or, tout État qui privilégie un groupe sur un autre vise l’hégémonie de ce groupe — ici, la supériorité démographique du collectif judéo-israélien sur les Palestiniens. Et cette réalité, les sionistes de gauche préfèrent souvent l’esquiver.

Depuis que notre livre, Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, a remis le droit au retour au centre du débat, comme ligne de séparation entre sionistes de gauche et antisionistes, on voit d’ailleurs des évolutions. Par exemple, le collectif JJR (Juives et Juifs révolutionnaires) mentionne désormais dans ses revendications le droit au retour des Palestiniens — mais d’une manière que je trouve “sioniste”. Ils mettent sur le même plan le droit au retour des Palestiniens et celui, hypothétique, des descendants judéo-maghrébins, dont je fais moi-même partie, vers l’Afrique du Nord. Or, il n’y a jamais eu de mouvement organisé de Juifs maghrébins réclamant un tel retour, là où les Palestiniens le revendiquent depuis 77 ans. Mettre ces deux “retours” à égalité, c’est reprendre — parfois peut-être sans le réaliser — un argument classique de la propagande israélienne : “Oui, on a chassé des Palestiniens, mais des Juifs arabes ont aussi été chassés de leurs terres, donc ça s’équilibre.” Cette symétrie artificielle, c’est une façon de solder la question sans la résoudre. Et c’est, en ce sens, une posture sioniste, même si elle ne se reconnaît pas comme telle.

Puisqu’on parle des Juives et Juifs révolutionnaires (JJR), ta contribution porte sur cette contradiction : comment peut-on se dire de gauche, antiraciste, et ne pas être antisioniste — voire se revendiquer sioniste ? Tu critiques aussi leur idée selon laquelle la “désertion de la gauche radicale” sur la lutte contre l’antisémitisme aurait permis à la droite de capitaliser sur ce terrain. Qu’est-ce qui te semble critiquable dans cette lecture ?

Tout, en réalité. On peut — et on doit — critiquer la gauche radicale, comme n’importe quelle force politique dont on se sent proche. On doit pouvoir analyser ses positions, par exemple la relation étrange que la France insoumise entretient avec le Parti socialiste, ou encore la manière dont elle a longtemps traité la question de l’islamophobie : très mal, comme le reste de la gauche d’ailleurs. Sur l’antisémitisme aussi, la FI a des angles morts. C’est une forme particulière de racisme, et elle a parfois du mal à l’aborder clairement. Mais il faut aussi voir qu’elle est attaquée de toutes parts : par la droite, évidemment, mais aussi par une partie de la gauche. Difficile, dans ce contexte, de parler sereinement d’antisémitisme sans tomber dans un piège politique tendu à dessein.

Alors oui, on peut discuter de ses failles, mais dire que “les erreurs de la gauche radicale” auraient laissé un vide que l’extrême droite serait venue combler, c’est complètement faux. Et surtout, ça masque l’essentiel. Ce qui a permis aux extrêmes droites européennes — pas seulement française — de se “refaire une virginité” tout en ayant en leur sein énormément de militants profondément antisémites, c’est leur alignement total sur les positions les plus radicales de l’État d’Israël. Il leur a suffi de se déclarer “alliées inconditionnelles de l’État d’Israël” pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’elles partagent avec lui la même islamophobie ; ensuite parce qu’elles fantasment l’idée d’un État-nation ethniquement homogène, fondé sur le sang plutôt que sur le sol. Il y a aussi, je pense, une sorte de nostalgie coloniale : un régime colonial qui fonctionne, ça fascine encore une partie de la droite européenne. Et enfin, un point rarement dit : l’extrême droite et le sionisme partagent une idée commune, formulée dès Theodor Herzl, celle que les Juifs n’auraient “rien à faire en Europe” et devraient partir en Palestine. On peut donc être pro-sioniste par antisémitisme, par islamophobie, par rejet de la créolisation. C’est ce mélange — alignement sur Israël, redéfinition politique de l’antisémitisme comme toute critique d’Israël, opportunisme idéologique — qui a permis à l’extrême droite de se poser en “défenseur des Juifs de France”. Pas les insuffisances supposées de la gauche radicale.

Puisqu’on parle de l’antisémitisme et de la gauche : les médias et la classe politique ont beaucoup parlé d’un “antisémitisme de gauche”, cette question de l’instrumentalisation politique est aussi un fil directeur de l’ouvrage. Est-ce que pour toi cet “antisémitisme de gauche » existe ? Et à défaut d’un réel “antisémitisme de gauche” qui serait structuré, idéologique, organisé, est ce qu’on a pas en revanche, en effet, à gauche, un déni de l’antisémitisme ou à minima sa relativisation ? 

Un déni de l’antisémitisme, je ne crois pas. Ce qui manque surtout à la gauche, c’est une analyse solide de la place de la question juive dans la stratification raciale de la République. On n’en parle pas, on ne sait pas quoi en faire.

Une partie de la gauche — et notamment la France insoumise — commence à comprendre que l’islamophobie d’État s’inscrit dans l’héritage colonial de la République. En revanche, elle ne voit pas, ou ne veut pas voir, que le philosémitisme d’État est lui aussi une forme d’antisémitisme. Attention : rien à voir avec le délire fasciste du “privilège juif”. Ce que je veux dire, c’est que les Juifs sont instrumentalisés par le pouvoir. La République, après avoir collaboré avec les génocidaires nazis, a besoin de se réhabiliter moralement. Et elle le fait en disant par exemple “sans les Juifs, la République ne serait pas la République”. C’est une posture paternaliste et profondément réductrice. Elle nous enferme, nous Juifs de France, dans une seule identité, alors qu’on en a mille autres : on est aussi des travailleurs, des militants, des urbains, des ruraux, des communistes, des gens ordinaires. Ce philosémitisme d’État sert de cache-sexe du néocolonialisme : il permet à la République post-Seconde Guerre mondiale de maintenir ses logiques impériales tout en prétendant avoir “appris les leçons du passé”. Sur ce point, la gauche est très mauvaise, oui. Elle a encore un long chemin à faire. Alors bien sûr, elle peut condamner des agressions antisémites, publier un tweet quand un Juif est attaqué — c’est bien, mais ce n’est pas de la politique, c’est de la charité morale. Politiser la lutte contre l’antisémitisme, ce serait comprendre que ce phénomène fait partie d’un système qui combine islamophobie d’État et philosémitisme d’État dans un même dispositif de domination. Tant que la gauche n’aura pas compris ce nœud-là — la manière dont la “question juive” est mobilisée pour légitimer la République postcoloniale — elle restera à la surface. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui, oui, elle reste très faible sur ces questions.

Tu t’en doutes : quand je parlais de “relativisation”, je pensais par exemple aux propos de Jean-Luc Mélenchon sur “l’antisémitisme résiduel” — propos sur lesquels il est d’ailleurs revenu depuis. Mais c’est une vraie question : selon toi, l’antisémitisme est-il en augmentation en France ?

Oui, je pense que oui. Historiquement, la France connaît toujours des poussées d’antisémitisme quand la situation s’enflamme là-bas, en Israël-Palestine. Et cette fois, on ne parle même plus d’une guerre, ni d’un conflit — ces mots sont impropres — mais d’un génocide. Forcément, les secousses qui accompagnaient habituellement les périodes de tension ont pris cette fois une ampleur inédite.

Donc oui, il y a une augmentation. Après, il faut rester prudent : les chiffres officiels du ministère de l’Intérieur posent problème. On ne sait pas exactement ce qui est comptabilisé. Si une inscription du type “sionistes hors de nos facs” dans les toilettes de Tolbiac est enregistrée comme un acte antisémite, évidemment, ça fausse les données. On n’a pas accès à la décomposition précise des faits, donc difficile de mesurer rigoureusement l’évolution. 

Mais malgré ça, les agressions, les insultes, les meurtres existent. On a eu la synagogue de Rouen, une jeune fille juive violée… Ce sont des réalités. Et sur le dernier exemple, je me souviens que Mélenchon avait été attaqué parce qu’il avait mis en lien l’antisémitisme et la domination masculine. Moi, je trouve ça au contraire très juste : c’est une façon d’articuler les rapports de domination, de dépasser la simple charité morale pour penser une politique réellement émancipatrice. Mélenchon est ce qu’il est. C’est un homme avec une socialisation catholique, il sort parfois des “dingueries” de catho de son époque, mais tant qu’il est capable de se remettre en question et qu’il porte un programme émancipateur, je n’ai pas de problème à le défendre.

Je me permets de revenir sur l’antisionisme égalitariste. Est-il représenté en Palestine ou en Israël ? 

Je crois qu’on est arrivé à un point où les Palestiniens ne veulent plus voir d’Israéliens pendant un moment — et on peut le comprendre. Mais je pense qu’ils ont parfaitement saisi que le problème n’est pas la présence juive en tant que telle : c’est la souveraineté sioniste exclusive, l’accaparement sioniste des ressources, de la terre et du pouvoir. 

Du côté israélien, il existe quelques groupes antisionistes radicaux, mais c’est une poignée d’individus. À Tsedek, si on additionne nos membres et ceux de l’Union juive pour la paix, on est probablement plus nombreux qu’eux.

Il y a des organisations intéressantes, comme Omdim BeyachadStanding Together, ce qui veut dire à la fois “debout ensemble” et “on résiste ensemble”. Leur stratégie, c’est de convaincre la population juive israélienne à partir d’un argument de sécurité : “On a tout essayé — les réponses punitives, la militarisation — et ça ne marche pas. Si on essayait la paix, pour nous ?” Ils parlent d’égalité entre Juifs et non-Juifs en Israël, mais jamais des droits des Palestiniens en tant que Palestiniens, en tant que peuple colonisé. Donc ce n’est pas de l’antisionisme, même s’ils exposent leurs corps. Par exemple, ils ont tenté d’empêcher des fanatiques sionistes de détourner l’aide humanitaire destinée à Gaza. Pendant la “Journée de Jérusalem”, cette manifestation sioniste suprémaciste abjecte qui traverse la vieille ville chaque année, ils se placent devant les boutiques palestiniennes pour protéger les commerçants. 

“Journée de Jérusalem” en 2007. Crédit : Par Hoheit, CC BY-SA 2.0

S’ils étaient français, je dirais que ce sont des sionistes de gauche, un peu mous. D’ailleurs, il existe une branche française de Standing Together, c’est le même réseau : Hanna Assouline, Les Guerrières de la paix, etc. Leur discours, c’est : “Si on s’écoutait mieux, on pourrait vivre ensemble, ce serait merveilleux” — mais sans jamais parler du droit au retour, ni du déséquilibre fondamental entre les deux peuples. Ils veulent tout mettre sur un pied d’égalité comme s’il y avait deux camps équivalents dans un conflit colonial profondément asymétrique. Il faut malgré tout soutenir certaines de ces initiatives, même timorées, et comprendre ce qu’elles impliquent. Tenir une position sioniste de gauche en Israël aujourd’hui, ça coûte très cher. Alors qu’en France, ça ne coûte rien. Là-bas, ce sont eux qui se font cracher dessus, menacer de mort — pas nous.

J’ai vu un sondage du Washington Post qui montre que la plupart de Juifs américains ont un rapport assez critique à Israël : environ 40% d’entre eux parlent d’un “génocide” à Gaza et plus de 60% de “crimes de guerres”. Cela casse un narratif antisémite : celui d’une corrélation immédiate entre présence juive et soutien à Israël. Qu’en est-il en France ? J’ai vu notamment beaucoup de militants de Tsedek, de l’Union juive française pour la paix, se faire dénier leur judéité, se faire traiter d’antisémites, se faire accuser de “haine de soi”, par d’autres personnes juives mais quant à elles pro-israéliennes. 

Oui, c’est une question qui me travaille depuis longtemps. Et même entre nous, à Tsedek, on n’est pas toujours d’accord sur l’analyse. Mais ce qu’on peut constater, objectivement, c’est qu’il y a une désionisation progressive des communautés juives américaines, surtout chez les jeunes générations. Notre organisation partenaire là-bas, Jewish Voice for Peace, a d’ailleurs inscrit l’antisionisme dans ses statuts avant même l’Union juive française pour la paix, et elle nous a aidés à aller plus vite dans cette voie. C’est aujourd’hui la plus grande organisation pro-BDS aux États-Unis, et elle progresse énormément. Et puis on le voit très concrètement : à New York — la plus grande ville juive du monde — les jeunes Juifs veulent voter en masse pour Zohran Mamdani, un candidat qui s’oppose frontalement au génocide à Gaza. Les 18-35 ans juifs ont été politisés par cette séquence, parce que Gaza, ce n’est pas qu’un territoire : c’est devenu le nom d’un monde. Un monde où les classes dominantes occidentales participent à un génocide, le financent, le justifient. Que quelqu’un qui s’y oppose puisse recueillir une telle quantité de soutien parmi les jeunes Juifs américains, c’est très encourageant.

15 novembre 2023, manifestation de Jewish Voice for Peace et d’If Not Now sur Hollywood Boulevard (Los Angeles) – Crédit : By Marcywinograd – Own work, CC0

En France, c’est plus lent, mais il se passe des choses. Quand Tsedek a été fondée, c’était justement pour offrir un espace plus ouvert, avec un mode de fonctionnement plus fluide et mieux adapté aux comportements militants des jeunes générations que celui de l’UJFP, qui est une association loi 1901, avec les avantages comme les inconvénients que cela suggère. Beaucoup de jeunes Juifs disaient : “Je ne peux pas parler de ça dans ma famille, c’est l’enfer, j’ai besoin d’un espace où respirer, avec d’autres Juifs.” Certains avaient peur d’aller vers l’UJFP, à cause de ce qu’ils en entendaient au sein de leur famille. Tsedek, au début, a permis de lever ce tabou. Et maintenant, deux ans et demi plus tard, on subit les mêmes attaques que l’UJFP — voire plus violentes encore.
C’est le signe qu’on existe, qu’on travaille, qu’on est écoutés, et qu’on dérange un certain ordre établi dans nos communautés.. Et il faut rendre à César ce qui appartient à César : sans le travail préalable mené par l’UJFP, je ne suis pas certain que Tsedek aurait pu voir le jour. Nous nous inscrivons indubitablement dans son héritage politique, et continuons d’ailleurs à militer ensemble.

Les sionistes de gauche essaient eux aussi d’interpeller les syndicats, la gauche politique, et c’est leur droit : ils font de la politique. Nous, on fait la même chose — mais à notre manière. On ne fait pas payer nos formations, ou alors à prix libre. On intervient gratuitement. Et on discute aussi avec la France insoumise : quand on n’est pas d’accord, on le dit, on dialogue.

Pour être clair, quand tu parles de “formations payantes” tu parles des formations contre l’antisémitisme, comme celles de Jonas Pardo ? 

Oui, je parle bien de ces formations payantes, largement pratiquées par des sionistes de gauche et proposées à des tarifs souvent hors de prix. C’est leur manière de proposer une « lecture » de l’antisémitisme — une lecture dont je conteste le monopole.

J’avais vu une vidéo de Jonas Pardo sur l’affaire Guillaume Meurice que j’avais trouvé très insuffisante

Son point — que « nazifier des Juifs » est antisémite —, il a évidemment le droit de le penser. Mais il y a un autre point que nous devons tenir fermement : dire que comparer Netanyahu au nazisme n’est pas automatiquement antisémite. Il faut pouvoir le dire sans se faire immédiatement disqualifier. Deux remarques pour expliquer pourquoi je pense cela. La première, c’est que nous n’avons pas le monopole de la mémoire du nazisme dans les sociétés européennes : ces figures circulent dans toutes les couches, dans les cultures populaires. Ce n’est pas la « faute » des Juifs si Benjamin Netanyahu est juif. Le critiquer politiquement, y compris par des images et des comparaisons fortes, relève du débat politique. Netanyahu mène une politique génocidaire, et on ne pourrait pas faire des comparaisons simples qui stimulent un peu les affects pour engager les gens ?

La deuxième remarque, c’est la hiérarchisation. On en est à un point où, pour certains médias, comme parfois Mediapart, le slogan écrit dans des toilettes de Tolbiac — “sionistes hors de nos facs” — devient quelque chose à mettre au même niveau, ou pire, au-dessus des bombardements qui tuent femmes, enfants et hommes à Gaza. C’est incompréhensible et profondément choquant. Et j’insiste sur “les hommes” : trop souvent, dans le traitement public, la mort d’un homme palestinien est suspectée a priori — « était-il lié au Hamas ? » — ce qui revient à conditionner notre empathie à une impossible preuve post mortem de sa non appartenance au Hamas. Et d’ailleurs même s’il était membre du Hamas, il restait un être humain.

Ce qui m’avait déplu dans sa vidéo, c’est qu’elle passait complètement à côté du deux poids deux mesures : du fait que ce sont précisément Israël et les pro-israéliens qui ont sans cesse invoqué — et tu en parles dans ta contribution — la mémoire de la Shoah pour créer une continuité entre celle-ci et le 7 octobre 2023. Cela m’évoque une question : la comparaison avec le nazisme a été mobilisée par tout le monde. Après le 7 octobre, elle a été utilisée à tort et à travers par les soutiens d’Israël, alors que ces attaques étaient d’une autre nature. Inversement, depuis le génocide, on compare souvent les dirigeants israéliens aux nazis. Est-ce, comme tu dis, une manière d’invoquer un sens commun pour se représenter les massacres, ou bien une comparaison problématique ?

Même si ça prend la même forme, la nazification n’a pas le même sens selon qui la pratique. Nazifier Netanyahu, par exemple, ça relève pour moi d’une tradition populaire de satire et d’ironie, qui s’appuie sur des tragédies historiques pour exprimer la colère. On pourrait citer plein d’autres exemples : c’est une manière de dénoncer la violence d’un pouvoir.

Mais nazifier les Palestiniens, c’est tout autre chose. Là, on s’inscrit dans une histoire bien plus concrète. Ce processus ne date pas du 7 octobre 2023 : il remonte à longtemps. Il vise à faire accepter, dans les opinions occidentales, la dépossession coloniale de la Palestine par le sionisme réellement existant — à faire passer l’idée que “nous n’avons pas de partenaires pour la paix”, que “ce sont des animaux”, qu’“ils veulent tous nous jeter à la mer parce qu’on est juifs”. Ce discours s’installe dès les années 1960, surtout après 1967.

Le 7 octobre a simplement intensifié cette nazification des Palestiniens, parce qu’il fallait à tout prix — et je le dis dans le livre — que cet événement apparaisse comme un “coup de foudre antisémite dans un ciel serein”, détaché de tout contexte colonial. Pour cela, il fallait attribuer des intentions spécifiquement antisémites aux combattants du Hamas ou du Djihad islamique. Certains disent : “Si, si, c’était antisémite, ils disaient ‘yahud’, pas ‘israéliens’.” Mais depuis 1948, dans la société palestinienne, on ne dit pas “israélien”, on dit “juif”. “Yahud” veut dire “israélien” sauf si c’est précisé autrement — si on parle de quelqu’un “de religion juive”, “de culture juive”, on le dit. Mais dans l’usage courant palestinien, “yahud”, c’est “les Israéliens”. Et ça, ce n’est pas une invention palestinienne : c’est le produit de l’État d’Israël lui-même. C’est Israël qui a placé une menorah géante — un symbole juif — devant la Knesset ; c’est Israël qui a mis une étoile de David sur son drapeau ; c’est Israël qui instrumentalise les symboles du judaïsme depuis sa création. En 2018, il a même adopté la loi fondamentale “État-nation du peuple juif”, qui a valeur constitutionnelle. Il se présente donc comme le représentant politique des Juifs dans le monde. En hébreu, on ne parle jamais du “peuple israélien” au sens civique : on parle d’Am Israel, le “peuple juif”. Sur les cartes d’identité, il y a la citoyenneté israélienne, mais la nationalité est soit “juif”, soit “arabe”. C’est donc ainsi que les Palestiniens perçoivent ceux qu’ils affrontent. Se contenter de dire que les auteurs du 7 octobre ont tué des Juifs “parce qu’ils étaient juifs”, c’est un raccourci, c’est reprendre mot pour mot le récit israélien, avalisé par les chancelleries occidentales, et qui sert à invisibiliser la réalité : celle d’un colonialisme de peuplement, tout simplement.

Quel regard tu portes sur l’accord récent qui a abouti à la libération de tous les prisonniers israéliens et d’environ 2 000 prisonniers palestiniens (sur plus de 9 000) ? 

Ndlr : entre le moment de la réalisation de l’entretien (14 octobre) et celui de sa publication (20 octobre), Israël a repris le bombardement de Gaza tuant, des dizaines d’hommes, femmes et enfants, réactivé le blocus de l’aide humanitaire – ce qui constitue des violations flagrantes de l’accord de cessez-le-feu. Dans le même temps, Israël a également tué des civils en Cisjordanie et bombardé le Liban.

D’abord, il faut saluer le répit que ce cessez-le-feu accorde aux Palestiniens de Gaza. C’est la première chose à dire. Tant que ça tient — car on connaît la tradition israélienne de rupture des cessez-le-feu — les habitants de Gaza peuvent au moins vaquer à leurs occupations sans être directement tués. J’insiste sur “directement”, parce qu’indirectement, des gens peuvent encore mourir de famine, de blessures, de l’effondrement des infrastructures. Mais au moins, temporairement, ils échappent aux bombardements. C’est déjà une bonne nouvelle.

La deuxième, c’est que cette trêve met un coup d’arrêt, même provisoire, aux velléités des suprémacistes israéliens qui rêvaient de voir Gaza vidée de sa population palestinienne et recolonisée par des colons judéo-israéliens. Pour le moment, ce projet est suspendu.

Mais pour le reste, rien ne va. Cet accord reste profondément colonial. Il est conçu par des puissances occidentales — Trump, Blair, les États-Unis, l’Europe — et non par les Palestiniens eux-mêmes. C’est un projet d’inspiration coloniale, dans le sens où il nie toute souveraineté politique au peuple palestinien. On ne leur demande jamais leur avis sur la manière dont ils veulent s’organiser, sur leur avenir collectif. Tout est pensé par d’autres, pour eux, sans eux.

Le président Donald Trump et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou tiennent une conférence de presse pour annoncer le plan pour Gaza, le lundi 29 septembre 2025, dans la Maison-Blanche. Crédit : Joyce N. Boghosian, The White House, Public Domain

En réalité, cet accord n’apporte même pas l’embryon d’une solution politique. C’est un simple retour au statu quo ante, au 6 octobre 2023. Et si on en reste là, on prend le risque que tout recommence. Car on ne peut pas maintenir indéfiniment un peuple sous pression, lui refuser sciemment toute perspective, tout espoir d’autodétermination, sans que ça explose un jour.

Une différence que je vois peut-être par rapport au 6 octobre 2023, c’est que les mensonges d’Israël ont éclaté au grand jour. L’ignorance est moins permise : avant, on se réfugiait souvent derrière “la complexité”, alors que cette fois, on a vu des mouvements de masse partout.

Oui, je pense qu’on comprend mieux. Il y a une nouvelle génération, juive et non juive, qui s’est politisée avec la séquence Gaza. Une génération qui a saisi l’illusion, le mythe des accords d’Oslo, et donc celui de la “solution à deux États”. Elle commence à relier le sionisme réellement existant à ce qu’il est : un projet de colonialisme de peuplement. Et comme tous les colonialismes de peuplement, il contient en lui une potentialité génocidaire — qui s’est réalisée là, et qui continue de se réaliser. Oui, on ouvre les yeux.

Mais les sionistes bourgeois, eux, sont très forts. Je pense à Delphine Horvilleur, par exemple, qui a publié il y a quelques mois dans sa revue Tenou’a un texte qui m’a sidéré. Elle y défend, après Macron d’ailleurs — qui avait commencé à prendre ses distances avec son “cher Bibi” — cette idée de “deuxième guerre de Gaza” : la première aurait été juste, légitime, défensive, mais la seconde trahirait les valeurs du judaïsme. Ce genre de discours, qui dépolitise tout, qui refuse de faire le lien entre ce qui se passe et le colonialisme de peuplement israélien, est la meilleure façon de garantir le statu quo. Car si on réduit le problème à Netanyahu et à son cabinet de guerre, on garantit la continuité du système. On revient au 6 octobre 2023. Et c’est précisément ce qu’il faut éviter : ne pas revenir au 6 octobre 2023.

L’enjeu aujourd’hui, maintenant que le cessez-le-feu semble tenir, c’est de préserver ce qui a été compris. C’est triste à dire, presque honteux, mais dans cette séquence atroce, il y a eu un acquis : une meilleure compréhension de ce qui se joue en Palestine historique depuis 1948 — et non pas depuis 1967, ni depuis le 7 octobre 2023.

Je trouve ce que tu dis très intéressant. C’est aussi ce que m’a fait comprendre cette séquence. À titre personnel, je n’ai pas utilisé le mot “génocide” immédiatement, j’ai mis, à mon sens, trop de temps à l’utiliser car j’ai pensé au début que cela pouvait masquer la réalité coloniale de ces massacres massifs. Puis j’ai compris ce que tu dis : que dans la genèse du colonialisme il y a au bout du compte le génocide qui vient avec. 

Exactement. Regarde l’Australie, les États-Unis : tous les projets de colonialisme de peuplement ont pris des formes génocidaires.

Quand on compare le colonialisme israélien avec les autres colonialismes de peuplement on dit souvent que celui-ci ne serait pas totalement comparable car il n’ y aurait pas de métropole. 

C’est vrai que c’est une spécificité — comme l’étaient aussi certaines caractéristiques du colonialisme australien ou états-unien — mais ça ne rend pas la comparaison caduque. Au contraire, l’absence d’une métropole impose une exigence : partager la terre et ses ressources avec justice.

Cela dit, cette singularité révèle d’autres inégalités internes au collectif judéo-israélien. Par exemple, les Juifs d’origine européenne peuvent souvent se précipiter vers un consulat roumain, polonais ou allemand pour demander une seconde nationalité et, potentiellement, partir. Les descendants des Juifs nord-africains et moyen-orientaux — qu’on appelle de façon coloniale les “mizrahim” — n’ont pas ce luxe. 

Une famille yéménite lisant les Psaumes le jour du shabbat après le déjeuner. Par Zoltan Kluger – National Photo Collection of Israel, Photography dept. Government Press Office (link), under the digital ID D827-012. Domaine public

Donc, deux choses : premièrement, l’absence de métropole renforce l’urgence d’un antisionisme égalitariste ; deuxièmement, poser la question “où iraient-ils ?” est un faux débat du point de vue du peuple palestinien spolié : que les dépossédants aient ou non une métropole ne change rien à sa dépossession.

En résumé pour le collectif judéo-israélien il y a deux voies : maintenir une politique d’accaparement et de “terre brûlée”, ou envisager sérieusement l’antisionisme égalitariste. Autrement dit : antisionisme ou barbarie. Et la barbarie, on connaît comment elle commence ; on n’en maîtrise jamais la fin. 

J’ai trouvé le livre en général très intéressant, ainsi que ton texte, mais je dois quand même admettre une interrogation sur son titre (“Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations”) dans le sens où il m’a semblé que les différents textes traitaient plutôt de l’instrumentalisation de l’antisémitisme que de comment lutter contre l’antisémitisme en tant que tel – même si je vois bien pourquoi l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme fait elle même progresser l’antisémitisme. 

Le titre a sa propre histoire. En fait, le projet du livre est né quand la Mairie de Paris a menacé le Cirque électrique de lui couper ses subventions s’il maintenait une conférence intitulée « Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations », avec Houria Bouteldja, nous, et Judith Butler. C’est à ce moment-là que les éditeurs de La Fabrique ont commencé à réfléchir à un livre : pour documenter ce que cet épisode disait de la séquence politique du moment.

Donc le titre vient de là. Et évidemment, le titre d’un ouvrage collectif n’est jamais parfait : parfois il donne l’impression d’aller dans une direction alors que le contenu penche un peu ailleurs. Mais là, c’était important de le maintenir, parce qu’il fait écho à un geste politique très fort — celui d’une institution publique qui interdit la parole à des collectifs et intellectuels juifs au nom même de la lutte contre l’antisémitisme. C’est ça que ce titre raconte.

Propos recueillis le 14 octobre 2025 par Rob Grams 

Ariella Aïsha Azoulay, Maxime Benatouil, Houria Bouteldja, Sebastian Budgen, Judith Butler, Leandros Fischer, Naomi Klein, Frédéric Lordon, Françoise Vergès, Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations (2024), La Fabrique, 14 euros, 250 pages
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Rob Grams
Rob Grams
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