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Depuis plus de deux ans, le Soudan sombre dans une spirale meurtrière qui porte aujourd’hui les signes manifestes d’une politique d’extermination. Inscrite dans un cycle de violences ethniques et d’attaques délibérées contre la population civile, la guerre entre l’armée nationale et les Forces de soutien rapide (FSR) a franchi un nouveau seuil d’horreur : ce mois-ci, plus de 460 civils ont été massacrés dans un hôpital d’El-Fasher. Le Réseau des médecins du Soudan précise que les combattants des FSR avaient « froidement abattu toutes les personnes présentes à l’intérieur de l’hôpital, y compris les patients, leurs accompagnateurs et toute autre personne présente ».
Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Médecins Sans Frontières et Human Rights Watch qualifient désormais le risque de génocide comme « très élevé », en particulier contre les minorités éthniques. En mai dernier, la diplomatie américaine estimait qu’au moins 150 000 personnes sont mortes depuis le début de la guerre, un bilan que les ONG jugent en-deçà de la réalité du terrain. Dans l’État de Khartoum, plus de 61 000 personnes ont péri en 18 mois, principalement du fait des violences, de maladies évitables et de famine imposée. Des cas massifs de viols génocidaires, des enfants matraqués à mort et des mutilations sexuelles sont signalés à une fréquence alarmante, confirmant le recours de la guerre comme arme d’extermination ciblée. À ce stade, ce ne sont plus seulement des massacres, ce sont les mécanismes même du génocide qui se déploient, avec l’utilisation de la famine, du viol, du pillage et du déplacement forcé pour détruire les communautés qui dérangent l’ordre militaire du FSR.
Abu Dhabi, gendarme du capitalisme autoritaire
Cette catastrophe est aggravée par l’ingérence étrangère : les Émirats arabes unis, principaux parrains du groupe paramilitaire FSR, ont massivement financé, armé et soutenu les milices responsables de massacres et de violences sexuelles. Drones chinois, munitions, véhicules et systèmes d’armes arrivent via des bases et réseaux en Libye, au Tchad, en Ouganda et en Somalie, la diplomatie émiratie couvrant la FSR malgré des preuves accablantes publiées par Amnesty et l’ONU. L’appareil économique des Émirats pille par ailleurs l’or du Darfour, utilisant la guerre pour son profit et sa politique d’expansion régionale. Le gouvernement soudanais a fini par rompre ses relations diplomatiques avec Abou Dhabi en 2025, l’accusant publiquement de “complicité dans le génocide de la communauté Masalit”.
Derrière l’image lisse d’un État médiateur et généreux donateur d’aide humanitaire que se donne les ÉAU, un rapport confidentiel du Panel d’experts de l’ONU sur le Soudan révèle l’existence d’un véritable « pont aérien » entre les aéroports émiratis de Ras al-Khaimah et de Fujairah et la base d’Am Djarass, dans l’est du Tchad, un corridor par lequel transiteraient cargaisons d’armes et de munitions à destination de la milice du général Hemedti. Des armes saisies sur le terrain, dont certaines portent des numéros de série correspondant à des exportations antérieures vers les Émirats, viennent appuyer ces soupçons. L’ONU note également que l’intensification de ces vols coïncide avec les offensives les plus meurtrières de la FSR dans le Darfour.
Si les Émirats démentent toute implication, affirmant ne livrer que de l’aide humanitaire, le rapport décrit un schéma clair : celui d’un pays du Golfe qui, sous couvert de neutralité, soutiendrait militairement une faction accusée de crimes de guerre, tout en consolidant ses positions économiques sur l’or et le commerce transsaharien. Ce ne serait d’ailleurs pas une première. En Libye, les Émirats arabes unis ont déjà joué un rôle déterminant dans la guerre civile en soutenant militairement le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), contre le gouvernement reconnu par l’ONU. Dès 2014, Abou Dhabi a livré drones, blindés et systèmes de défense russes et chinois à l’ANL, en violation de l’embargo onusien sur les armes. Des bases aériennes émiraties avaient même été installées dans l’est du pays, notamment à al-Khadim, d’où partaient des frappes sur Tripoli en 2019. Ce soutien massif s’inscrivait déjà dans une stratégie régionale claire : contenir les mouvements révolutionnaires post-printemps arabe, écraser les forces islamistes ou progressistes qui militent pour une démocratisation du régime, et étendre l’influence économique et militaire émiratie sur les zones riches en hydrocarbures. Le même schéma semble se répéter au Soudan : un conflit interne transformé en champ de projection géopolitique où Abou Dhabi arme ses alliés les plus brutaux pour sécuriser ses routes commerciales et ses mines d’or.
Une guerre par procuration permise par des circuits opaques de l’armement auxquels les Occidentaux participent activement.
La France, fidèle alliée de la diplomatie émirati
Depuis plusieurs années, l’allié émirati s’est imposé comme un partenaire stratégique de la France, sous l’impulsion d’anciens ministres tels que Jean-Yves Le Drian, tout en posant des dilemmes majeurs de transparence. Sur le plan commercial, les échanges bilatéraux ont atteint 8,5 milliards d’euros en 2024, contre 7,4 milliards en 2023, faisant des Émirats arabes unis le premier client français au Proche-Orient. En matière d’armement, la France a réalisé un record en 2022 avec près de 27 milliards d’euros d’exportations d’armes, dont 16,9 milliards attribués aux Émirats, soit plus de 60 % du total. Et comme toujours, la vénalité financière n’est jamais très loin de ce genre de partenariat stratégique. Une enquête de Jeune Afrique révèle que Le Drian « de Abou Dabi à Bamako en passant par Paris » aurait mobilisé ses réseaux pour favoriser les intérêts d’entreprises proches, et parfois de son propre fils, dans des marchés à forte composante sécuritaire. Cela se voit politiquement aussi dans les positions diplomatiques communes entre Paris et Abu Dhabi qui ont soutenu les mêmes orientations autoritaires dans l’ensemble du monde arabe : Haftar en Lybie, Ben Ali puis Kais Saied en Tunisie, Sissi en Égypte et, pendant un temps, Bachar Al Assad en Syrie.
Une enquête d’Amnesty International révèle que des systèmes d’armement de fabrication française, et en particulier le système de défense GALIX produit par Lacroix Défense et KNDS France, sont utilisés sur le terrain par les Forces de soutien rapide (FSR) via des véhicules blindés Nimr Ajban fabriqués aux Émirats arabes unis. Or, la présence du système GALIX au Darfour constitue une violation de l’embargo de l’ONU et de l’Union européenne sur les armes, qui interdit depuis 1994 tout transfert de matériel militaire ou paramilitaire vers le Soudan. Selon Amnesty, ces équipements ont été photographiés à de multiples reprises sur des véhicules détruits ou capturés, montrant que la filière d’exportation, bénéficiant d’accords commerciaux entre les EAU et la France établis depuis 2015, permet aux pièces françaises d’alimenter indirectement le risque d’un nouveau génocide au Soudan.
Amine Snoussi
