Logo de Frustration

Qui a peur du « Grand Soir » ?

Face à toute personne qui exige une rupture avec l’ordre social capitaliste, ses partisans mais aussi ses prétendus détracteurs de la gauche bourgeoise se récrient aussitôt d’un même refrain éculé : « On ne va pas attendre le Grand Soir quand même ! » Cette invocation aussi intempestive que systématique déploie pourtant une trame rhétorique conservatrice, historiquement instrumentalisée par l’extrême droite. Si elle cherche à diffuser l’affect du découragement au sein du corps social, notamment pour le tenir tranquille, la référence au Grand Soir témoigne aussi d’une frayeur tenace parmi les élites. A nous d’y résister. Car une révolution sociale et politique n’a jamais été si impérieuse.

Sans grande surprise, la parution à l’automne 2024 de mon essai (Pourquoi l’écologie perd toujours) consacré à l’analyse des impasses de l’écologie bourgeoise m’a valu un tir de barrage unanime de la part des professionnels de la cause, à la fois peu familiers de la critique et surtout (très) fâchés qu’un mauvais coucheur révèle les petits secrets de fabrication sociologiques de leur impuissance politique. Mais plus surprenante fût la récurrence d’un élément rhétorique singulier pour discréditer mon propos : l’invocation péjorative du « Grand Soir » sur le ton de la moquerie embarrassée, pour ne pas dire apeurée. Au moment où le système médiatique dans son ensemble thématise « le backlash écologique » en cours, le rejet offusqué du « Grand Soir » ne laisse de faire sourire.

Ces écolos si pressés qu’ils n’ont jamais le temps pour le “Grand Soir”

Rapide florilège. Dans l’émission « C Politique », Flora Ghebali, candidate les Écologistes aux élections européennes de 2022, essayiste et chroniqueuse aux « Grandes Gueules », philosophe : « Là il y a un chaos politique devant nous, ou un chaos climatique. Qu’est-ce que je préfère ? Quand j’entends Clément Sénéchal dire : ‘‘le Grand Soir, le Grand Soir, il faut faire la révolution…’’ » Peu importe si à aucun moment je n’ai parlé du Grand Soir, ni sur ce plateau, ni ailleurs : il est clair que Flora Ghebali préfère le chaos climatique. Autre plateau, même ambiance, cette fois dans l’émission « C ce soir » (mais pas le Grand Soir), intitulée pour l’occasion « Écologie : faut-il basculer dans la rupture ou garder la méthode douce ? ». La sentence tombe dans la bouche de Thierry Pech, instigateur avec Cyril Dion de la Convention citoyenne pour le climat et directeur général du think thank Terra Nova : « L’impatience m’a largement détourné de la révolution. S’il faut attendre le Grand Soir, une nouvelle constitution… on ne va pas y arriver, parce qu’on n’a pas le temps d’attendre. Alors je fais avec ce qu’on a, de façon agnostique. Ce n’est pas assez, ça ne va pas assez vite, mais au moins on fait des choses. » Un peu comme le hamster dans sa roue, en somme. Il n’avance pas, mais il pratique. Quelques jours plus tard, me voici dans la matinale de France Inter face à Marine Braud, ancienne conseillère de Pascal Canfin au WWF puis d’Elisabeth Borne à Matignon, autrice pour la Fondation Jean Jaurès, désormais épanouie dans le conseil aux entreprises : « Je vais être très claire : moi je pense qu’on n’a pas le temps et qu’on n’a pas le luxe d’attendre le Grand Soir [que strictement personne n’a d’ailleurs évoqué pendant la discussion] pour faire la transition écologique. » Sans doute parce qu’elle a le luxe de gagner – sans attendre – sa vie sur le mythe de la transition écologique. 

« Je pense que dans certains milieux petit-bourgeois machins-trucs, on peut avoir le luxe de se dire “moi, j’attends le Grand Soir”. »

Marine Tondelier

Chez les environnementalistes installés, l’ombre du Grand Soir semble donc relever d’une obsession névrotique. En témoigne encore l’entretien vidéo accordé à L’Humanité par la secrétaire nationale des Écologistes en décembre dernier. Interrogée sur sa participation aux pourparlers élyséens donnant suite au vote de la motion de censure contre Michel Barnier, Marine Tondelier se justifie ainsi : « Vous pouvez trouver que je suis naïve, vous pouvez ne pas être d’accord, il n’y a pas de problème. Je pense qu’on a besoin d’une force d’interposition entre Emmanuel Macron et les Français. Et je pense que dans certains milieux petit-bourgeois machins-trucs, on peut avoir le luxe de se dire “moi, j’attends le Grand Soir, et quand j’aurai toutes les marges de manœuvre, que ce sera tout bien, avec un gouvernement que de nous, eh bah là, j’irai !ʼʼ » Plus tôt, à propos de l’incapacité du NFP à imposer un Premier ministre à Emmanuel Macron suite au résultat favorable des législatives anticipées, Marine Tondelier explique pourtant que : « Quand un président de la République a décidé de priver le peuple français du résultat de son élection, vous n’y pouvez pas grand-chose dans le cadre de la Ve République, c’est comme ça. » Mais c’est ok. Pas le temps pour le Grand Soir pour autant. Les pourfendeurs du Grand Soir sont souvent les apprentis du grand n’importe quoi.

La gauche qui rassure le bourgeois : le changement n’aura pas lieu

Mais au-delà des rangs de l’écologie bourgeoise, la peur du Grand Soir semble avoir infusé dans l’ensemble du spectre de la gauche réformiste – peut-être même jusqu’à la définir. Elle est en effet devenue si admise dans son langage courant qu’elle semble déterminer son habitus politique, celui de la posture minoritaire, pétocharde et accablée, à ce point corrompue dans ses ambitions qu’elle valide désormais les armes rhétoriques utilisées contre elle par ses propres adversaires. Ainsi de la nouvelle coqueluche de la gauche française, Gabriel Zucman, inspirateur de la fameuse « taxe Zucman » ciblant les gros patrimoines, dont l’intervention dans la matinale de France Inter en juin dernier est un classique du genre : « Ce que vient faire cette proposition de loi extrêmement importante […], c’est simplement de mettre en conformité nos lois fiscales avec nos principes constitutionnels fondamentaux. Ce n’est pas le Grand Soir fiscal, ce n’est pas la révolution fiscale. […] C’est s’assurer que chaque année, les milliardaires, les centimillionnaires ne payent pas moins de taxes que leur secrétaire et que leur chauffeur. » Nous voilà rassurés, merci.

Mais comme il ne faudrait vraiment pas choquer le bourgeois friand de la pondération caractéristique de France Inter, il poursuit : « Sur la question de l’exil fiscal, […] c’est un débat qu’on a depuis la Révolution française, la fuite des aristocrates, sauf qu’à l’époque c’était la Révolution française, aujourd’hui, ce n’est pas la révolution fiscale, c’est un dispositif très modeste, 2% [du patrimoine]. » Et au cas où ça ne serait toujours pas clair : « Ça n’a rien à voir avec l’ISF. Ça prend l’exact contre-pied. L’ISF commence à 1 million d’euros et touchait 350 000 contribuables en 2017, la veille de son abolition. Là on commence à 100 millions d’euros et ça concerne environ 1800 contribuables. » Tant de circonvolutions déférentes et pénibles pour un dispositif fiscal nettement moins ambitieux que ne l’était l’ISF, qui est pourtant resté en vigueur sous bien des gouvernements de droite : à quoi bon se rendre à la radio pour si peu ? Étrange tactique, au surplus, que d’abandonner toute combativité politique et culturelle pour une réforme dont on sait qu’elle n’a aucun avenir législatif immédiat, compte tenu du rapport de force institutionnel en présence. En définitive, c’est comme si l’imaginaire répulsif du Grand Soir déterminait le surmoi politique de la gauche bourgeoise, réduite à une gymnastique mentale improbable : nous faire croire que ne rien changer allait tout changer.

Déjà, en 2007, l’impétrant François Hollande, alors premier secrétaire du Parti socialiste, tempérait les ardeurs de ses jeunes militants lors des universités d’été du MJS :  « On est là pour suivre un long cheminement. (…) Le Grand Soir, c’est fini !  » Le cheminement loin du Grand Soir est aujourd’hui bien connu : c’est celui de la trahison grimée en transition. Comme chacun s’en souvient, l’apothéose en fût le quinquennat minable de François Hollande, dont la gauche paie encore le prix tandis que l’extrême-droite en tire d’éternels dividendes. En réalité, l’espace ouvert par la fin du Grand Soir est celui d’une social-démocratie aussi moribonde qu’imaginaire, doublure mal cousue au revers d’un bloc bourgeois entièrement dévoué à l’extension autoritaire du capitalisme. Les insoumis, qui cèdent parfois à la pression rhétorique, devraient donc se garder de cet aveu de faiblesse et revendiquer au contraire le camp du Grand Soir.

À l’origine de l’expression « Grand soir », la droite et l’extrême-droite

Peut-être serait-il utile – même s’il y a fort à parier que celles et ceux qui l’utilisent aujourd’hui font relativement peu de cas de l’histoire politique – de rappeler d’où vient cette locution. Il faut pour cela remonter à la fin du XIXe siècle. À cette époque, le lexique usité par le mouvement anarchiste fait plutôt référence au « grand jour » comme métaphore de la révolution à venir, celle qui détruirait l’ordre bourgeois pour instituer une nouvelle société libérée du joug de sa domination. Jusqu’en octobre 1882, où s’ouvre le procès de la Bande noire, un groupement de plusieurs organisations ouvrières d’inspiration anarchiste présentes dans la région de Montceau-les-Mines, mis en cause dans de récentes émeutes ayant conduit à l’incendie d’une chapelle. Les correspondances exhumées par le tribunal font état d’un « grand jour à venir », comme formule de conclusion générale apposée au bas de l’une des missives, sans aucune visée pratique réelle. Mais le président du tribunal et – surtout – le chroniqueur du Figaro qui couvre en détail le procès lui substituent la formule plus ténébreuse de « Grand Soir ». Ainsi, comme le remarque Yves Meunier, « à l’origine du mythe révolutionnaire se trouve une mystification réactionnaire ».

Le linguiste Maurice Tournier relève pour sa part que l’expression est rapidement reprise, dans un sens péjoratif, par l’extrême droite antisémite et complotiste, qui l’utilise abondamment à des fins de propagande, à l’instar d’Edouard Drumond, Charles Maurras ou Charles Benoist. Le Grand Soir se trouve dès lors chiffré par les réactionnaires comme un thème-repoussoir. Devenue publique par voie de presse, l’allégorie du Grand Soir est également réinvestie dans certains cercles syndicaux, notamment pour inculquer un caractère vengeur à l’action révolutionnaire, en réponse à la répression sanglante des soulèvements ouvriers de juin 1848 contre la fermeture des ateliers nationaux et de la Commune de Paris en 1871. La tournure enjoint aux opprimés de se mettre en ordre de bataille contre les ventrus et instille un zest d’épouvante incontrôlé dans la classe dominante – bien qu’à cette période, les anarchistes délaissent la propagande par le fait (l’action directe et l’attentat) pour renouer avec le syndicalisme et l’horizon de la grève générale, alors désignée sous le nom de grève universelle (par opposition aux grèves partielles et revendicatives). Cet élan se traduit par la création de la CGT en 1895 et concoure à la grève générale du 1er mai 1906, dont la revendication centrale est la journée de 8h – qui sera finalement accordée en 1919.

L’expression est rapidement reprise, dans un sens péjoratif, par l’extrême droite antisémite et complotiste, qui l’utilise abondamment à des fins de propagande, à l’instar d’Edouard Drumond, Charles Maurras ou Charles Benoist. Le Grand Soir se trouve dès lors chiffré par les réactionnaires comme un thème-repoussoir.

Dans les semaines qui précèdent ce moment fondateur, le thème du Grand Soir est lourdement mastiqué par la bourgeoisie éditoriale, avec des effets concrets puisque les commandes de coffres-forts augmentent drastiquement et certains capitaux sont exfiltrés à l’étranger. Il faut dire que la tension avec la classe ouvrière est à son comble : en mars 1906, la catastrophe minière de Courrière dépasse le millier de morts et déclenche des grèves spontanées dans le bassin minier. Pour conjurer le mauvais sort politique, la presse conservatrice et monarchiste décide alors d’écrire chaque jour la chronique terrifiante de la révolution qui vient, décrivant avec minutie une capitale à feu et à sang, avec des conduites de gaz éventrées. Comme le relate l’historienne Aurélie Carrier dans un ouvrage très intéressant, l’évocation du Grand Soir, tour à tour positive ou négative selon le camp politique et la situation sociale du locuteur, cristallise à la fois la vigueur révolutionnaire de la classe ouvrière et la panique de la bourgeoisie. À cette époque, le mouvement ouvrier utilise l’horizon du Grand Soir pour cibler la classe bourgeoise. Aujourd’hui, les écologistes mainstream et les économistes de gauche utilisent l’expression pour la rassurer.

Derrière l’avertissement, le tabou du capitalisme

En effet, la convocation de cette expression dans le débat public est aujourd’hui constamment teintée d’ironie. Elle sous-entend qu’un programme politique de rupture avec les tendances historiques à l’œuvre – le néolibéralisme illibéral – est soit illégitime, soit irréaliste, souvent les deux. En effet, dans les bouches pâteuses de la gauche BCBG, cette locution survient en général quand il est question du capitalisme. En fait, toute réforme visant explicitement une confrontation avec le capital pour lui reprendre le pouvoir se trouve ipso facto renvoyée dans le vortex rhétorique du Grand Soir, c’est-à-dire à la question de la méthode et de l’évènementialité, donc de la forme. Comme s’il n’y avait en définitive pas de manière acceptable de sortir du capitalisme – sous-entendu : le capitalisme gouverne de manière démocratique, voire incarne la démocratie. On rappelle que Macron a pourtant été élu deux fois avec bien moins de la moitié des voix du corps électoral : le capital n’a jamais gouverné à l’unanimité.

La manière dont l’expression est utilisée, comme un sophisme temporel (la situation est toujours trop urgente pour prendre le temps de la rupture / si on travaille à la rupture à venir c’est qu’on néglige le présent) signale une mauvaise foi pathétique, consistant à replier une aspiration politique, historiquement et intellectuellement construite, sur un élément prosaïque, à la fois vulgaire et insaisissable, en l’occurrence : un soir particulier. Comme si l’avènement du socialisme écologique et décolonial allait avoir lieu un mardi entre 20h et 23h. Caricaturer la position adverse pour éviter d’avoir à y réfléchir, à y penser. Donc, a fortiori, pour éviter de lui donner du champ et l’empêcher d’advenir. Il est évident qu’une révolution de l’ordre social n’aura pas lieu en un jour et procédera par étapes successives. Simplement, elle s’appuiera sur une prise du pouvoir réelle, des décisions de ruptures structurantes et une volonté d’inverser les hiérarchies sociales. La sortie du capitalisme n’aura pas lieu en une nuit. Mais pendant qu’eux prennent le temps de faire du surplace (parfois en nous déclarant, à distance du Grand Soir, que le “changement c’est maintenant”), nous voulons enclencher un processus de transformation sociale. Notamment parce que la biosphère, pour parler écologie, n’a plus le luxe en l’état de subir les mensonges du capitalisme vert et du développement durable. Nous avons une obligation de résultat. Donc de radicalité.

La manière dont l’expression est utilisée, consistant à replier une aspiration politique, historiquement et intellectuellement construite, sur un élément prosaïque, à la fois vulgaire et insaisissable, en l’occurrence : un soir particulier. Comme si l’avènement du socialisme écologique et décolonial allait avoir lieu un mardi entre 20h et 23h. Caricaturer la position adverse pour éviter d’avoir à y réfléchir, à y penser.

Mais n’est-ce pas aussi une façon d’écarter les classes populaires du débat, en convoquant le registre du « réalisme » de façade, du « pragmatisme » instruit par l’expérience prestigieuse au plus près des affaires ? Une manière de dire que le sort des groupes subalternes constitue une réalité historique indépassable, éventuellement amendable par quelques petites touches de compromis ? Et que quelques gigotements verdoyants exhibés par une élite médiatique suffiront à parer au désastre environnemental ? En somme, de nous expliquer qu’il faut d’abord savoir se contenter de l’impuissance générale ? L’ironisation sur le thème du Grand Soir encapsule la dépossession des perspectives d’action et du pouvoir politique pour la majorité sociale. Fait incuber, par l’intermédiaire du spectacle, le Grand affect du renoncement, ou plutôt du découragement ; le sentiment d’une illégitimité fondamentale des classes populaires. La sensation d’un éloignement inexorable, comme si la réalité était une matière univoque, indéboulonnable et hors de portée. Car pour la bourgeoisie contemporaine, les CSP inférieures constituent toujours des classes dangereuses, des silhouettes détachées dans les flammes du Grand Soir.

En effet, derrière la condescendance satisfaite planque une crainte mal dissimulée, un effroi sous-jacent : celle de voir l’hypocrisie « progressiste » démasquée d’une part, celle de perdre ses privilèges objectifs d’autre part  L’invocation incidente et péjorative du Grand Soir sur un plateau – alors que personne n’en parle – sert en réalité à faire partager au reste de la population, par déviation sémantique et dérivation psychique, sa propre frayeur de la révolution, c’est-à-dire la peur d’un bouleversement réel de l’ordre social et des hiérarchies afférentes. En somme, l’évocation intempestive du Grand Soir constitue une opération de détournement cognitif.

Un code de caste : protéger la bourgeoisie des vraies ruptures

Mais c’est aussi un code de reconnaissance qui permet de cotiser aux intérêts symboliques de la bourgeoisie quand elle est prise à parti et qu’il faut serrer les rangs sur les plateaux. Quand Flora Ghebali, Gabriel Zucman ou Marine Tondelier s’y réfèrent, ils indiquent non seulement l’innocuité de leur parole pour l’ordre établi, mais aussi leur zèle discret pour refouler tout contenu politique susceptible de matérialiser dans l’histoire un projet authentiquement de gauche. L’obsession du Grand Soir dans l’écologie mainstream signale les névroses d’un personnel parvenu, d’un secteur élitaire au sein du spectre de gauche qui n’a plus vraiment intérêt à remettre en cause les règles du jeu. Ces acteurs se trouvent en effet dans une situation paradoxale : ils profitent déjà du système tel qu’il est déployé, bien qu’ils en contestent certains aspects. Ils en sont les nuances autorisées. Et, par voie de conséquence, les autorités sclérosées. Pour ce groupe social privilégié, légitimer la révolution, c’est courir le risque d’être dépassé par la base en mouvement, doublé par des individus autonomes qui s’affranchissent des tutelles. La gauche qui perd les fait gagner, eux. D’où le soin malveillant qu’ils mettent à diffuser auprès des masses leur dépression marécageuse et leur habileté à la défaite. Viser l’anesthésie générale des gens sensibilisés, voilà l’enjeu.

Car évidemment, la référence-réflexe au Grand Soir, quand elle est péjorative, alimente une ambiance contre-révolutionnaire qui renvoie la gauche au rôle fantomatique de garante du statu quo. Elle est l’orchestration lancinante de cette peur du pire qui empêche le meilleur d’avoir lieu. L’invocation du Grand Soir réduit le périmètre des possibles à l’ordre existant. Et ce n’est pas un hasard si tous les acteurs qui moquent le Grand Soir pour diaboliser les forces révolutionnaires se sont mises à bêler en cadence le refrain de la « stabilité » après le vote de la motion de censure, ou celui des appels au calme lors des révoltes dans les quartiers populaires. Mais à qui profite la stabilité, dans la Ve République ?

Et si l’heure du « Grand soir » était arrivée ?

Fin août, France Inter, la radio du bon goût réformiste par excellence, diffusait un épisode du Téléphone sonne intitulé, avec l’ironie d’usage, « Bloquons tout : le Grand Soir se décrète-il ? » Suspense.

Les raisons d’en venir au Grand Soir n’ont en effet jamais été aussi nombreuses. Rappelons-nous des leçons du vote sur le traité européen en 2005, dont nous célébrons cette année les 20 ans. D’abord, cet épisode mémorable nous a appris que « l’alternance » gauche-droite des « partis de gouvernement » n’était plus un moyen démocratique d’infléchir l’histoire, puisque Nicolas Sarkozy comme François Hollande défendaient chacun le « oui », c’est-à-dire la constitutionnalisation d’une option économique (le néolibéralisme) et l’intronisation du taux de profit comme norme suprême. Tous les partis verts européens étaient d’ailleurs sur la même ligne : There is no alternative. L’autre leçon, c’est que les élites politiques n’en n’ont plus rien à carrer de l’expression populaire recueillie par des voies institutionnelles, puisque la victoire du non au référendum n’a pas empêché l’adoption d’un traité similaire en 2007. À cette occasion, il est apparu très clairement que l’État capitaliste avait cessé de métaboliser les antagonismes sociaux propres au capitalisme pour s’aligner sur les seuls intérêts de la classe dominante – et la continuité entre le quinquennat de Nicolas Sarkozy et celui de François Hollande n’a fait que le confirmer.

La référence-réflexe au Grand Soir, quand elle est péjorative, alimente une ambiance contre-révolutionnaire qui renvoie la gauche au rôle fantomatique de garante du statu quo. Elle est l’orchestration lancinante de cette peur du pire qui empêche le meilleur d’avoir lieu.

Nous pataugeons encore dans cette lame de fond. Et le caractère autoritaire du bloc bourgeois ne fait que se renforcer, jusqu’à rendre la comédie institutionnelles de la Ve République grotesque, délaissée de ses derniers oripeaux démocratiques depuis l’avènement d’Emmanuel Macron (issu de la gouvernance Hollande, faut-il le rappeler) : gouvernement par 49.3 systématiques, non-respect du résultat des élections législatives anticipées, négation de la motion de censure parlementaire, interdiction et répression systématique des manifestations… Une décadence démocratique sponsorisée par les Écologistes et le Parti socialiste, au nom de la stabilité et du dialogue de jour.

Parallèlement, nous assistons à un effondrement moral inédit des élites, qui devrait suffire à justifier n’importe quelle révolution : extrême-droitisation assumée d’une grande partie de l’appareil médiatique, haine décomplexée vis-à-vis des Arabes, négation tranquille du droit international, retour de l’adage « plutôt Hitler que le Front populaire » – lisible dans la diabolisation outrancière de la France Insoumise, pourtant première force d’opposition parlementaire, ou dans le rôle central pris par un histrion vaseux comme Bruno Retailleau au sein d’un gouvernement qui ne s’illustre plus que par des saillies fascisantes. Par dérivation, comme l’analyse Romaric Godin, une frange croissante des classes moyennes-supérieures bascule dans les vapeurs idéologiques libertariennes (coucou Nicolas !)

I faut à la fois revendiquer positivement le Grand Soir et le démystifier. L’imaginaire démocratique de notre temps ne peut être que révolutionnaire.

Quant au capital, dont le rêve a toujours été de se passer de la démocratie, comme le démontre l’historien Quinn Slobodian dans un ouvrage édifiant (Le capitalisme de l’apocalypse), il a déjà réussi à se soustraire au jeu démocratique et à la souveraineté populaire en créant de multiples espaces de sécession partout sur la planète (zones franches, paradis fiscaux, gated communities), dont la concurrence fiscale tient sous tutelle les démocraties libérales classiques – et dont le budget gravement antisocial du gouvernement Bayrou, composé pour moitié de multimillionnaires, figure une manifestation parmi d’autres. La mainmise du bloc bourgeois sur les institutions a des effets très réels, par exemple un taux de pauvreté et des inégalités au plus haut en France depuis trente ans. Sans parler du fait que la classe capitaliste est littéralement en train de rendre la planète inhabitable pour la majorité des gens afin de faire fructifier son capital – ce qui devrait peut-être énerver un peu plus que ça nos écolos patentés. De fait, l’idéal de la social-démocratie a été avalé comme son personnel par la radicalisation mécanique du capitalisme, qui n’est pas un dispositif de démocratisation mais de concentration. Par conséquent, les conditions même de la social-démocratie (compromis institutionnel, biosphère abondante) ont disparu – d’où sans doute les cris d’orfraie des « progressistes » en peau de lapin à propos du Grand Soir dès qu’il est question de résultats politiques : ils ont l’intuition que leur positionnement n’est plus qu’une illusion médiatique. 

Bref, les raisons de travailler au Grand Soir sont aujourd’hui impérieuses, en particulier sur le plan démocratique. Le temps des interpellations est terminé. Heureusement pour nous, malgré les conjurations imbéciles de la gauche bourgeoise, les révolutions sont têtues et surviennent toujours de manière impromptue. Pour cela, il faut à la fois revendiquer positivement le Grand Soir et le démystifier. L’imaginaire démocratique de notre temps ne peut être que révolutionnaire. Mais le Grand Soir ne signifie pas la mise à feu et à sang de Paris. Le Grand Soir, c’est aussi un Soir d’élection où la gauche anticapitaliste gagne la majorité des suffrages. C’est un Soir d’insurrection où les lieux du pouvoir se trouvent occupés pacifiquement. C’est un Soir de grève générale où le rouleau-compresseur s’arrête. C’est un Soir de révolte ouvrière où l’usine est restituée aux travailleurs. C’est un Soir d’émeute paysanne où les terres sont reprises à l’agrobusiness. C’est un Soir où l’on se retrouve enfin, pour se dire à demain. Comme le chante Jacques Brel, « le monde sommeille par manque d’imprudence ».

Des Gilets jaunes aux Soulèvements de la Terre en passant par les mobilisations pro-palestiniennes, les combats féministes, les luttes décoloniales, l’élan écologique contre la loi Duplomb et les succès de la gauche de rupture, notre temps politique démontre qu’une énergie enthousiaste et rebelle est disponible dans le pays. Cessons simplement d’avoir peur : rendez-vous le 10 septembre


Photo de Constant Loubier sur Unsplash – Montpellier pendant le mouvement des gilets jaunes, février 2019

Clément Sénéchal
Clément Sénéchal
Chroniqueur
Tous les articles
Bannière abonnements