Et si on bloquait le pays à partir du 10 septembre ?

Encore un budget de guerre sociale. Encore un gouvernement qui piétine les plus fragiles. Et encore cette même comédie : les syndicats supplient, les partis comptent les voix, les éditos progressistes s’indignent à demi-mot. Mais cette fois, quelque chose pourrait échapper à leur contrôle. Un appel en-dehors des organisations, avec un mot d’ordre clair : Boycott, Désobéissance, Solidarité. Et une date : le 10 septembre. Et derrière, un refus massif de jouer le jeu des institutions mortes. Alors forcément, la machine à décrédibiliser ce mouvement s’est déjà mise en route. Selon les gardiens officiels de l’ordre progressiste, cet appel serait confus et relayé par l’extrême-droite. Mais il est temps d’arrêter de se rassurer avec des fictions. Ce système ne tombera pas sous les coups des pétitions, des motions de censure, des élections ou des grèves perlées. Il tombera peut-être sous les coups d’une classe sociale qui a de moins en moins à perdre.
Face à l’ignominie du budget présenté par Bayrou, qui une fois encore a choisi d’écraser les plus modestes pour préserver les intérêts des plus fortunés, nombre d’entre nous se sont interrogés : que faire ? Comment riposter à une politique aussi brutale ? L’adoption de la loi Duplomb n’a fait qu’enfoncer davantage le clou. Une pétition s’y opposant, largement diffusée, rencontre un vif succès. Mais, sans surprise, le gouvernement l’ignore avec le plus grand mépris. Il faut bien le reconnaître : aucune issue institutionnelle ne semble aujourd’hui envisageable face au problème auquel nous sommes confrontés. Une nouvelle motion de censure ? Admettons. Cela ne nous vaudrait sans doute que le remplacement d’un exécutant zélé comme Bayrou par un autre, sans doute pire encore. Un blocage parlementaire pouvant déboucher sur une hypothétique dissolution de l’Assemblée nationale ? Cela n’aboutirait à rien : si par miracle la gauche (et laquelle?) l’emportait dans les urnes, son résultat ne serait de toute façon pas respecté.
Et les syndicats ? Ils semblent pour le moment réduits à des actions symboliques — telle une timide pétition — sans portée réelle. Dans quel but, au fond ? Faire savoir au gouvernement qu’une partie considérable de la population hait son budget, et par extension, le hait lui-même ? Il en est parfaitement conscient. Et cela ne l’ébranle en rien. Macron est inamovible. Il ne risque rien, politiquement ou personnellement, à susciter le rejet massif de la population. Sa seule vraie menace est l’échec de sa force politique à la prochaine présidentielle. Mais il a sans doute déjà prévu sa future carrière dans le privé et de toute manière les figures de son entourage susceptibles de lui succéder savent bien que l’impopularité durant le mandat n’est en rien un obstacle à la réélection. L’accession au pouvoir résulte désormais d’un jeu tactique cynique : se retrouver au second tour face au Rassemblement national et s’en remettre à l’éternelle mécanique du « barrage républicain ».
Le 10 septembre : recréer un espace que le pouvoir ne contrôle pas
Alors, que nous reste-t-il ? Le principal : nous-mêmes. Les seules initiatives qui peuvent réussir sont celles qui échappent aux organisations. Les Gilets Jaunes l’ont démontré. En effet, si l’on fait le bilan des mobilisations face à Macron, ce sont les seuls à avoir obtenu quelques reculs du gouvernement. Les Gilets Jaunes ont ainsi fait mieux que toutes les confédérations syndicales depuis 20 ans, parce qu’ils ont créé, comme l’écrit la sociologue Kaoutar Harchi, « un temps et un espace qui leur était propre ». Le gouvernement n’avait pas de prise sur lui autre que la violence de la police qui s’est abattue sur les manifestants. Il n’avait pas d’interlocuteurs avec qui dialoguer. Les Gilets jaunes ne parlaient pas au gouvernement, n’étaient pas structurés, institutionnalisés. Le pouvoir avait donc peur d’eux.
C’est cette crainte qu’il faut reproduire. Elle est en réalité peut-être déjà-là. Un appel général « à la solidarité du peuple pour un arrêt général total et illimité du pays » a été lancé pour le 10 septembre et au-delà. Ses initiateurs restent anonymes. Ils affirment n’appartenir à aucun syndicat et à aucune organisation politique. Comment ne pas se reconnaître dans la clarté de leur mot d’ordre ? : « Stop à l’austérité Bayrou ! Le gouvernement sacrifie nos droits : deux jours fériés supprimés, coupes massives dans la santé, gel des retraites, suppression de milliers de postes publics. Ce plan injuste frappe les plus fragiles et détruit nos services essentiels. Une autre politique est possible : solidaire, juste, et humaine. 3 mots d’ordre – Boycott – Désobéissance – Solidarité » affirment-ils d’emblée sur leur site, qui comprend déjà une carte des mobilisations et une boucle télégram pour s’informer et se soutenir.
Leurs modes d’action sont également particulièrement explicites :
En premier lieu le boycott :
- Ne plus acheter dans les grandes surfaces qui profitent des baisses de cotisations, des aides publiques, tout en pressurant les salariés (Carrefour, Auchan, Amazon, etc.).
- Retirer son argent des grandes banques complices de la spéculation et de la politique de casse sociale (BNP Paribas, Société Générale…) pour le placer dans des banques coopératives ou locales.
- Refuser de consommer ce qui alimente le système : essence, fast fashion, plateformes numériques prédatrices (Uber, Deliveroo…).
- Cesser de travailler dans la mesure du possible : prendre des congés, déposer des arrêts, ralentir volontairement la production (grève du zèle, grève du travail gratuit…).
- Suspendre les paiements symboliques : ne plus valider ses tickets de transport, retarder ses impôts symboliquement pour dénoncer leur usage injuste (action coordonnée, non individuelle, à organiser juridiquement).
- Soutenir les circuits courts : acheter local, échanger, partager, se débrouiller entre citoyens. Créer notre propre réseau économique temporaire.
En deuxième lieu la désobéissance :
- Refus collectif de remplir certaines obligations : déclarations, formulaires, évaluations imposées, recensements inutiles.
- Rétention ou ralentissement volontaire dans les services publics : blocage administratif, grèves du zèle dans l’éducation, la santé, les transports.
- Occupation pacifique de lieux symboliques : préfectures, mairies, antennes CAF ou France Travail, pour rendre visible notre opposition.
- Blocages ciblés : routes, dépôts logistiques, grandes enseignes, sans violence mais avec détermination.
- Refus de collaboration à la répression : enseignants, soignants, agents publics qui refusent de sanctionner ou d’exclure.
- Soutien actif à ceux qui désobéissent : protection légale, relais médiatique, caisse de grève et de soutien.
En troisième lieu : la solidarité :
- Créer des caisses de grève et de soutien local pour aider celles et ceux qui perdent un revenu en s’arrêtant ou en désobéissant.
- Organiser des repas partagés, des distributions, des circuits courts entre citoyens : entraide alimentaire, troc, jardinage collectif.
- Ouvrir des espaces de discussion et de coordination dans chaque quartier, chaque village, pour ne pas rester isolés, pour agir ensemble.
- Mettre en lien les professions mobilisées : enseignants, soignants, cheminots, agents territoriaux, livreurs, étudiants… tous ceux qui subissent peuvent résister.
- Partager les savoirs : ateliers juridiques, premiers secours, auto-formation à la résistance non violente, ateliers enfants pendant les grèves.
- Relier les luttes : climat, logement, droits des femmes, travail… ce n’est pas une addition de causes, c’est une même injustice à combattre.
La peur de la confusion, alibi pour l’inaction
Évidemment, les organes officiels de la bourgeoisie progressiste se sont empressés de prendre leur distance. « L’appel est partagé par des relais de l’extrême droite. » affirme Libération dès les premières lignes de son article. Ils auraient tout aussi bien pu écrire « par des relais d’extrême gauche » — comme Frustration par exemple — mais cette précision ne les effleure même pas. Même ton à L’Humanité, qu’on aurait pu espérer plus inspiré. Le chapeau de leur article souligne que « ses initiateurs se disent indépendants des partis et syndicats, même si des comptes proches de l’extrême droite relaient leur mot d’ordre », avant de consacrer l’essentiel de leur papier à ce seul aspect. S’attarder exclusivement sur certains relais plutôt que sur le contenu de l’appel, sur son potentiel mobilisateur ou sur l’espoir qu’il suscite, n’est pas une nouveauté. Ce réflexe, on l’a vu au moment des Gilets jaunes : la crainte d’une récupération par l’extrême droite avait poussé une bonne partie de la gauche à garder ses distances. Ce fut une faute stratégique majeure. Car c’est précisément lorsque les anticapitalistes désertent ces mouvements que l’extrême droite y trouve un terrain libre. Aucun mouvement populaire ne sera jamais parfaitement aligné idéologiquement. De la spontanéité naît forcément un certain degré de confusion. C’est inévitable. Mais tant que le mouvement reste ouvert, pluriel, contestataire, il est de notre devoir de nous y engager. Si un tournant autoritaire, réactionnaire ou même fasciste devait survenir, alors il sera temps de s’en retirer. Mais l’erreur ne réside pas dans le fait de se tromper, elle réside dans l’inaction. Il faut cesser de se faire des nœuds au cerveau. Il est temps de se mobiliser. On commence le 10 septembre. On tient. On s’organise. Et on verra ce que la lutte peut encore arracher.

Guillaume Étievant
Responsable éditorial
