Comment faire la révolution ? Quatre leçons de 1789

Le 14 juillet est une date que les autorités étatiques ont transformée en commémoration de l’unité de la Nation, toute classe sociale confondue, alors que cette date représente le début de la Révolution française, avec la célèbre prise de la Bastille. Ce jour peut être l’occasion de se rappeler qu’à une époque où tout semblait figé, hiérarchique, inscrit dans l’ordre naturel des choses, il a été possible de renverser la table et de mettre fin à des siècles de domination d’une classe sociale aristocratique sur les autres. Si cette révolution de 1789 est inachevée, qu’elle a aussi charrié son lot de violences et de massacres, qu’elle a débouché sur l’instauration progressive d’une République bourgeoise, dont nous subissons en ce moment pleinement le potentiel antidémocratique, elle nous rappelle aussi que parfois toutes les injustices peuvent déboucher sur de grands bouleversements qui changent la vie.
Mais comment y parvenir ? C’est une question que beaucoup de gens se posent, et les modes d’emploi qui circulent le plus ne sont pas convaincants. D’un côté, certains disent qu’à force que la situation économique et sociale se dégrade, le mécontentement croissant va pousser les gens à la révolte, qui n’aura besoin ni de cadre ni de théorie pour exploser. Bref, le “ça va péter”. Oui mais quand, et comment ? De l’autre, des experts de la lutte sociale ou de la politique institutionnelle nous expliquent que le changement viendra de l’action organisée de quelques personnes qui sauront se faire l’écho de la colère globale et prendront le contrôle des institutions pour changer les choses, avec le soutien et au nom du peuple. Aucune de ces théories n’est satisfaisante. La première pousse à l’inaction et la seconde à la passivité et la soumission, tout en ne proposant aucune réponse satisfaisante à une importante limite : si quelques personnes renversent la société au nom du peuple, comment s’assurer qu’elles ne prennent pas le pouvoir sur la société nouvelle, comme cela s’est produit systématiquement en cas de révolution ? Mais avant de se pencher sur l’après, revenons sur l’avant, sur les éléments déclencheurs et déterminants des révolutions, en se basant sur celle de 1789. Quatre grands éléments me semblent avoir été sous-estimés ou peu pris en compte par les récits militants et officiels et méritent que l’on s’y attarde, éventuellement pour s’en inspirer.
1 – Les révolutions sont toujours improbables et inattendues
“Une émeute qui dégénererait en sédition est devenue moralement impossible. La surveillance de la police, les régiments de gardes suisses et françaises, casernés et tout prêts à marcher, la maison du roi, les villes de guerre dont Paris est environné, sans compter un nombre immense d’hommes attachés aux intérêts de la cour, tout semble propre à réprimer à jamais l’apparence d’un soulèvement sérieux”. C’est par cette citation que l’historienne Laurence de Cock fait astucieusement débuter le chapitre de son Histoire de France populaire consacré à la Révolution française. Ces mots sont ceux d’un écrivain issu de la bourgeoisie, Louis-Sébastien Mercier, dans son livre Tableau de Paris publié en plusieurs volumes entre 1781 et 1788. Je crois entendre des participants aux événements publics organisés autour de Frustration ou de certains de mes livres : non seulement la France contemporaine serait devenue bien trop répressive pour tenter quoi que ce soit, mais en plus “les gens” seraient bien trop charmée par l’idéologie dominante pour se révolter. Qu’importe qu’à l’été 2018, quelques mois avant le soulèvement insurrectionnel des gilets jaunes, on disait la même chose, racontant que Macron, après la victoire de la France a la coupe du monde de football, serait désormais intouchable.
Une émeute qui dégénererait en sédition est devenue moralement impossible. La surveillance de la police, les régiments de gardes suisses et françaises, casernés et tout prêts à marcher, la maison du roi, les villes de guerre dont Paris est environné, sans compter un nombre immense d’hommes attachés aux intérêts de la cour, tout semble propre à réprimer à jamais l’apparence d’un soulèvement sérieux”.
Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1781-1788

En 1789, quasiment personne n’avait ne serait-ce qu’imaginé la chute de la monarchie qui se produirait quelques années plus tard. La France, monarchie absolue puissante et incontestée, semblait ancrée pour des siècles dans l’Ancien régime. Sur le plan des idées, quasiment personne ne remettait en cause la monarchie. Dans les cahiers de doléances de 1789, le pouvoir royal n’est pas contesté, au contraire : le roi est décrit comme victime des nobles avares et incompétents et c’est vers lui que le peuple adresse ses revendications.
La révolution de 1789 et ses suites nous rappellent deux choses : d’abord, que jamais les contemporains d’une révolution ne la voient arriver. Ensuite, que le processus révolutionnaire produit des transformations très rapides des idées, et que des choses inconcevables pour la plupart des gens peuvent devenir, en quelques mois, absolument essentielles.
2 – La lutte des classes à la racine de la révolution
Ce sont les raisons les plus connues de la Révolution française : en 1789, le Royaume de France est dans une situation économique très difficile tandis que son modèle politique et fiscal n’est plus adapté aux rapports de force sociaux de l’époque. La situation est critique car d’un côté les conditions climatiques ont occasionné de mauvaises récoltes et de l’autre les finances publiques sont exsangues. Dans ce contexte, les privilèges fiscaux de la noblesse et du clergé, qui sont exonérés d’impôts, semblent intolérables. Et c’est notamment parce que Louis XVI convoque les états généraux, où est représenté le tiers état (en réalité la classe bourgeoise plutôt que le bas peuple) que cette question devient explosive et produit l’enchaînement dont le 14 juillet 1789 est un basculement assez fondamental. L’histoire officielle a considérablement gommé les enjeux économiques, sociaux et fiscaux de la Révolution française au profit d’un récit de quête de liberté et de droits formels.
La réalité est toute autre : si la Bastille est prise d’assaut, ce n’est pas uniquement comme symbole de la monarchie absolue et de son arbitraire mais parce qu’elle contient des armes dont la bourgeoisie parisienne veut se doter pour se défendre contre les troubles et les émeutes ouvrières qui se multiplient dans la capitale. A l’intérieur de la révolution, déjà une lutte des classes : celles des bourgeois inquiets des excès du bas peuple. Cette peur de la population affamée et exaspérée par l’injustice économique guidera de nombreuses décisions des états généraux devenus Assemblée nationale dès le printemps 1789. Le 4 août, c’est en partie parce que des rumeurs montent depuis la province, faisant état d’attaques contre les châteaux et les villes que l’abolition des privilèges est votée.

Pour Karl Marx et Friedrich Engels, le renversement de l’ordre féodal, celui de la noblesse et du clergé régnant, est lié à des évolutions économiques qui sapent progressivement sa puissance et en font monter deux autres : celle de la bourgeoisie, enrichie par le commerce, la colonisation du monde et les progrès techniques dans l’industrie. Et celle de la classe ouvrière qui se développe dans les métropoles européennes. Mais cette dernière enrichit la bourgeoisie et, dans le cas de la révolution de 1789, lui a permis de prendre le pouvoir : car ce sont bien des artisans et des ouvriers qui meurent lors des différentes émeutes, à Paris comme dans le reste du pays, tandis que les métiers les mieux représentés chez les premiers députés que la France ait connus étaient ceux d’avocat, d’officier de l’administration, de médecin et du monde des affaires (marchands, négociants, etc.). L’Assemblée ne compte aucun représentant des paysans, des ouvriers, des artisans. Pour Marx et Engels, 1789 est donc une révolution bourgeoise, puisque c’est bien cette classe-là qui tire son épingle du jeu : “A chaque étape de l’évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s’administrent elle-même dans la commune (…) contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne.” Ce qui leur fait conclure, dans le Manifeste communiste, que “Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.”
A chaque étape de l’évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s’administrent elle-même dans la commune (…) contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne.”
Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, 1848
L’histoire officielle montre un peuple révolté luttant contre un seul groupe dominant mais la révolution de 1789 est une timide alliance de classe qui ne dure pas. Seule la bourgeoisie s’empare du pouvoir politique et son action ne produit aucune amélioration à court terme des conditions de vie des ouvriers et des paysans. Les droits conquis en 1789 se retournent même en partie contre les ouvrières et les ouvriers : votée par l’Assemblée Nationale en 1791, la loi Le Chapelier interdit les corporations et tout type de regroupement de travailleurs. Elle sacralise, au nom des libertés individuelles, un rapport au travail absolument contractuel, où la société laisse le salarié seul face à son patron. Les femmes, qui ont combattu contre la monarchie partout en France, sont renvoyées à leur foyer par les gouvernements révolutionnaires successifs et en 1795, des émeutes de la faim menées par des parisiennes sont violemment réprimées. Ces droits de l’homme sélectifs, aveugles aux dominations de classe et de genre, sont aussi suspendus dans les colonies : lorsque la déclaration des droits de l’homme est discutée à l’Assemblée, l’abolition de l’esclavage est écartée sous pression des planteurs de canne à sucre des Antilles. L’idéal révolutionnaire des droits de l’homme se diffuse toutefois parmi les esclaves qui se révoltent absolument partout et en particulier à Saint Domingue, la plus prospère des colonies françaises aux Antilles, et montent une armée. C’est sous sa pression que l’esclavage est finalement aboli en 1794… avant d’être rétabli quelques années plus tard par Napoléon.
Il est à la mode, dans les milieux de gauche, de parler de la nécessité d’une alliance de classe pour réussir à renverser l’ordre établi. Mais en laissant toute la direction politique des opérations aux plus fortunés et diplômés, on s’assure, comme en 1789, de leur laisser le pouvoir une fois la révolution enclenchée.
3 – Le changement des mentalités est une affaire de pratiques plutôt que d’éducation
L’histoire officielle de la Révolution française a fait de quelques grands textes la racine philosophique de l’enchaînement d’événements qui ont conduit à la prise de la Bastille, la condamnation à mort de Louis XVI et la fin de la monarchie. C’est une vision idéaliste – c’est-à-dire fondée sur une vision de l’histoire principalement déterminée par des idées – qui vient réduire totalement le rôle de l’économie et des rapports de classe décrits précédemment. La tradition idéaliste parle des Lumières, cet ensemble de théories et de systèmes philosophiques que le philosophe allemand Emmanuel Kant décrit comme “la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle, explique-t-il dans un petit texte devenu classique (Réponse à la question “Qu’est-ce que les lumières”, publié en 1784), c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre.” Cette idée d’une mutation culturelle qui changerait le rapport que les individus entretiennent avec eux-mêmes, et leur ferait prendre de la distance avec les traditions ainsi que les autorités étatiques et religieuses, ne peut pas être entièrement écartée au profit d’explications purement économiques. Pour autant, le lien entre une théorie et des actes, des grands textes et un sentiment de révolte, est souvent trop schématique : il en résulte cette idée – très répandue à gauche – selon laquelle il suffirait “d’éduquer les gens” pour les mener à l’envie d’un changement social d’ampleur.
« Les «Lumières» se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de
Emmanuel Kant, Réponse à la question “Qu’est-ce que les lumières”, 1784
tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se
servir de son entendement sans être dirigé par un autre »
Dans un livre passionnant publié en 1991, Les origines culturelles de la révolution française, l’historien Roger Chartier critique ce lien de causalité. Pour lui, l’idée selon laquelle de grands textes philosophiques – l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le Contrat social de Rousseau, l’Esprit des lois de Montesquieu et les divers textes de Voltaire – auraient engendré la révolution française est une invention rétrospective de la République elle-même. “En affirmant que ce sont les Lumières qui ont produit la Révolution, l’interprétation classique n’inverse-t-elle pas l’ordre des raisons et ne faudrait-il pas considérer que c’est la Révolution qui a inventé les Lumières en voulant enraciner sa légitimité dans un corpus de textes et d’auteurs fondateurs ?” s’interroge-t-il dans l’introduction de son enquête.

Dans son chapitre IV, “les livres font-ils les révolutions ?”, Roger Chartier revient aux données littéraires de l’époque, pour comprendre la place véritable qu’avaient les livres philosophiques dans les décennies qui précèdent la révolution. D’abord, il note que le taux d’alphabétisation a considérablement augmenté au cours du XVIIIe siècle : la moitié des hommes et 30% des femmes savent lire à la veille de la prise de la Bastille. Le nombre de librairies augmentent considérablement, et un vaste trafic se développe pour contourner la censure royale qui s’applique sur énormément d’ouvrages. On vend “sous le manteau” des livres qui ne sont, pour la plupart, pas des traités philosophiques et politiques. Les livres qui ont le plus de succès sont des “chroniques scandaleuses”, qui dévoilent les moeurs sentimentales et sexuelles de la cour, des romans, de la littérature érotiques mais aussi des libelles qui sont des textes courts, satiriques et souvent diffamatoires, contre des personnalités royales ou des notables. On trouve aussi des récits de voyage et parmi les ouvrages ouvertement politiques et philosophiques, les vulgarisateurs ont une bonne place. Certains auteurs, que Chartier cite, estiment que ces textes sont indirectement politiques : dans les récits de voyage, sur le “nouveau monde” et les peuples non européens, les auteurs glissent des considérations sur les “droits naturels” de tout individu. Les libelles et les chroniques scandaleuses contribuent à désacraliser la cour et les gens importants. Mais Chartier ne se satisfait pas entièrement de ces analyses. Il démontre que parmi les grands lecteurs, notamment de textes subversifs comme ceux de Rousseau, on trouve des gens de divers classes qui ont des attitudes diamétralement opposées pendant la révolution. Il lui semble excessif d’établir un lien direct entre l’ensemble de ces livres et des comportements politiques rebelles. “Les images portées par les libelles et pamphlets ne se gravent pas dans l’esprit de leurs lecteurs comme dans une cire molle, et la lecture n’emporte pas nécessairement la croyance”.
Pourquoi dès lors ne pas penser que l’essentiel est moins dans le contenu subversif des livres “philosophiques”, qui n’ont peut-être pas l’impact persuasif qu’on leur attribue généreusement, que dans un mode de lecture inédit qui, même lorsque les textes dont il s’empare sont tout à fait conformes à l’ordre politique et religieux, développe une attitude critique, détachée des dépendances et des obéissances qui fondaient les représentations anciennes ?”
Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, 1991
Les livres n’ont-ils donc joué aucun rôle dans la mutation des croyances populaires qui ont mené à la remise en question des autorités en place ? Au contraire : c’est bien la profusion de livres et leur diversité qui a produit un changement culturel important. “la lecture, en investissant les circonstances les plus ordinaires de l’existence, en s’emparant avec avidité de textes vites abandonnés, a perdu la référence religieuse qui l’avait longtemps habité. Un nouveau rapport au texte s’est ainsi construit, irrespectueux des autorités, tour à tour séduit et déçu par la nouveauté et, surtout, peu enclin à la croyance et à l’adhésion. (…) Pourquoi dès lors ne pas penser que l’essentiel est moins dans le contenu subversif des livres “philosophiques”, qui n’ont peut-être pas l’impact persuasif qu’on leur attribue généreusement, que dans un mode de lecture inédit qui, même lorsque les textes dont il s’empare sont tout à fait conformes à l’ordre politique et religieux, développe une attitude critique, détachée des dépendances et des obéissances qui fondaient les représentations anciennes ?”
Cette hypothèse sur les prémisses culturelles de la Révolution française est précieuse : elle nous permet de sortir de la quête du grand livre, du grand manifeste, du discours parfait qui viendrait “éduquer” ou “éclairer” les masses. D’abord, l’analyse de la littérature du XVIIIe siècle montre que les grands textes théoriques ne sont pas les seuls dignes d’intérêts, au contraire. Ensuite, elle nous montre que l’individualisme, celui de la lecture mais aussi, de nos jours, celui des “écrans”, n’est pas antirévolutionnaire. C’est l’inverse : se sentir libre de lire, de regarder, de critiquer et de comparer, même “dans son coin”, c’est un acte politique émancipateur. Roger Chartier fait partie de ces chercheurs qui rappellent que nous ne sommes jamais passifs face à un discours, qu’il soit écrit, vidéo ou audio. Ceci étant dit, ne perd-t-on pas notre temps, dans notre camp social, à chasser les textes et vidéos “confuses”, “complotistes”, “pas solides théoriquement” comme si la population était constituée d’enfants naïfs qui gobaient tout ce qu’ils recevaient ? L’analyse de Chartier nous permet de sortir de l’élitisme des idées, et de considérer la multiplicité de ce qui peut constituer une culture révolutionnaire : films, séries, jeux vidéos, livres, même imparfaits sur le plan politique et théoriques, seront à intégrer au panthéon d’une future révolution.
4 – Le style a son importance
Le 13 juillet 1789, la veille de la prise de la Bastille, le journaliste Camille Desmoulins fait un discours en plein Paris pour inciter la foule à défiler dans la ville. Cette réaction fait suite au renvoi supposé de Necker (il a en réalité démissionné), ministre de Louis XVI relativement favorable au tiers état. Desmoulins s’exclame : “Ce renvoi est le tocsin d’une Saint-Barthélémy des patriotes : ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes et de prendre des cocardes pour nous reconnaître” : il aurait alors brandi une cocarde verte et l’aurait distribué comme signe de ralliement des partisans du tiers état contre les troupes du roi. La cocarde devient le symbole de la Révolution : on la met sur son chapeau, sur ses vêtements, pour montrer son adhésion au processus en cours. Progressivement, le vert est abandonné, car c’est aussi la couleur du frère du roi (qui fuit rapidement à l’étranger et devient, plusieurs décennies plus tard, le roi Charles X). Le bleu et le rouge, couleurs de la ville de Paris, sont choisis, ainsi que le blanc, couleur de la monarchie (dont les révolutionnaires espèrent encore, en 1789, qu’elle se ralliera à leurs idéaux).
La figure stylistique la plus célèbre de la révolution française est celle du sans-culotte : il s’agit d’un homme de la classe ouvrière, du monde artisan ou petit commerçant, qui porte un pantalon, à l’opposé de la culotte des nobles et de la bourgeoisie. Le vêtement est un marqueur de classe et devient progressivement un état d’esprit : contestataire, rude, qui refuse les normes de politesse et de bienséance de la noblesse pour imposer le tutoiement dans toutes les relations sociales. Le sans-culotte est aussi celui qui fait pression sur les députés du tiers états pour qu’ils ne lâchent rien et ne trahissent pas la révolution.

Dans une révolution, les petites choses de la vie quotidienne comptent. La façon de s’habiller, de parler, les objets que l’on achète et que l’on offre… “Le vestiaire joue un rôle décisif dans la dynamique de l’action protestataire”, écrit le politiste François Hourmant dans son livre sur la place du style dans la contestation sociale (L’étoffe des contestataires, publié l’année dernière). “Entre visibilité et invisibilité, il autorise les stratégies de masquage et de grimage. Derrière l’écran du travestissement, ajoute-t-il, l’incognito libère la parole, les gestes et les corps, dévérouille le carcan des autocensures, autorise une levée des inhibitions émotionnelles, impulse une mécanique libératrice qui favorise le passage à l’acte”. Le vêtement n’est pas simplement un signe de ralliement, qui crée un sentiment d’appartenance, mais aussi une façon de se sentir soi, en tant qu’individu, capable de renverser l’ordre dominant.
Le vêtement et les symboles vestimentaires ont toutefois joué, durant la Révolution française, un rôle ambigu. Ce qui fut, dans les premiers mois de la rébellion, un symbole d’insoumission, devient rapidement une obligation : le port de la cocarde tricolore est imposé par la loi en 1792, sous peine de poursuite. Dans sa très instructive Histoire populaire de la France intitulée Des luttes et des rêves, l’historienne Michelle Zancarini-Fournel souligne le caractère liberticide de l’imposition du port de la cocarde, mais aussi le virilisme de la figure des sans-culottes, qui contribue à exclure les femmes du processus révolutionnaire. Désormais, la cocarde tricolore est l’un des symboles du régime autoritaire français, elle est arborée par la police et l’armée et c’est sous ses couleurs qu’on réprime, enferme, mutile. Pour autant, le drapeau tricolore a joué un grand rôle durant le soulèvement des gilets jaunes, dont l’esprit sans-culotte n’est plus à démontrer : le mouvement a puisé dans l’héritage révolutionnaire de 1789 car c’était aussi le plus grand dénominateur commun des participantes et participants, très divers idéologiquement.
Le 14 juillet 1789 a été célébré, cette année comme les autres, par un défilé militaire où les nouveaux blindés Centaures, commandés par Macron pour le maintien de l’ordre, ont figuré en bonne place. La classe bourgeoise française est toutefois coincée par ce paradoxe, puisqu’elle doit célébrer une Révolution qu’elle craint, pour son caractère imprévisible et les conséquences qu’elle a malgré tout eu sur la situation de la classe régnante à l’époque. C’est pourquoi elle dépolitise et militarise le 14 juillet. On pourrait, en réaction, tourner le dos à cet héritage historique, et lui en laisser le monopole. Ou bien venir y puiser de quoi préparer la prochaine prise de la Bastille.

Nicolas Framont
Rédacteur en chef
