Maccarthysme à la française : un historien dans le collimateur
Nouvelle panique morale dans la France autoritaire de Macron : un historien aurait publié “une liste de Juifs” afin de leur mettre une “cible dans le dos”. C’est évidemment un mensonge éhonté : l’historien en question est Julien Théry et les accusations dont il est la victime sont de la diffamation pure et simple. La liste de noms qu’il a publiés sont ceux de personnalités publiques célèbres (juives comme non juives, ça n’a en fait aucun rapport) qui ont volontairement voulu afficher leur signatures dans une tribune ignoble de soutien à Israël intitulée «Monsieur le président, vous ne pouvez pas reconnaître un État palestinien sans conditions préalables». Julien Théry s’est contenté de copier-coller les noms, en les qualifiant de “génocidaires à boycotter” sur ses propres réseaux. On comprend bien qu’ici “génocidaires” n’est pas forcément à prendre au pied de la lettre – dans le sens où ces gens ne participent pas directement au génocide à Gaza – mais comme une position politique : ces gens refusent que la France cesse sa complicité avec le génocide.
Un maccarthysme à la française
L’université de Lyon 2 a courageusement lâché son professeur Julien Théry en disant se “désolidariser complètement” et en affirmant “prendre des mesures”.
Ce n’est pas la première fois que la sphère universitaire est victime d’attaques de la part du pouvoir qui cherche à censurer toute expression d’une critique de la position officielle. Cela avait déjà commencé avec les enquêtes délirantes sur “l’islamo-gauchisme” à l’université, dans la droite ligne de celles souhaitées par les pétainistes sur le judéo-maçonnisme ou le judéo-bolchevisme à l’université à la fin des années 1930.
Nous nous rapprochons en effet à vitesse grand V d’un régime autoritaire de type paranoïaque, bref, d’un maccarthysme à la française. Le maccarthysme désigne “la chasse aux sorcières” menée contre la gauche américaine par le sénateur Républicain MacCarthy dans la première moitié des années 1950, en pleine Guerre froide. Toute participation passée à un syndicat, à une organisation “progressiste”, tout discours vaguement social tenu par un artiste pouvait valoir d’être traîné en procès, devant une Commission des activités anti-américaines, de perdre son emploi, voire d’être jeté en prison. En effet, pris dans un délire collectif et autoritaire, le pouvoir associait toute fibre sociale au communisme et par effet de conséquence le communisme à la volonté de subvertir et de détruire l’État américain au profit de l’URSS. Le terme “chasse aux sorcières” fait (le plus souvent) lui-même écho à une série de procès de la fin du XVIIe siècle à l’issue de laquelle les “sorcières de Salem”, des jeunes femmes innocentes, furent brutalement torturées et exécutées en raison de dénonciations absurdes. Comme tout phénomène de ce type, le maccarthysme ne s’est pas fait en deux jours : il a été la conséquence d’un long travail de propagande, d’anesthésie démocratique, de transformation progressif du droit…
C’est bien ce vers quoi nous nous dirigeons depuis plusieurs années. La suite logique est bien l’éviction des “éléments subversifs” de l’Université, et à termes des procès : si on considère que les “islamo-gauchistes” sont des agents infiltrés du terrorisme – et c’est bien ce que le terme suggère -, c’est bien là la finalité. En s’en prenant aussi frontalement et grossièrement au monde universitaire et intellectuel depuis des années, le gouvernement de Macron suit la pente classique des régimes en pleine déchéance autoritaire : répression ultra brutale des manifestants (jetés en prison, démembrés…), des journalistes, mais aussi des intellectuels qui ne se mettront pas au pas.
Les cas symptomatiques dans l’enseignement supérieur ne manquent pas. Quelques exemples :
En décembre 2021, Laurent Wauquiez avait retiré les financements à Sciences Po Grenoble pour essayer de faire disparaître des enseignements avec lesquels il était en désaccord.
En décembre 2022, l‘université de Lille annulait un ciné-débat organisé par Solidaires sur pression de l’extrême droite.
En octobre 2023, l‘Université de Bordeaux annulait une conférence de Mélenchon pour risques de « heurts avec l’extrême droite »
En avril 2024, l’Université d’Angers faisait annuler une fête antifasciste sur pression de l’extrême droite.
En mars 2025, la fac de Lyon 2 (déjà) interdisait une soirée organisée par des étudiants pour la rupture du jeûne du Ramadan (les assos et événements liés aux religions sont autorisés dans les universités) sur pression de l’UNI syndicat étudiant d’extrême droite, coutumier des saluts nazis.
En mai 2025, une école de cinéma perdait une subvention régionale sur demande du RN parce qu’elle utilisait l’écriture inclusive.
Le même mois, Laurent Wauquiez annonçait la suppression de toutes les aides régionales à l’Université Lyon-2.
En juin 2025, sur pression de l’extrême droite, l’université Dauphine et la Bourse du Travail annulaient une intervention d’Houria Bouteldja dans un séminaire.
Récemment, comme le dénonçait l’historien Fabrice Riceputi, le ministère de l’enseignement supérieur s’est lancé dans “une vaste enquête sur les opinions politiques de ses personnels”:
La Palestine : accélérateur du maccarthysme français
Depuis le génocide en Palestine, cette répression s’est accélérée. C’est d’ailleurs ce qui a fait emprunter au très modéré et “mesuré” Edwy Plenel ce terme de “maccarthysme à la française” dans son livre Palestine, notre blessure. Il évoque notamment la convocation de Rima Hassan pour “apologie du terrorisme” ainsi que les interdictions de conférence qu’elle a subies, tout comme Jean-Luc Mélenchon lui-même à Lille. Il citait aussi l’extrême sévérité de la sanction à l’encontre d’un député insoumis qui avait sorti un drapeau palestinien à l’Assemblée, sur demande de sa présidente Yaël Braun-Pivet, et dans laquelle il voyait une nouvelle manifestation de son revendiqué “soutien inconditionnel” à Israël. Il rappellait à cet égard que l’intensification de la répression aujourd’hui s’inscrit dans un contexte de régressions démocratiques plus large, en grande partie initié par “le pouvoir socialiste incarné par François Hollande et Manuel Valls” en 2014.
Là encore les cas de censure et de cancel culture de la part du gouvernement et des pro-israéliens contre toutes celles et ceux qui s’opposent au génocide sont légion.
Quelques exemples :
En avril 2024, Blast racontait la chasse aux sorcières contre les étudiants propalestiniens à Sciences Po Grenoble.
Le même mois Valérie Pécresse avait annoncé vouloir couper les fonds de Sciences Po Paris en raison des positions en faveur de la Palestine de certains étudiants.
Toujours en avril, un journaliste de Marianne avait été obligé de quitter son poste car il faisait son travail avec sérieux et expliquait le choix qu’il avait eu : soit mentir sur la situation en Palestine, soit partir.
En juin 2024, l’humoriste Guillaume Meurice était suspendu de France Inter pour une blague sur Benyamin Netanyahu, le Premier ministre israélien sous mandat d’arrêt international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
En janvier 2025, un salarié de France Info était suspendu pour avoir osé mentionner les otages palestiniens détenus en Israël.
En février 2025, Blanche Gardin expliquait avoir du mal a retravailler dans le cinéma en raison de ses prises de position en soutien au peuple palestinien
En mars 2025, le collectif pro-israélien « Nous Vivrons » publiait dans Le Monde une tribune signée par des tas de personnalités de la bourgeoisie de droite pour créer un nouveau délit d’opinion, en interdisant « l’antisionisme », c’est-à-dire la critique d’Israël.
En avril 2025, Bruno Retailleau annonçait la dissolution de l’association Urgence Palestine.
En mai 2025, les journalistes de France 3 expliquaient avoir peur de « la mise à l’écart » s’ils évoquaient trop la Palestine.
En juillet 2025, comme Viktor Orban avant elles, la mairie de Saint-Cloud et la député des Français en Israël essayaient d’interdire le groupe Kneecap, et par la même occasion tout le festival Rock en Seine, car celui ci s’oppose au génocide en Palestine. Résultat : le même jour où l’ONU déclarait la famine à Gaza – entièrement créée par Israël – et où Israël menaçait de « raser Gaza City », la région Ile de France annonçait retirer sa subvention de 500 000 euros à Rock en Seine. Pour la néofasciste Marion Maréchal Le Pen cela ne suffisait pas, et elle demandait à ce que toutes les émissions produites par Matthieu Pigasse soient annulées de France TV.
En août 2025, en plein génocide à Gaza, le Crédit Coopératif clôturait le compte bancaire de l’Union Juive pour la Paix.
En novembre 2025, c’est un colloque entier sur la Palestine au Collège de France qui était interdit. Le même mois, la mairie de Cannes faisait annuler la projection d’un film documentaire sur le Palestine et des fascistes faisaient annuler le forum sur le conflit israélo-palestinien organisé par Amnesty International à Arbois.
Ce maccarthysme contre tout opposant à la politique génocidaire d’Israël à Gaza n’est pas que franco-française. On retrouve la même dynamique aux Etats-Unis et ailleurs en Europe.
Quelques exemples :
En novembre 2023, l’actrice Melissa Barrera était virée de Scream 7 pour avoir soutenu la Palestine.
En mars 2025, alors que Gal Gadot pouvait exprimer librement ses opinions en soutien d’Israël, l’actrice de Blanche Neige, Rachel Zegler, avec qui elle partageait l’affiche, s’était vue exiger de la part de la production qu’elle supprime ses tweets en soutien à la Palestine.
En mai 2025, le cofondateur de Ben&Jerrys était expulsé menotté du congrès américain pour avoir défendu Gaza.
En octobre 2025, un journaliste italien était licencié pour avoir posé une question sur Gaza.
En novembre 2025, on apprenait que sur ordre du gouvernement américain, YouTube avait supprimé 700 vidéos d’ONG palestiniennes accusées de « collaborer avec la CPI ».
Un traitement médiatique délirant
Le traitement médiatique autour du post Facebook de l’historien, qui date pourtant de fin septembre, est tout bonnement délirant. Partout les journalistes présentent, ou laissent présenter celui-ci, comme “une liste de Juifs” (peu importe que les signataires ne soient pas tous juifs) et la tribune que ces célébrités ont signée publiquement et volontairement n’est tout simplement pas mentionnée.
Ainsi Iannis Roder de la Fondation Jean Jaurès peut déblatérer n’importe quoi sur France Info, chaîne qui ferait désormais presque passer CNews pour un média de centre gauche, sans être interrompu. Pire sur les réseaux sociaux, la télévision d’Etat diffuse le passage sans aucun contexte, sans aucune mention de la tribune – comme si Julien Théry avait aléatoirement pris des noms de célébrités juives, et que c’est en tant que Juifs qu’il les traiterait de “génocidaires” et non pas pour des prises de position politiques publiques.
Sur la très pro-israélienne BFM TV, qui donne d’ailleurs sans cesse des tribunes au porte parole d’une armée accusée de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide, cela va très très loin puisque le président du CRIF Yonathan Arfi, lui-même signataire de la tribune que Julien Théry dénonçait (et qui est cette fois mentionnée rapidement), va jusqu’à dire : “c’est extrêmement représentatif de ce que nous vivons, c’est-à-dire une période d’assignation permanente au conflit entre Israël et le Hamas. Comme si les Français juifs seraient comptables de ce qui se passe entre Israël et le Hamas”. Autant dire que Yonathan Arfi ment éhontément et le sait, puisque c’est lui-même, sans que personne ne lui demande, qui a pris une position publique, en tant que français, sur le “conflit”.
Pendant ce temps, on a appris que le CRIF aurait mené une enquête sur les Français de confession musulmane, voilà quelque chose qui, pour le coup, mériterait une scandale et une indignation collective.
Même son de cloche à Public Sénat. Philippe Manière déroule, dans une syntaxe approximative, la propagande : “jamais j’aurais imaginé vivre dans un pays où on voyait des listes de gens qu’on désigne à la vindicte publique parce qu’ils étaient Juifs”. Un autre intervenant essaye mollement de donner un peu de contexte en murmurant un piteux : “ce n’est pas parce qu’ils sont Juifs…” mais il n’a pas le temps de finir : “Tu parles ! Tu parles !” beugle Philippe Manière sans laisser son contradicteur finir. Évidemment, là aussi, Public Sénat publie l’extrait sans aucun contexte et sans contradictoire : on n’entendra pas parler de la tribune. Seule la fake news compte : Julien Théry aurait pris des noms de Juifs au hasard parce qu’il serait fanatiquement antisémite. Manière ajoute : “il s’agit de faire son beurre sur un conflit qui n’est pas le nôtre mais qu’on importe en France ou en tout cas dont on entretient l’écho en France”. Évidemment, avec le contexte, ce fondateur d’un obscur cabinet de conseil dont on se demande bien quelle est sa légitimité pour ergoter l’air ahuri et satisfait sur n’importe quel sujet – apparaîtrait pour ce qu’il est – à savoir un propagandiste d’une infinie médiocrité – puisque sa phrase pourrait très bien s’appliquer stricto sensu aux signataires de la tribune pro-israélienne qu’il prétend défendre.
Avec ce copier-coller de noms d’une liste de personnalités ayant signé une tribune de soutien à Israël, le gouvernement et ses relais médiatiques ont fabriqué de toutes pièces un scandale pour détourner l’attention et délégitimer toute critique de leur soutien au génocide. Ce qui arrive aujourd’hui à Julien Théry (à qui nous apportons tout notre soutien), mais aussi à des journalistes, à des étudiants, à des artistes ou à des militants pro-palestiniens n’est pas une succession de dérapages : c’est une stratégie. Une stratégie visant à intimider, isoler, disqualifier tous ceux qui refusent de se ranger derrière la ligne officielle. Ce cas n’est qu’une étape de plus dans la fascisation d’un pouvoir qui falsifie sciemment les faits, criminalise la critique de sa politique et laisse l’extrême droite dicter l’agenda culturel et universitaire. Si les oppositions ne s’organisent pas, si l’université, les médias et les mouvements sociaux ne refusent pas ensemble cette dérive, alors la “chasse aux sorcières” ne fera que s’amplifier.
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
