« Les journalistes sont délibérément ciblés à Gaza » Entretien avec Imen Habib

Imen Habib est coordinatrice de l’Agence Média Palestine, et une des animatrices du mouvement BDS France (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) qui lutte contre la colonisation israélienne et pour la fin de l’apartheid. Nous l’avons interrogée sur l’assassinat par Israël du journaliste Anas Al-Sharif et de ses collègues, et plus généralement sur la situation en Palestine. Propos recueillis par Rob Grams.
Pouvez-vous nous présenter Agence Média Palestine ?
L’Agence Média Palestine est née en 2011 pour apporter des clés de compréhension à un public le plus large possible sur ce qu’il se passe à la fois à Gaza, en Cisjordanie occupée, et également en Israël. L’objectif dès le départ était de lutter contre la désinformation des principaux médias français sur cette question spécifique. On constate tous qu’il y a une absence totale de contextualisation de ce qui est communément appelé “le conflit israélo-palestinien”, terme que nous contestons. L’idée pour nous était de repartir à la base, de ramener du contexte et des éléments de compréhension pour arriver au constat qu’il y a une guerre coloniale qui dure depuis maintenant 77 ans sur place. C’est de là qu’on peut analyser cette situation.
Depuis maintenant deux ans et le début du génocide, nous faisons des bilans de situation dans la bande de Gaza plusieurs fois par semaine, mais aussi en Cisjordanie qui est un petit peu l’angle mort de l’information et de l’actualité.
L’objectif de l’agence est vraiment d’être un média alternatif d’information pour documenter et apporter des analyses, traduire des points de vue venant de Palestine et d’Israël, d’experts, de juristes, de militants.
Pouvez-vous nous raconter ce qui s’est passé le 10 août 2025 et dans quelles circonstances Anas Al-Sharif et ses collègues ont été tués ?
Le journaliste Anas Al-Sharif couvrait depuis deux ans le génocide à Gaza. Il a été assassiné par Israël avec toute l’équipe d’Al Jazeera : Mohammed Qraiqea un autre journaliste, les photographes Ibrahim Dhahir et Mahmoud Aliwa, ainsi que le chauffeur de l’équipe Mohamed Nofal.
Ils étaient situés dans une tente pour journalistes près de l’hôpital Al-Shifa et étaient parfaitement identifiés. Anas Al-Sharif avait été directement menacé par l’armée israélienne à plusieurs reprises, dont une fois une semaine avant son assassinat. Une heure ou deux avant sa mort, Anas Al-Sharif était en train de documenter les bombardements se déroulant sous ses yeux en parlant d’ “d’intenses bombardements qui sont en cours, frappant les zones sud et est de la ville de Gaza”. Il succombera lui-même à ces bombardements.
Pouvez-vous nous parler d’Anas Al-Sharif : son parcours, son travail journalistique, sa manière de couvrir la guerre ?
Il avait 28 ans et était vraiment l’un des visages les plus connus de Gaza. Il était reporter pour la chaîne Al Jazeera et témoignait régulièrement en direct. Son audience touchait des millions de personnes. Il avait toujours son gilet de presse et était l’un des derniers journalistes à couvrir le génocide depuis l’intérieur de la bande de Gaza. Sa mort et celle de ses collègues a eu lieu seulement quelques jours après l’annonce de Benyamin Netanyahou de sa volonté d’envahir la totalité de la bande de Gaza. Pour nous, comme pour beaucoup de journalistes sur place, mais aussi pour le journaliste israélien Yuval Abraham, ces assassinats interviennent en lien avec ce contexte pour empêcher Anas Al-Sharif de couvrir ce qui va se passer prochainement, puisque ce projet a été confirmé par le gouvernement israélien.
Dans le même temps où Israël a assassiné parmi les derniers journalistes présents à Gaza, Benyamin Netanyahu a annoncé qu’il allait laisser, pour la première fois, venir des journalistes internationaux à Gaza. Comment expliquer ce paradoxe ?
Je n’y crois pas. Quand Benyamin Netanyahu parle d’envahir Gaza City cela signifie de nouveaux massacres en perspective et l’accélération du génocide, donc je ne crois pas à l’annonce d’ouverture aux journalistes internationaux. C’est une demande qui est faite depuis de nombreux mois et qu’Israël a toujours refusé. Il faut une prise de position internationale pour demander des comptes sur les assassinats de ces journalistes, qui vont se poursuivre.
Ce sont des meurtres délibérés. Depuis le début du génocide, à l’Agence Média Palestine nous disons aux rédactions que les journalistes sont délibérément ciblés à Gaza. Certaines rédactions ne voulaient pas l’entendre. Entre temps on a eu tout un tas de faits avec des journalistes qui ont été ciblés jusque dans leurs voitures. Il y a eu une enquête de Forbidden Story qui a documenté le fait que les journalistes étaient ciblés délibérément. Ce qui nous paraît encore plus grave dans l’affaire de l’assassinat d’Anas Al-Sharif c’est que l’armée israélienne a revendiqué son meurtre en l’accusant d’être à la tête d’une cellule du Hamas. Cette rhétorique du prétendu terroriste dissimulé sous une casquette de journaliste a été souvent été utilisée par le régime israélien pour justifier les meurtres de journalistes et limiter au maximum la couverture médiatique des exactions conduites par l’armée israélienne.

Le journaliste Yuval Abraham, aussi co-auteur du documentaire oscarisé No Other Land, a expliqué dans un post publié après l’assassinat qu’ “une équipe de légitimation a été créée au sein du renseignement militaire israélien. Des agents du renseignement recherchaient des informations susceptibles de légitimer les actions de l’armée israélienne à Gaza”. L’un des objectifs de cette cellule c’est de présenter les journalistes comme des activistes, comme des membres du Hamas, pour éviter les scandales internationaux.
Dans les médias français, Olivier Rafowicz avait presque annoncé les assassinats à l’avance (“j’ai les noms”). On a vu beaucoup de personnalités médiatiques pro-israéliennes arguer qu’il avait des liens ou des sympathies avec le Hamas. On avait vu la journaliste du Point, Géraldine Woessner, dire qu’ “il n’y a pas de journaliste palestinien”. Est-ce que ce journaliste avait vraiment des liens avec le Hamas ?
La plupart des journalistes qui ont été assassinés dans la bande de Gaza étaient des journalistes reconnus. Anas Al-Sharif était un des journalistes clés de la chaîne Al Jazeera. Donc ce ne sont pas des journalistes cachés dont on méconnaîtrait l’identité. 238 journalistes ont été assassinés depuis octobre 2023 selon le Syndicat des journalistes palestiniens.

Beaucoup de ces journalistes ont été accusés d’être membres du Jihad Islamique ou du Hamas. Le fait, pour les médias français, mais aussi internationaux, de légitimer ce discours, est très problématique. C’est une reprise du narratif de la communication israélienne. Je parlais de la cellule de légitimation : les principaux médias français ont repris le terme “accusé de terrorisme par Israël” pour documenter l’assassinat d’un journaliste clé de la chaîne Al Jazeera. On a vu par exemple Olivier Rafowicz être invité plus d’une vingtaine de fois sur BFM TV. Il va falloir quand même rappeler qu’il est le porte-parole d’une armée qui, selon les principaux experts internationaux, est en train de commettre un génocide dans la bande de Gaza. Il y a là quelque chose de très grave. Olivier Rafowicz, dans une de ses interviews, a ciblé des journalistes à tel point que la société des journalistes de BFM TV a dû faire un communiqué pour dire qu’ils se désolidarisaient de ses propos. On aimerait tout simplement qu’un choix fort soit fait pour ne plus permettre que des gens accusés de commettre un génocide puissent venir le commenter dans les grandes chaînes comme BFM.
Ces accusations israéliennes d’appartenance au Hamas participent à la déshumanisation du peuple palestinien en général, et aussi de ces journalistes. On remet en cause leur intégrité. Anas Al-Sharif était aussi un modèle d’intégrité et de courage pour ses confrères. Il aurait pu quitter Gaza comme l’ont fait plusieurs journalistes et il a décidé de rester jusqu’au bout pour continuer à informer sur ce que vit au quotidien la population de Gaza.
Le 31 juillet 2024, une frappe israélienne a assassiné les journalistes d’Al Jazeera Ismail al-Ghoul et Rami al-Rifi. C’était le journaliste Anas Al-Sharif lui-même qui avait montré les deux journalistes tués délibérément dans une voiture blanche. Il avait déclaré que ces journalistes, qui portaient des gilets de presse, avaient été retrouvés décapités. Anas Al-Sharif était vraiment la personne qui avait participé à la médiatisation des images de la famine que l’on voit maintenant sur nos réseaux sociaux. Il avait fait beaucoup de reportages pour prendre des images de cette famine dans la bande de Gaza. Son assassinat n’intervient pas au hasard.
Vous expliquez que le traitement médiatique est biaisé et reprend le narratif de l’armée israélienne. Mais trouvez-vous qu’il y a une inflexion récente ou est-ce que ce narratif très pro-israélien continue de dominer ? Inversement, y a t’il des manières de s’informer, des médias qui font bien leur travail ? Quelles évolutions attendez-vous du traitement médiatique ?
Je perçois une évolution de la couverture médiatique, qui a été lente malheureusement. Dans des grands médias on a pu avoir beaucoup plus de reportages sur le terrain documentant la famine et la situation des soignants. On a pu voir par exemple un communiqué de l’AFP dire que c’est la première fois depuis leur création qu’ils voient des journalistes mourir de faim. Toutefois ces évolutions ne sont pas suffisantes.
Ce que je verrais comme évolutions positives ce serait de faire de la place à ceux qui documentent et connaissent cette situation, aux spécialistes, à des palestiniennes et des palestiniens dans la bande de Gaza. Ce qu’on appelle à faire en termes d’informations c’est tout simplement de suivre les journalistes palestiniens qui continuent de couvrir au péril de leurs vies la situation sur place, notamment à travers leurs comptes Instagram. Il en reste peu mais il en reste. Nous avons fait un article qui met en avant les comptes des journalistes palestiniens qui sont restés sur place. Malheureusement il va nous falloir l’actualiser puisqu’Anas Al-Sharif en faisait partie.
Il y a aussi des médias indépendants qui font leur travail, comme le nôtre, mais il y en a beaucoup d’autres. Il faut soutenir ces médias là. On essaye, à notre niveau, d’être au plus proche de ce que vivent les Palestiniens dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.
Que peut-on faire, en tant que citoyens, pour aider ?
On peut, bien sûr, participer aux manifestations qui sont régulières un peu partout en France. On a vu des élans de solidarité se manifester dans beaucoup d’endroits. Il y a aujourd’hui une campagne, dont je fais partie par ailleurs, qui est centrale aujourd’hui, qui est le principal outil de solidarité avec le peuple palestinien : c’est la campagne BDS, pour Boycott, Desinvestissement, Sanctions. C’est parce qu’il y a impunité qu’il peut y avoir un génocide.

Cette campagne a été lancée à l’initiative de 170 associations de la société civile palestinienne elle-même et qui appelle à faire respecter le droit international, à agir en demandant à la fois des comptes à nos gouvernements qui, à ce jour, continuent d’exporter des armes et des munitions à destination d’Israël, mais également aux entreprises qui croient pouvoir tirer impunément profit de l’oppression du peuple palestinien. En ce moment des campagnes sont menées en direction de la BNP, Carrefour, Axa, pour demander à ces entreprises de cesser leur participation à des violations du droit international.
Ce qu’il est important de noter c’est qu’il y a eu un avis majeur de la Cour Internationale de Justice, en date du 19 juillet 2024, qui a été peu visibilisé et qui demande aux Etats et entreprises de ne pas prêter assistance au maintien par Israël de la situation dans les territoires palestiniens occupés, demande des sanctions et un embargo. La Cour Internationale de Justice demande en fait à faire du BDS. Il faut s’appuyer sur cela et avoir un élan majeur, populaire, citoyen, de plus en plus large, en faveur de cette campagne pour mettre fin à l’impunité d’Israël. Si la campagne BDS a été lancée c’est parce que nos gouvernements ne prennent pas leurs responsabilités. Il faut exiger des sanctions et la société civile peut participer à cette demande et à ces exigences.
Est-ce que la campagne a déjà pu porter ses fruits ?
Il y a eu plusieurs victoires à l’échelle internationale depuis le début de la campagne BDS en 2005. En France, Orange s’est retiré d’un partenariat avec l’entreprise israélienne Partner qui installait des antennes dans les colonies israéliennes. L’équipementier sportif Puma a mis fin à un partenariat avec l’équipe israélienne de football au bout de plusieurs années de campagne parce que l’équipe israélienne sponsorisait des clubs dans les colonies israéliennes.
Cette campagne c’est aussi demander aux artistes de ne pas participer par leur présence, par des concerts en Israël, au blanchiment des crimes de l’occupation, de l’appartheid et maintenant du génocide israélien. C’est une façon non-violente qu’a choisi le peuple palestinien pour demander la fin de l’impunité.
Sur le plan politique, on a vu en Europe une inflexion au niveau du discours vis-à-vis d’Israël. Emmanuel Macron a annoncé la reconnaissance de la Palestine, tout en demandant sa démilitarisation. L’Allemagne, un des gouvernements les plus pro-israéliens, a annoncé arrêter certaines exportations d’armes. Pour vous, s’agit-il d’une victoire du mouvement pro-palestinien ou est-ce la manifestation d’un double discours et des décisions essentiellement symboliques ?
Pour nous la reconnaissance de l’Etat palestinien reste surtout symbolique. D’abord il faut arrêter un génocide dans la bande de Gaza : c’est la première des urgences et la première des responsabilités de nos gouvernements. Ils ne veulent pas agir. Ce que demandent le droit international, les Nations Unies, la Cour Internationale de Justice qui a appelé à “prévenir un risque plausible de génocide dans la bande de Gaza” en janvier 2024, c’est à ce que les Etats, et notamment la France, agissent. L’un des moyens d’arrêter ce génocide ce serait de décréter un embargo immédiat des armes à destination d’Israël.
L’Union Européenne est incapable de suspendre un accord avec Israël qui est conditionné dans son article 2 au respect des droits de l’Homme… Pour nous, observateurs et militants, cela révèle l’hypocrisie de nos institutions, de nos gouvernements et de l’Union Européenne. Au moment où je vous parle, nous en sommes au dix-huitième train de sanctions contre la Russie. Nous n’en sommes même pas à une sanction concernant Israël. Il y a un problème d’endossement et de complicité qu’il faut nommer. Il y a des complicités avec le génocide dans la bande de Gaza. Toutes les annonces qui sont faites sont complètement en deçà de ce que devraient prendre comme mesures les Etats pour arrêter un génocide en cours.
Propos recueillis le 13 août 2025
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
