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C’est quoi « l’écosocialisme » ?


Dissipons tout de suite un malentendu éventuel : l’ “écosocialisme” n’a rien à voir avec les alliances moroses et désespérantes entre le Parti socialiste et celui de Marine Tondelier. Le terme a connu une certaine audience au début des années 2010 sous l’impulsion, entre autres, de Jean-Luc Mélenchon et de son Parti de gauche (sorte d’ancêtre de la France insoumise) qui s’en réclamait. On en entend depuis un peu moins parler, alors qu’on a là une proposition pourtant très intéressante face à l’écologie de marché, bref ce macronisme repeint en vert qui fait du racket électoral sur le dos des luttes écologistes et sociales. L’écosocialisme est une “utopie concrète”, une proposition d’une civilisation alternative réconciliant les besoins écologiques, sociaux et démocratiques, tout en tirant des leçons des échecs des expériences communistes du siècle passé et en prenant en compte l’urgence de la situation et l’impératif d’agir “dès maintenant”. L’un de ses principaux penseurs et théoriciens, le franco-brésilien Michael Löwy, a publié l’année dernière un ouvrage aux éditions Amsterdam intitulé Étincelles écosocialistes, qui permet d’en dessiner les principaux traits. Regardons ça de plus près. 

L’enjeu : la survie de l’humanité

Dès les premières pages de son livre, Michaël Löwy rappelle que la question écologique n’est plus une affaire de générations futures, mais bien de survie immédiate. Citant le climatologue James Hansen, ancien directeur du Goddard Institute de la Nasa, il rappelle que « la poursuite de l’exploitation de tous les combustibles fossiles de la Terre menace (…) la survie de l’humanité elle-même ». Autrement dit, si le système mondial continue sur sa trajectoire actuelle, le désastre n’est plus une possibilité lointaine, mais une certitude à court terme : dérèglement climatique brutal, montée des eaux, destruction des conditions mêmes de la vie humaine. 

Audition de James Hansen devant le Congrès des États-Unis le 23 juin 1988. Domaine public

Pour rendre compte de l’ampleur du danger, l’auteur convoque plusieurs références philosophiques et scientifiques. Hans Jonas, dans Le Principe de responsabilité (1979), appelait à une éthique tournée vers les générations futures ; Löwy, lui, souligne qu’il ne s’agit plus seulement de préserver l’avenir, mais bien de sauver notre propre génération.

Il insiste aussi sur un autre biais de la communication environnementale dominante : à force de parler d’« ours polaires » ou de « planète », on entretient l’illusion d’un problème lointain, abstrait, extérieur à l’humain. Or, rappelle-t-il, la fonte des glaces n’est, par exemple, pas seulement une menace pour la faune arctique : elle met directement en péril la moitié de l’humanité, et notamment des grandes villes du monde : Londres, Amsterdam, New York, Rio, Shanghai, Hong Kong…

Löwy se distingue toutefois des discours “collapsologues” qui considèrent l’effondrement comme inévitable. Contre le fatalisme, l’auteur défend l’idée que l’avenir reste ouvert et cite le dramaturge Bertolt Brecht : « Celui qui lutte peut perdre. Celui qui ne lutte pas a déjà perdu. »

Une incompatibilité entre le capitalisme et la préservation de l’environnement

Marine Tondelier, candidate écologiste à la présidentielle de 2027 en France, l’avait dit dans une émission du journal communiste L’Humanité, la critique écologique du capitalisme serait “se branler la nouille”. Elle ajoutait, interloquée : “c’est quoi le capitalisme ?”, parlant de “débats déconnectés”. Michael Löwy et les écosocialistes, eux, ne pensent pas ça. 

Pour Michaël Löwy, la crise écologique ne peut être comprise ni combattue sans une critique radicale du capitalisme. Comme le pressentaient déjà Marx et Engels dans L’Idéologie allemande, les forces productives engendrées par le capitalisme finissent par se transformer en forces destructrices. L’auteur reprend ce fil marxien pour en faire le cœur de son diagnostic : le développement « irréfléchi » des forces productives mine les conditions mêmes de la vie humaine.

Daniel Tanuro, ingénieur agronome et fondateur de l’ONG belge Climat et justice sociale, le formule clairement : si la critique du consumérisme est nécessaire, elle reste vaine tant qu’on ne s’attaque pas au mode de production lui-même. La logique expansive et destructrice du capital, fondée sur la rentabilité et la croissance illimitée, est fondamentalement incompatible avec la préservation d’un environnement viable.

Dès Le Capital, Marx formulait une intuition écologique majeure : la rupture du métabolisme entre la société humaine et la nature. Chaque progrès de l’agriculture capitaliste, écrivait-il, est un progrès « dans l’art d’exploiter le travailleur, mais aussi dans l’art de dépouiller le sol ». Engels faisait le même constat dans La Dialectique de la nature (1873), décrivant la destruction des forêts cubaines par les planteurs de café comme un exemple typique de l’attitude prédatrice du capitalisme envers la nature.

Cette lecture écologique du marxisme trouve des échos chez le philosophe André Gorz, un “précurseur” selon Löwy, pour qui l’écologie n’a de sens que si elle relie la destruction de la Terre à celle des rapports sociaux de production : « L’écologie n’a toute sa charge critique et éthique qui si les dévastations de la Terre, la destruction des bases naturelles de la vie sont comprises comme les conséquences d’un mode de production et que ce mode de production exige la maximisation des rendements et recourt à des technologies qui violent les équilibres biologiques. » Pour Gorz, la sortie du capitalisme devient une condition de survie : « Il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. (…) La décroissance est donc un impératif de survie », écrivait-il en 2017.

André Gorz et son épouse Dorine, domaine public, CC0, via Wikimedia Commons

La critique vise aussi les illusions du « capitalisme vert ». Les mécanismes de marché, censés réduire les émissions, se sont révélés à la fois antisociaux et inefficaces : ils font payer la transition écologique aux classes populaires sans infléchir la trajectoire du désastre. Löwy rappelle, à la suite de Greta Thunberg, qu’il est « mathématiquement impossible » de résoudre la crise climatique dans le cadre de l’ordre économique actuel.

La logique du profit illimité, de la concurrence et de la croissance sans fin est incompatible avec toute rationalité écologique. Le mode de production et de consommation des pays capitalistes avancés ne peut être étendu au reste du monde sans provoquer un effondrement environnemental global ; il repose donc nécessairement sur l’inégalité structurelle entre le Nord et le Sud. Dans son encyclique Laudato Si’ (2015), le pape François dénonçait lui aussi « un système de relations commerciales et de propriété structurellement pervers », fondé sur le principe de maximisation du profit, responsable à la fois de l’injustice sociale et de la destruction de notre maison commune.

Greta Thunberg en 2019, par Lëa-Kim Châteauneuf, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Hannah Arendt avait noté dans La Condition de l’homme moderne (1958) que l’accumulation de richesses s’accompagne d’un pouvoir de destruction inédit : « Nous sommes capables de détruire toute vie organique sur Terre. » Löwy reprend ce constat pour affirmer que le capitalisme, en tant que mode de vie total, ne peut être réformé à la marge : il faut rompre avec son impératif catégorique, « croître ou mourir ».
Dès lors, l’alternative devient limpide : c’est soit le capital, soit notre avenir comme espèce.

Avec le capitalisme viennent la “réification”, le “fétichisme”, l’“aliénation” et la marchandisation 

Avec le capitalisme s’instaure une véritable civilisation de la marchandise. Michaël Löwy rappelle, à la suite de penseurs comme Marx, Weber et Polanyi, que le capital n’est pas seulement un système économique : c’est une machine de “réification” qui transforme tout — la nature, les relations sociales, les êtres humains eux-mêmes — en choses quantifiables et échangeables.

Karl Polanyi, dans La Grande Transformation (1944), montrait déjà que le capitalisme ne peut fonctionner qu’à condition de transformer la « substance naturelle et humaine de la société en marchandises ». La terre, le travail, les liens sociaux deviennent des variables d’un calcul abstrait, soumis aux lois impersonnelles du profit et de l’accumulation. L’économie cesse alors d’être enchâssée dans le social : elle s’impose comme une sphère autonome, totalisante, qui régit tout selon sa logique propre.

Max Weber, l’un des fondateurs de la sociologie, dans Économie et société (1921), saisissait lui aussi la nature profondément « chosifiée » du capitalisme moderne. Parce qu’il repose sur un fonctionnement impersonnel, fondé sur l’abstraction monétaire et la rationalité instrumentale (utiliser la raison uniquement pour choisir les moyens les plus efficaces pour atteindre un but donné), il est structurellement incompatible avec toute régulation éthique. Comme le note Löwy, Weber, malgré sa neutralité apparente, touche à l’essentiel : le capital est, par essence, non éthique.

Ce règne totalitaire de la valeur marchande atteint aujourd’hui une intensité inédite. Dans le système capitaliste, la “valeur d’usage” (l’utilité ou la fonction pratique d’un objet pour satisfaire un besoin humain) n’est plus qu’un moyen au service de “la valeur d’échange” (la capacité d’un bien ou d’un service à être échangé contre d’autres biens ou contre de l’argent). Les produits n’existent plus pour répondre à des besoins, mais pour produire du profit. C’est pourquoi nos sociétés sont saturées d’objets inutiles, créés non pour être utilisés mais pour être vendus. L’offre ne répond pas à la demande : elle la fabrique. Par le marketing, la publicité, et l’obsolescence programmée, les entreprises engendrent artificiellement le besoin de leurs propres produits. Le consumérisme n’a donc rien de naturel : il est le fruit d’une construction sociale et idéologique propre à la modernité capitaliste. Les sociétés précapitalistes, rappelle Löwy, ignoraient ces pulsions d’achat sans fin. Les pratiques compulsives de consommation relèvent d’un véritable culte fétichiste de la marchandise, dans lequel les objets se voient attribuer une puissance quasi magique, détachée des conditions de leur production et des souffrances qu’ils engendrent.

L’écologie qui se détourne de la critique marxiste du fétichisme de la marchandise se condamne ainsi à n’être qu’un correctif moral au productivisme, sans en atteindre les causes profondes. Car la question écologique n’est pas d’abord technique : elle est sociale. Ce ne sont pas les outils qui détruisent le monde, mais le système qui les produit. Contrairement au philosophe Heidegger et à ses héritiers, Löwy refuse de faire de « la technique » une entité abstraite : la technologie actuelle est inséparable du capital qui la façonne. Elle n’est pas un ensemble d’outils neutres, mais une forme de rapports sociaux, un instrument de l’accumulation.

L’analyse de l’aliénation, déjà présente dans les Manuscrits de 1844, éclaire ce processus. Marx y décrit comment les produits du travail humain deviennent indépendants de leurs créateurs et se dressent contre eux comme des forces étrangères et hostiles. Aujourd’hui, cette puissance aliénée prend la forme du marché mondial, des énergies fossiles, de l’agriculture industrielle ou du consumérisme : autant de mécanismes qui échappent à tout contrôle collectif, fonctionnent selon des logiques automatiques, et menacent la survie même de l’humanité.

Des conférences internationales inutiles

Löwy traite donc, pour renforcer son argumentation, des piteuses tentatives de réformer le capitalisme et dont le point culminant sont sans doute les “conférences internationales”. Présentées comme des instruments de régulation planétaire, elles illustrent en réalité l’extraordinaire inertie des gouvernements capitalistes. 

Les conférences de Rio (1992) et de Johannesburg (2002) n’ont produit aucun changement significatif. Le protocole de Kyoto, fondé sur le « marché du carbone » et autres mécanismes marchands, des « politiques de gribouille » pour reprendre les mots de l’écologiste belge Daniel Tanuro, ont démontré que la logique capitaliste rend impossible toute limitation effective des émissions. Ce qu’ont permis en réalité ces dispositifs, c’est la possibilité pour les puissances industrielles de préserver leur droit à polluer, sous couvert de régulation internationale.

Conférence de Rio. Crédit : CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

La COP 21 de Paris en 2015 a constitué, sur le papier, la plus grande avancée : les gouvernements reconnaissaient la nécessité de limiter le réchauffement à 1,5 °C d’ici la fin du siècle et annonçaient publiquement leurs engagements de réduction d’émissions. Mais ces promesses, dépourvues de mécanismes de contrôle ou de sanctions, restent largement symboliques. Même si tous les pays les respectaient, le Giec estime que la température globale augmenterait de 3,3 °C, bien au-delà du seuil critique.

La Conférence des Nations unies sur le climat à New York en 2019 a illustré la même inertie. Greta Thunberg, prenant la parole devant les dirigeants mondiaux, avait d’ailleurs dénoncé l’écart entre les paroles et les actes : « Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ! »

L’histoire récente confirme ce diagnostic : les dispositifs officiels, même les plus sophistiqués, restent impuissants tant qu’ils s’inscrivent dans le cadre du capitalisme, dont la logique de profit et d’accumulation continuera de primer sur toute considération écologique. En conséquence, l’espoir de “sauver la planète” ne repose pas sur les conférences ou les promesses des gouvernements, mais sur les mouvements sociaux réels, capables de faire pression et de proposer des alternatives radicales à la logique capitaliste.

L’impasse de l’écologie électorale et des partis “verts”

C’est dans cette incapacité à comprendre la contradiction structurelle entre capitalisme et écologie que Michael Löwy voit une des limites fondamentales des principaux courants de l’écologie politique, incarnés par les partis verts. Ces formations semblent penser qu’il est possible de réconcilier le capitalisme avec la préservation de la planète, sans s’attaquer aux fondements mêmes du système économique dominant. Entre Marine Tondelier qui dit ne pas savoir ce qu’est le capitalisme, et son prédécesseur Yannick Jadot (dont elle était d’ailleurs la porte-parole de campagne en 2022) qui beuglait en 2019 : “l’économie de marché ? Tout le monde est pour l’économie de marché ! Vous voulez que les paysans bio vendent dans les sovkhozes ? Vous voulez l’économie de Maduro ?””, difficile de ne pas confirmer le diagnostic. 

La logique capitaliste repose sur l’expansion illimitée du capital, la course au profit et l’accumulation constante. Tant que ces impératifs demeurent, aucune politique « verte » électorale ne pourra empêcher les catastrophes écologiques. Les partis verts proposent souvent des mesures cosmétiques ou vaguement régulatrices, qui, dans le meilleur des cas, pourraient alléger ponctuellement les impacts, mais ne remettent jamais en cause la dynamique fondamentale du système.

Cette incapacité à intégrer la critique du capitalisme conduit à deux conséquences :

  • Les mesures adoptées restent symboliques, incapables d’infléchir réellement le cours des émissions ou de la destruction écologique.
  • L’écologie électorale devient un outil de légitimation du système existant, offrant l’illusion d’un progrès environnemental tout en préservant la logique de croissance et de profit.

Löwy insiste : il ne s’agit pas de critiquer l’engagement individuel ou l’action politique ponctuelle, mais de poser la question de l’alternative structurelle. La lutte écologique ne peut être efficace que si elle se traduit par une remise en cause des rapports sociaux et économiques qui engendrent la crise, et non par des ajustements ponctuels dans le cadre capitaliste

Que propose l’écosocialisme ? 

L’écosocialisme se fonde donc sur cette idée simple mais radicale : il n’y a pas de solution écologique véritable dans le cadre du capitalisme. La logique de profit, l’accumulation illimitée et la course à la croissance sont intrinsèquement destructrices pour l’environnement. Selon Michaël Löwy, seule une prise en charge démocratique de la production permettrait de répondre aux besoins sociaux tout en préservant la planète : réduire le temps de travail, supprimer les productions inutiles, éliminer l’obsolescence programmée, et substituer les énergies fossiles par des renouvelables. Cela implique une réorganisation profonde de la propriété et une planification économique, avec un secteur public renforcé et la gratuité de certains biens et services.

L’écosocialisme promeut la “macrorationalité” sociale et écologique, qui remplace la microrationalité du profit. Le but n’est plus l’accumulation, mais le développement humain, la justice sociale et le bien commun. Comme le rappelait Marx, le socialisme met l’accent sur l’être humain et ses potentialités, et non sur l’avoir. La civilisation écosocialiste rompt avec le productivisme et le consumérisme pour favoriser le temps libre, l’autonomie et l’épanouissement individuel et collectif. Cette vision se fonde sur l’idée que la liberté commence là où s’achève le travail contraint et où se développe le temps libéré, propice à la culture, l’art, l’éducation et les activités sociales. André Gorz et les Grundrisse (1857) de Marx insistent sur cette transformation : le temps libéré devient la véritable mesure de la richesse et le développement des facultés humaines l’objectif central.

En résumé, l’écosocialisme propose :

  • La socialisation des moyens de production et une planification démocratique.
  • La satisfaction des besoins réels plutôt que la maximisation du profit.
  • La réduction du temps de travail et l’extension du temps libre.
  • La construction d’une civilisation où la richesse se mesure à l’épanouissement humain et non aux biens matériels.

Une rupture avec le “marxisme vulgaire”, le communisme totalitaire du XXe siècle et son productivisme

L’écosocialisme se distingue radicalement des expériences socialistes du XXᵉ siècle, marquées par le communisme bureaucratique et productiviste. Dans l’Union soviétique stalinienne, l’industrialisation et la collectivisation agricoles ont été imposées par des moyens totalitaires, tandis que les préoccupations écologiques et les voix dissidentes étaient éliminées. Une planification autoritaire a été mise en place au lieu d’une démocratie réelle et de la participation collective, et la propagande n’avait rien à envier à la publicité capitaliste.  

Walter Benjamin en 1928.

Certains marxistes hétérodoxe des années 1930, comme Walter Benjamin, ont déjà formulé une critique de l’idéologie productiviste du « progrès » et de l’exploitation « socialiste » de la nature. Benjamin soulignait par exemple que dans le programme de Gotha (le programme adopté en 1875 par la fusion des partis socialistes allemands qui fût vivement critiqué par Marx), héritage du positivisme social-démocrate, “le travail vise à l’exploitation de la nature, exploitation qu’on oppose avec une naïve satisfaction à celle du prolétariat”.  Contrairement au marxisme vulgaire et évolutionniste, et contre Marx lui-même qui affirmait dans le Capital que “la production capitaliste engendre sa propre négation”, Benjamin ne conçoit pas la révolution comme un résultat inévitable du progrès économique ou des contradictions entre forces et rapports de production. Dans Sur le concept d’histoire (1940), il critique donc une vision déterministe (que refuse également Löwy) : « Marx a dit que les révolutions sont la locomotive de l’histoire mondiale. Peut-être que les choses se présentent autrement. Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire le frein d’urgence. » Fondamentalement, comme le soulignait l’économiste américain Paul Burkett, le capital peut continuer à s’accumuler sous des conditions naturelles extrêmement dégradées, tant qu’il n’y aura pas une extinction totale de l’humanité. Son règne ne peut donc être renversé que par une action résolue.

Löwy va aussi dans le sens d’André Gorz : un socialisme qui ne change pas radicalement les outils du capitalisme reproduira les mêmes dynamiques de domination et de destruction : « Si la classe ouvrière (…) s’emparait des moyens du capitalisme sans les changer radicalement, elle finirait par reproduire (comme cela s’est fait dans les pays soviétisés) le même système de domination ».

Ainsi, le socialisme productiviste et dictatorial du XXᵉ siècle, fondé sur l’industrialisation massive et un ouvriérisme dogmatique, constitue aussi une impasse. L’écosocialisme propose une rupture : il s’agit non seulement de mettre fin au capitalisme, mais aussi de refonder la production sur des critères sociaux et écologiques, en dépassant le productivisme.

Des points communs et des différences d’approche entre Michaël Lowy et Kohei Saito

Dans un article pour Frustration, Charles Plantade expliquait le “communisme de la décroissance” du philosophe japonais Kohei Saito qui cherche à montrer que l’écologie avait une place très importante dans la pensée tardive de Marx. 

Kohei Saito à la foire du livre de Francfort en 2024, Martin Kraft, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Comme Saito dans Karl Marx’s Ecosocialism: Capitalism, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy (2017), Löwy considère les écrits de Marx et Engels sur la nature non pas comme un bloc uniforme et définitif, mais comme une pensée en mouvement. Le penseur japonais montre l’évolution des réflexions de Marx sur l’environnement, “dans un processus d’apprentissage, de rectification et de reformulation”. Avant la rédaction du Capital (1867), Marx adopte encore une vision plutôt acritique du « progrès » capitaliste. C’est très visible dans le Manifeste du Parti communiste (1848), co-écrit avec Engels, où il célèbre « l’assujettissement des forces de la nature » et le « défrichement de continents entiers » par la bourgeoisie.

Toutefois, Löwy n’est pas totalement aligné avec Saito. Ce dernier écrit que Marx, sur la fin de sa vie, considérait l’insoutenabilité environnementale comme la contradiction centrale du capitalisme, et que la rupture métabolique représentait pour lui « le plus sérieux problème du système ». Löwy n’y croit pas : au XIXᵉ siècle, l’insoutenabilité n’était pas encore une question décisive et considère que Saito surestime parfois la centralité de la question environnementale dans la pensée marxiste.

Des différences avec l’écologie sociale et le “municipalisme libertaire” de Murray Bookchin

À partir de l’ouvrage de Patrick Chastenet, Les Racines libertaires de l’écologie politique (2023, L’Echappée), j’avais traité dans un précédent article des théories liant écologie et anarchisme, dont l’américain Murray Bookchin est un important représentant. L’écosocialisme de Michael Löwy est une approche différente. Bookchin partage avec l’écosocialisme un même rejet du capitalisme et du productivisme, mais s’en distingue profondément par la manière d’en identifier les causes et les solutions. Pour lui, l’écologie véritable doit être une écologie fondée sur l’autogestion, la démocratie directe et la décentralisation, dans ce qu’il appelle le « municipalisme libertaire » : un modèle de société où les communes autonomes, fédérées entre elles, gèrent collectivement les affaires économiques et écologiques. Mais Löwy indique que pour Bookchin, la racine de la crise écologique réside avant tout dans la hiérarchie plutôt que dans les rapports capitalistes de production et que celui-ci tend ainsi à effacer leur spécificité : la logique d’accumulation et de profit qui structure la destruction écologique contemporaine. 

Comment faire face à l’urgence ?

L’une des principales objections adressées à l’écosocialisme tient à l’urgence écologique.
Michael Löwy est tout à fait conscient de l’urgence. Il cite d’ailleurs de nouveau Walter Benjamin, dans l’un des fragments de Sens unique intitulé « Avertissement d’incendie » où celui-ci évoque la nécessité d’un renversement révolutionnaire avant que les forces productives, sous la direction du capital, n’aient conduit l’humanité à sa perte : si la bourgeoisie n’est pas renversée par le prolétariat « avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique », écrit-il, « tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite.» 

Mais l’objection repose plutôt sur l’idée que nous n’aurions pas le temps d’attendre l’avènement d’un nouveau mode de production, et qu’il faudrait donc agir ici et maintenant, dans le cadre du capitalisme. Mais précisément : les écosocialistes ne sont pas dans l’attente passive d’un futur idéal. Ils se mobilisent dès aujourd’hui pour enrayer la dynamique destructrice du système. “Toute victoire partielle”, tout ralentissement du désastre, est déjà considéré par elles et eux comme hautement positif.

Ce que les écosocialistes refusent toutefois, c’est l’illusion d’un « capitalisme soutenable ». Des programmes comme le Green New Deal peuvent jouer un rôle positif en ouvrant des brèches, mais ils ne constituent pas une fin en soi : ils ne sont qu’un “moment dans un processus de contestation antisystémique”, appelé à se radicaliser.

L’écosocialisme n’est donc pas seulement un projet d’avenir mais aussi une pratique politique, organisée autour d’objectifs concrets et immédiats. Ne pas croire à la possibilité d’« écologiser » le capitalisme ne revient pas à renoncer aux luttes ici et maintenant ; cela signifie plutôt les inscrire dans une perspective de transformation structurelle. Certaines revendications immédiates constituent ainsi des points de convergence entre mouvements sociaux et écologistes : la promotion des transports publics bon marché ou gratuits (trains, métros, bus, tramways), la défense des systèmes de santé publics, la réduction du temps de travail. S’il ne faut pas se bercer d’illusions sur un hypothétique « capitalisme propre », il est néanmoins nécessaire de gagner du temps et d’imposer des mesures élémentaires : un moratoire sur les OGM, une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, une régulation stricte de la pêche industrielle et des pesticides, une taxe sur les véhicules polluants, le développement massif du transport ferroviaire, le remplacement progressif des camions par les trains. C’est la logique de ce que les marxistes appellent un “programme de transition” : chaque victoire partielle ouvre la voie à une revendication plus ambitieuse, “à un objectif plus radical”.

Un projet de “planification écologique” et démocratique

Face à la logique aveugle du marché, l’écosocialisme propose une planification démocratique à plusieurs échelles — locale, nationale et internationale. Il s’agit de définir collectivement :

  • quels produits doivent être “subventionnés ou même distribués gratuitement” 
  • quelles sources d’énergie doivent être développées, même si elles ne sont pas les plus « rentables » à court terme ;
  • “comment réorganiser le système des transports” selon “des critères sociaux et écologiques” ;
  • quelles mesures mettre en œuvre pour réparer, le plus rapidement possible, les dégâts environnementaux accumulés.

L’économiste belge Ernest Mandel, cité par Löwy, donnait une définition éclairante de cette forme de planification :  « une économie planifiée signifie (…) pour les ressources relativement rares de la société, qu’elles ne soient pas réparties aveuglément (« à l’insu du producteur consommateur ») par l’action de la loi de la valeur, mais qu’elles soient consciemment attribuées selon des priorités établies au préalable. Dans une économie de transition où la démocratie socialiste règne, l’ensemble des travailleurs détermine démocratiquement le choix de ces priorités ». 

La “planification démocratique”, combinée à une réduction massive du temps de travail, représenterait une avancée majeure vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté ». Le temps libre n’est pas seulement une conquête individuelle : il constitue la condition d’une véritable participation des travailleurs à la gestion démocratique de l’économie et de la société.

Dans une économie socialiste planifiée, la production de biens et de services ne serait plus guidée par la recherche du profit, mais par le seul critère de la valeur d’usage (l’utilité ou la fonction pratique d’un objet pour satisfaire un besoin humain). Il ne s’agit pas pour autant de planifier chaque détail de la vie économique comme par exemple l’administration des petits commerces, boulangeries ou artisans, ni celle des services de proximité. En effet, comme le soulignait André Gorz, la planification doit se limiter à la « sphère de la nécessité », celle “des besoins socialisés” (énergie, transport, logement, santé, alimentation de base etc.). Cette sphère, appelée à se réduire, doit permettre l’élargissement maximal de la « sphère de la liberté » — celle des activités autonomes, créatives, qui ont leur fin en elles-mêmes.

Socialiser les entreprises ne suffira pas

Pour Michaël Löwy, la transformation socialiste ne saurait se réduire à une “simple” socialisation de la propriété (même s’il s’agit déjà d’un sacré chantier). Il fait le parallèle avec les remarques de Marx sur la Commune de Paris où celui-ci soulignait déjà que les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’État capitaliste et le faire fonctionner à leur service, mais doivent le briser et le remplacer par un autre, d’une nature totalement différente. Pour Michael Löwy, ces considérations valent aussi pour l’appareil productif. Celui-ci n’est pas neutre : par sa structure même, il est conçu pour servir les exigences du capital, de la rentabilité et de l’expansion illimitée du marché. Une transformation écosocialiste ne peut donc pas se limiter à changer les rapports de propriété sans transformer en profondeur les forces productives elles-mêmes. Dans certains cas, il s’agira même de « briser » certaines branches de la production — celles dont la logique est incompatible avec la soutenabilité écologique et les besoins sociaux fondamentaux.

Pour Michael Löwy, il apparaît désormais évident qu’une transition socialiste authentique doit transformer non seulement les relations de production, mais aussi “les forces productives”, “les modèles de consommation, les systèmes de transport, et, en dernière analyse” l’ensemble de “la civilisation capitaliste”.

L’écosocialisme n’est donc pas une simple réorganisation de la propriété ou de la redistribution : il implique une révolution du mode de vie. Transformer l’économie sans transformer les besoins, les rythmes de production, les formes d’habitat et de mobilité reviendrait à reproduire la logique destructrice du capital. L’écosocialisme vise au contraire une nouvelle forme de civilisation, fondée sur la sobriété, la coopération et la valeur d’usage plutôt que sur la marchandise et l’accumulation.

Une révolution énergétique est nécessaire

Michael Löwy insiste sur la nécessité d’une révolution énergétique. Il ne s’agit pas seulement de modifier les sources d’approvisionnement, mais de transformer en profondeur le rapport de la société à l’énergie. Cela implique le remplacement progressif des énergies non renouvelables – charbon, pétrole, gaz et nucléaire – par des énergies « douces » et renouvelables, issues de l’eau, du vent et du soleil.

Les énergies fossiles sont responsables de la majeure partie de la pollution planétaire et constituent la principale cause du réchauffement climatique. Rompre avec leur utilisation est donc une nécessité.

Photo de American Public Power Association sur Unsplash

L’énergie solaire, en particulier, doit, pour le penseur franco-brésilien, devenir un champ prioritaire de recherche et de développement. Mais l’écosocialisme refuse de céder à l’illusion d’une abondance infinie : si le vent et le soleil sont des biens inépuisables, les matériaux nécessaires à leur exploitation – lithium, terres rares etc. – ne le sont pas.

C’est pourquoi une transition énergétique véritable ne peut se contenter de « verdir » le capitalisme : elle doit impliquer une réduction de la consommation globale d’énergie, une décroissance sélective des productions inutiles ou nuisibles, et une réorganisation des besoins sociaux. Ces mesures sont inimaginables dans le cadre du capitalisme, dont la logique repose sur la croissance illimitée, la compétition et la rentabilité.

Le nucléaire : une fausse solution ?

Pour remplacer les énergies fossiles, beaucoup d’écologistes considèrent le nucléaire comme un moindre mal. C’est par exemple le cas de quelqu’un comme l’ingénieur Jean-Marc Jancovici. Michael Löwy ne partage pas cet optimisme concernant cette source d’énergie. 

Photo de Frédéric Paulussen sur Unsplash

“Après la catastrophe de Tchernobyl, le lobby nucléaire occidental” avait cru trouver une parade commode : si un tel désastre s’était produit, affirmait-on, c’était à cause de la gestion bureaucratique et incompétente propre au système soviétique – c’est d’ailleurs un peu le parti pris de la série britannique à succès Chernobyl. L’argument a longtemps servi à dédouaner les grandes puissances industrielles occidentales de toute remise en cause de leur modèle énergétique. Mais que reste-t-il de cette justification depuis Fukushima, où c’est “le fleuron de l’industrie privée japonaise” qui a été frappé ? Pour Löwy : “l’insécurité est inhérente à l’énergie nucléaire”. Les accidents ne sont pas des anomalies, mais des éventualités statistiques inévitables. Il écrit : “Pour paraphraser Jean Jaurès, on pourrait dire que le nucléaire porte en lui la catastrophe comme la nuée porte l’orage.”

Il note également que “le mouvement ouvrier traditionnel en Europe (…) reste encore profondément marqué par l’idéologie” productiviste du XXe siècle. Nombre de ses représentants continuent de défendre des secteurs industriels destructeurs, de l’automobile à l’énergie nucléaire, au nom de la croissance et de l’emploi. Le seul moyen de convaincre ces secteurs est d’assurer les travailleurs et travailleuses d’une vraie garantie à l’emploi. 

Développer massivement les transports en commun

Pour Michaël Löwy, il faut une refonte profonde des modes de transport, notamment le remplacement progressif du transport routier par le rail (là aussi dans un cadre de garantie du plein emploi, afin d’éviter que la transition écologique ne se fasse au détriment des travailleurs). 

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La voiture individuelle, reconnaît Löwy, “répond à un besoin réel”. Mais dans une société “fondée sur l’abondance de transports publics gratuits,” efficaces et accessibles, son rôle se réduirait considérablement. Ce qui, aujourd’hui, est devenu un “fétiche marchand” – “un signe de prestige” et d’appartenance sociale – redeviendrait un simple outil au service de besoins concrets.

Les voitures électriques ne constituent pas une solution miracle. Certes, elles “sont moins polluantes” que les véhicules thermiques et “émettent moins de CO₂”, mais l’électricité qu’elles consomment reste, dans la majorité des pays, produite à partir d’énergies fossiles. L’amélioration apparente des bilans carbone est ainsi compensée par une augmentation des émissions globales dues à la production énergétique.

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Réduire drastiquement les émissions implique donc une diminution importante du nombre de voitures privées, au profit de moyens de transport collectifs et non polluants : “transports publics gratuits, zones piétonnes, voies cyclables”. 

Lutter contre la publicité

Comment distinguer les “besoins authentiques” des besoins artificiels ? Pour Michaël Löwy, la publicité est l’un des mécanismes centraux du capitalisme, chargée de brouiller cette distinction. “Pièce indispensable au fonctionnement du marché”, elle ne se contente pas de promouvoir des produits : elle façonne les désirs, fabrique les manques et entretient une frustration permanente chez les consommateurs.

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Dans une société de transition vers le socialisme, explique Löwy, la publicité serait “vouée à disparaître”, remplacée par une information transparente diffusée par des associations de consommateurs. Le critère proposé “pour distinguer un besoin réel d’un besoin artificiel” est simple : seul le besoin qui persiste après la suppression de la publicité peut être considéré comme authentique. Loin d’exprimer une « nature humaine » immuable, le désir d’accumulation infinie de biens et de produits est le produit historique de “l’idéologie bourgeoise” et de la publicité de masse. Löwy rappelle à ce titre la célèbre phrase du PDG de TF1 : « Notre objectif, c’est de vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible des spectateurs. » 

La publicité constitue en outre un gaspillage colossal de ressources matérielles et énergétiques. En France, elle représente “plusieurs dizaines de milliards d’euros” de dépenses annuelles, autant d’investissements détournés des besoins sociaux et écologiques réels. Dans cette perspective, toute initiative visant à limiter “l’agression publicitaire” est “un devoir écologique”.

Le Sud global en avance

Pour Michaël Löwy, les peuples du Sud global, qui sont les premières victimes du réchauffement global alors qu’ils en sont les moins responsables, montrent la direction. Les luttes indigènes et paysannes y incarnent déjà, dans les faits, ce que l’écosocialisme propose en théorie — une résistance collective au capitalisme destructeur, enracinée dans la défense des biens communs et dans des formes de vie communautaires.

La militante hondurienne Berta Cáceres, fondatrice du Conseil citoyen des organisations populaires et indigènes du Honduras (COPINH), symbolise cette convergence entre écologie, anticapitalisme et autonomie des peuples. À seulement vingt ans, elle mène la lutte contre les mégaprojets hydroélectriques des multinationales qui privent les communautés de leur eau. Son assassinat, en avril 2016, par des sicaires au service des capitaliste, illustre la violence du système qu’elle combattait.

Par Luis Alfredo Romero, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

D’autres exemples marquent cette avant-garde du Sud. Lors du Forum social mondial de Porto Alegre en 2001, des militants du Mouvement des Sans Terre (MST) brésilien, aux côtés de la Confédération paysanne de José Bové, arrachent une plantation de maïs transgénique de Monsanto. 

Löwy cite également Chico Mendes, figure mythique du syndicalisme amazonien, qui invente avec ses camarades seringueiros (les ouvriers et paysans de l’Amazonie qui récoltent le latex des arbres à caoutchouc) une forme de lutte non violente inédite : les « empates », blocages humains opposant des familles entières, mains nues, aux bulldozers des compagnies forestières. Ces résistances populaires, souvent victorieuses, prouvent qu’un courage collectif peut enrayer, même temporairement, la logique du profit. Mendes obtiendra d’importantes conquêtes sociales et écologiques, avant d’être assassiné en 1988 par les tueurs à gage des propriétaires terriens. La déforestation de l’Amazonie, financée par des banques internationales, illustre la violence néocoloniale du capitalisme global. 

Chico Mendes avec sa femme Ilsamar chez eux à Xapuri en 1988. Crédit : Miranda Smith, Miranda Productions, Inc., CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Ces luttes rejoignent la conception de Joel Kovel, un des fondateurs de l’écosocialisme, pour qui celui-ci est “préfiguratif”, c’est-à-dire enraciné dans les pratiques de communautés déjà en résistance, comme les bases indigènes zapatistes du Chiapas.

En s’appuyant sur Max Weber, Löwy souligne que dans de nombreuses cultures orientales ou amérindiennes, la nature n’est pas perçue comme une mécanique inerte, mais comme un « jardin enchanté », un monde vivant, porteur de sens et de lien. Une conception diamétralement opposée à celle de la civilisation bourgeoise occidentale, qui réduit le monde naturel à un simple gisement de ressources ou à un dépotoir. Ces résistances du Sud montrent que l’écosocialisme est déjà en germe dans les pratiques concrètes de peuples qui, en défendant leur territoire, défendent l’humanité tout entière.

Un membre de l’EZLN cagoulé jouant du Guitarrón (Chiapas). Crédit : Jose Villa at VillaPhotography, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

L’ouvrage de Michaël Löwy permet de comprendre que l’écologie et le socialisme ne peuvent être dissociés si l’on veut affronter la crise écologique. Les partis « verts » façon Tondelier et les réformettes qu’ils proposent ne suffisent pas : ils ne remettent pas en cause la logique de profit, d’accumulation et de croissance illimitée, qui est au cœur à la fois du capitalisme et de la destruction écologique. Löwy met en évidence la nécessité d’un écosocialisme, articulant la prise démocratique de la production, afin de répondre aux besoins sociaux réels plutôt qu’aux logiques de marché, la planification écologique et démocratique, aux niveaux local, national et international, la réorganisation des modes de vie et des transports, la réduction du temps de travail, la mobilisation des luttes sociales et écologiques, à travers des projets concrets et des victoires partielles, tout en construisant un horizon radicalement alternatif. L’écosocialisme rompt donc tout autant avec le marxisme productiviste du XXe siècle, le « socialisme réel » soviétique qu’avec le capitalisme vert, pour proposer un changement de civilisation.  Les luttes concrètes du Sud global — les résistances des peuples indigènes, des communautés paysannes et des syndicalistes amazoniens — incarnent déjà cette vision. Elles montrent que la pratique de l’écologie populaire précède souvent la théorie, et qu’une alternative écosocialiste n’est pas seulement désirable mais possible. 

Michael Löwy, Étincelles écosocialistes (2024), Editions Amsterdam, 218 pages, 18 euros  
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Rob Grams
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
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