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Marx écologiste : on vous explique le communisme de la décroissance

Saïto

Dans le contexte des grandes crises écologiques – dérèglements climatiques, effondrement de la biodiversité, scandales de pollutions à répétition… — le mot d’ordre de la « décroissance » (on revient sur le mot dans cinq minutes) connaît un regain d’intérêt ces dernières années, de l’encyclique du pape François Laudato si’ à la petite hype internet autour de l’économiste Timothée Parrique. Tellement que Macron, en bon roquet de la big tech, s’est senti obligé de sortir sa vanne sur les Amish et le retour à la bougie. 

Plus inattendu et plus dérangeant encore pour les capitalistes et leurs médias (qui ont tous relevé le phénomène) : le succès éditorial incontestable du « communisme de la décroissance ». C’est-à-dire de la relecture écolo de Karl Marx, dont la figure de proue est le philosophe Kohei Saito. En 2020, en pleine crise COVID, un de ses livres s’est vendu à un demi-million d’exemplaires au Japon, son pays d’origine. Son travail, qu’il continue d’enrichir, a été traduit dans de nombreuses langues, dont l’anglais et le français. Il a été invité par l’institut La Boétie. C’est d’autant plus frappant que Saito croise un propos grand public et accessible et une analyse universitaire hyper-pointue de Marx, toute cela sans mettre son communisme dans sa poche. 

Kohei Saito propose une relecture écologiste de Marx. Crédit photo : tombe de Karl Marx à Londres, Paasikivi, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Alors, de quoi parle-t-il et pourquoi c’est important ?

D’abord son constat fondamental : les crises écologiques sont des crises du capitalisme. Elles découlent de la logique profonde du capitalisme. Cette logique est de transformer toujours plus de choses ou d’actes en marchandises, et de proposer une croissance illimitée de la production marchande, c’est-à-dire de la fabrication de choses et de services destinés à la vente. Dans les pays occidentaux, le capitalisme aboutit à ce que Saito appelle le « mode de vie impérial » (un concept repris aux chercheurs Markus Wissen et Ulrich Brand). C’est, tout simplement, le lifestyle qui nous est donnée en modèle ici et maintenant. Il a un envers : le monde entier – tou.tes les humain.es et toute la nature – est exploité pour assurer le confort de la population du Nord et de ceux qui, au Sud, arrivent progressivement à ce mode de vie. On peut se goinfrer de chocolat et acheter un nouveau portable tous les deux ans, changer sa garde-robe tous les quinze jours. Tout cela est rendu possible, d’un côté par la dégradation des conditions de travail des ouvrier.es du Sud, de l’autre par la dévastation de l’environnement au Sud : un vêtement Shein ou H&M va commencer sa vie dans une usine dangereuse et violente d’Asie du Sud-Est, être porté moins de 30 fois et terminer comme déchet plastique dans une zone humide protégée au Ghana. Et comme ce n’est pas directement ici sous nos yeux occidentaux, voire même comme l’Occident se vit comme une jolie Suisse bien verte et proprette, on peut ignorer l’horreur sociale et environnementale (le marketing est là pour nous y aider). On peut continuer à jouir de notre dernier achat.

« un vêtement Shein ou H&M va commencer sa vie dans une usine dangereuse et violente d’Asie du Sud-Est, être porté moins de 30 fois et terminer comme déchet plastique dans une zone humide protégée au Ghana » – Crédit photo : magasin Zara à Columbus (Ohio) aux Etats-Unis, EEJCC, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Saito va encore plus loin. Le bonheur, le confort du mode de vie impérial est une illusion, un piège infernal. Cette illusion est ce que nous vend (littéralement) le capitalisme. L’idée est familière des lecteur.ices de Frustration : le capitalisme cultive en fait les désirs inutiles, nous pousse tou.tes à bosser toujours plus, à nous crever à la tâche, et à nous endetter pour des choses inutiles en plus. Il crée pour nous, en réalité, un monde de pénurie permanente. Sous le capitalisme, on n’a jamais tout ce qu’on voudrait, et en parallèle on manque de temps pour soi, pour ne rien faire, pour voir ses proches ou contempler un paysage. On se crève pour le nouvel iPhone. C’est un bon vieux concept marxiste : l’opposition entre valeur d’usage (l’utilité ou le bonheur retirés de quelque chose) et valeur marchande (son prix en euros), que Saito place sous une loupe écologiste aussi. Le capitalisme piétine ce qui fait la vraie valeur de nos vies car il est là pour encaisser toujours plus de fric.

Saito souligne que la fuite en avant écologique du mode de vie impérial, du toujours plus, touche désormais les limites climatiques et biologiques. En écologie, on parle de « limites planétaires », c’est-à-dire l’idée que l’eau, le sol, l’air, les coraux… peuvent jusqu’à un certain point éliminer une pollution, se reconstituer. Ces limites planétaires sont maintenant franchies, l’une après l’autre, à cause des humains. Ce faisant, les conséquences environnementales se font désormais sentir aussi au Nord. Un exemple parmi mille : les cancers multipliés par des pesticides tueurs d’abeille, nécessaires pour produire du sucre inutile, cause d’une épidémie d’obésité partout de la France aux Etats-Unis. On ne peut plus faire en Occident comme si de rien n’était, en se délestant de tous les problèmes sur le Sud. La crise écologique est pour tout le monde, et dès maintenant. 

« Des économistes mainstream comme Joseph Stiglitz promeuvent une relance verte, un « keynésianisme vert » dont les principaux exemples ont été de grands plans d’investissement, « Green New Deal » de Biden aux Etats-Unis et « Pacte Vert Européen » dans l’UE. » – Crédit photo : Stiglitz au World Economic Forum à Davos en 2009, World Economic Forum, CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons

Saito décrit l’impasse des solutions proposées par le capitalisme face à cette crise, qu’on les appelle « croissance verte » ou « développement durable ». Des économistes mainstream comme Joseph Stiglitz promeuvent une relance verte, un « keynésianisme vert » dont les principaux exemples ont été de grands plans d’investissement, « Green New Deal » de Biden aux Etats-Unis et « Pacte Vert Européen » dans l’UE. Leur logique est de relancer le capitalisme en investissant massivement dans les énergies renouvelables, voire dans des technologies qui promettent de limiter le changement climatique (capture de carbone, « géoingénierie » pour manipuler directement le climat). Pour Saito, ces grands plans ne marcheront pas pour la planète. Ils constituent une diversion qui ne règlent pas le problème à la racine. Ainsi, les investissements verts feraient bien baisser les émissions de gaz à effet de serre, mais pas assez vite pour éviter la catastrophe climatique. Pour lui, c’est la logique même du toujours plus du capitalisme, de la croissance économique sans fin dont il faut sortir si on veut préserver l’humanité. La croissance « verte » ne sauvera pas un monde vivable pour les humain.es. La décroissance, c’est ça : amorcer globalement la baisse de la production de machins, sortir du capitalisme pour s’en sortir. 

Ici, des précisions comme promis sur le mot Décroissance. Produire un missile de plus, fabriquer une énième Barbie de plus au Bangladesh, c’est de la croissance économique : c’est plus de choses sur le marché, mais on l’a dit ce n’est pas plus de bonheur. Nationaliser un système de santé et le financer entièrement par l’impôt, c’est de la décroissance (il y a moins de dollars dans le marketing des cliniques et des mutuelles et dans le salaire de leurs patrons). La décroissance n’est pas la pénurie. Saito pose même l’idée inverse. La décroissance amène la (vraie) abondance, avec l’exemple du temps de travail. Au lieu de perdre notre temps dans des bullshit jobs (qui augmentent « la croissance »), glandons, prenons soin de nos proches, laissons vivre la nature (tout ce que la croissance ne mesure pas). Bref, les seuls que la décroissance devrait terrifier, ce sont les capitalistes. 

Pour Saito, il existe quatre grandes familles de solutions possibles et puissantes face à la catastrophe écologique en cours, mais une seule est désirable. Deux solutions assurent des conditions de vie plutôt égalitaires et deux proposent un monde inégalitaire avec une poignée de super-riches et une masse de pauvres. Deux proposent un pouvoir politique centralisé et autoritaire, deux un pouvoir faible de l’Etat. 

Sans surprise, Saito refuse la chute dans un monde policier super-inégalitaire au profit de quelques-uns en mode Elysium ou le chaos total. Il refuse aussi un centralisme politique égalitaire mais dictatorial, qui imposerait la transition écologique d’en haut, ce qu’il appelle le « maoïsme vert ». 

En analysant le capitalisme et ses crises, Saito fait aussi un lien important : c’est le même mécanisme fondamental de celui-ci qui dégrade toujours plus les conditions de travail et la nature.  Pour Saito, ce lien était déjà fait par Karl Marx lui-même, et en particulier dans les écrits de la fin de sa vie. On savait depuis longtemps que Marx s’était intéressé à un sujet écolo pointu, l’usure des sols, un thème nouveau de la science de son époque. L’exploitation agricole intensive était déjà identifiée comme un « vol » de la nature, le sol étant incapable de reconstituer les nutriments que l’agriculture surconsommait. Auparavant, sans la surexploitation agricole moderne, la nature entière s’équilibrait de façon vivante, comme le métabolisme d’une plante ou d’un animal. Cet équilibre naturel est cassé au XIXème siècle par l’agriculture capitaliste, qui dégrade les circuits et la santé générale du sol. 

Carte mondiale de la dégradation des sols établie en 2017. Crédit : Gauri Shankar Gupta, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Marx avait aussi fini par voir le lien entre cette exploitation forcenée de la nature et celle des populations et terres colonisées (après avoir un temps sous-évalué la question coloniale). Pourtant, la lecture « classique » de Marx était qu’il croyait dans les progrès de la science pour résoudre à la fois la contradiction écologique du capitalisme, et pour préparer le terrain d’un travail émancipé du capitalisme. Pour Marx, produire plus, plus vite, de façon plus technique aurait été une dynamique positive préparant les conditions d’une émancipation, et même la révolution.

En analysant les notes de lecture de Marx dans la dernière partie de sa vie, longtemps inédites, Saito montre qu’il n’en est rien. Selon lui, Marx était sur le tard en rupture avec l’idée du progrès technique illimité comme solution. Marx s’est littéralement passionné pour les questions écologiques et a lu tout ce qui s’écrivait alors, sur la surexploitation des forêts ou celle du charbon. Il s’est aussi intéressé de près aux communautés agricoles non-capitalistes, dans les économies de l’Antiquité et dans le monde non-européen de son temps. Dans ces communautés, Marx identifie un mode de gestion soutenable au plan écologique (car ces petits groupes humains prévoient des règles pour ne pas prélever plus dans la nature qu’elle ne peut reconstituer), et un monde social équilibré (car il impose un statut égalitaire dans le travail, et la propriété commune de la terre : pas de riches !). Pour Saito, c’est pour préciser l’image de ce que serait une société communiste, que Marx s’est intéressé à ces exemples. Sans idéaliser un mode de vie rural et archaïque, Marx a tâtonné pour voir ce qu’il fallait retrouver même dans un mode de vie urbain : le sens de la communauté, une plus grande frugalité – à l’opposé de ce que Saito appelle la sur-urbanisation, trop dépendante de la technologie.

Saito s’est enthousiasmé pour la liste « Barcelona en Comú » – Crédit : Joan Subirats, Jaume Asens et Ada Colau à la presentation de Barcelona en Comú en 2014. Barcelona en Comú (youtube), CC BY 3.0, via Wikimedia Commons

Saito essaie, en s’appuyant sur ce cadre théorique d’un Marx écolo, de proposer des pistes et des exemples de ce que serait un communisme de la décroissance. Il s’enthousiasme pour les expériences d’écosocialisme municipal comme « Barcelona en Comú », la liste de gauche qui a dirigé la ville de 2015 à 2023. Pourquoi ? D’abord l’échelle d’une ville lui semble la bonne pour faire bouger les choses. Le mouvement En Comú a réussi à lier plusieurs luttes locales (sur le logement, l’eau, le prix de l’énergie, le refus du surtourisme…), une forte tradition de gestion coopérative de certaines activités économique, et une approche politique beaucoup plus horizontale et participative, et une cohérence sociale et écologiste. 

Au cœur de son argumentation, Saito partage une préoccupation majeure de Marx : le capitalisme crée de la frustration et de la dépendance, car les travailleur.ses n’ont plus la maîtrise de leur travail. En particulier, du sens de leur travail, éclater en tâches répétitives et incompréhensibles pour chacun.e. S’émanciper dans le communisme, c’est d’abord retrouver le contrôle de son travail : choisir ce qu’on fait, et savoir pourquoi on le fait. Saito reprend ainsi à son compte la distinction d’un penseur marxiste, pionnier de l’écologie, André Gorz, qui opposait les « technologies fermées » et les « technologies ouvertes ». Une technologie fermée est celle dont la complexité est telle qu’elle doit être contrôlée par des ingénieurs pour être mise en œuvre. Les travailleur.ses ne maîtrisent plus le sens ni l’organisation de leur travail. Une technologie fermée rend ainsi possible une asymétrie économique et donc politique, la concentration du pouvoir entre quelques mains. Exemple-type, pour Gorz ou Saito : l’énergie nucléaire, structurellement allergique à la transparence et au contrôle démocratique. Pour Saito, le communisme de la décroissance signifie un monde plus low-tech, appuyé sur des technologies ouvertes, où chacun.e sait à quoi il travaille et peut décider par lui ou elle-même. 

« Saito reprend à son compte la distinction d’un penseur marxiste, pionnier de l’écologie, André Gorz, qui opposait les « technologies fermées » et les « technologies ouvertes » ». Crédit photo : André Gorz et son épouse Dorine, domaine public, CC0, via Wikimedia Commons

C’est peut-être là qu’on trouve une fragilité dans le raisonnement de Saito : comme exemple de technologie ouverte qui esquisserait le communisme de la décroissance, il donne le déploiement individuel de panneaux solaires, qui rendrait à chacun.e son autonomie énergétique. En fait, rien de plus complexe techniquement que la production de panneaux solaires ou celle de batteries électriques (pour le stockage), ainsi que leur raccordement massif à un réseau électrique collectif (comme s’en est rendu compte l’Espagne récemment). Ce n’est pas là juste un problème technologique : c’est un paramètre-clé pour savoir si le travail, et la société, peuvent être plus démocratiques. Voilà un angle qu’il faut continuer d’éclairer : quelles technologies complexes sont superflues ? Parmi celles qui ne le sont pas, comment pousser une gouvernance plus partagée et transparente – par exemple via les coopératives de travailleur.ses qui intéressent Saito ? 

Reste que son approche super-pédagogique, accessible, engagée est très convaincante. Ce n’est pas rien de proposer une synthèse neuve de Marx et de la pensée écologiste. Elle ouvre grand les yeux sur ce qui fait vraiment la valeur des vies humaines, et toutes les façons de (se) la gâcher pour rien. Elle a une dimension apaisante et instructive, comme un exercice de méditation – mais en beaucoup moins nombriliste. Autour de ce principe d’émancipation frugale, Saito permet de faire le lien entre plein d’échelles de transformation, d’action, plein de démarches politiques : lancer la révolution en bloquant tout, refuser des projets technologiques mégalo qui détruisent l’environnement, monter une activité plus respectueuse des travailleur.ses et de la nature, rechercher une vie plus simple et plus authentique, imaginer comment tournerait une société dont le baromètre idiot ne serait plus « la croissance ». 

Bibliographie (Kohei Saito) :

  • Moins ! La décroissance est une philosophie, Le Seuil, 2024
  • La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, Syllepse, 2021

Photo d’illustration : Kohei Saito à la foire du livre de Francfort en 2024, Martin Kraft, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

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Charles Plantade
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