Vivre avec les enfants des autres

Ces derniers mois, le sujet des lieux “sans enfants” ou “no kids” est revenu à plusieurs reprises dans l’actualité médiatique. Il s’agit de restaurants, plages, hôtels qui garantissent à leurs clients un accès réservé aux adultes – et ce, sans que cela n’implique l’organisation de partouzes, comme ironisait la journaliste Ovidie dans un très bon article consacré au sujet. Si cette pratique reste marginale, elle fait écho à l’exaspération, parfois très explicite, que ressentent beaucoup d’adultes face à la présence bruyante des enfants – ceux des autres. À mesure que se développent aussi la revendication – bien légitime – à ne pas avoir d’enfant sans se le voir reprocher, ceux des autres deviennent une “nuisance”, comme me le disait un lecteur. Et ce, d’autant plus qu’ils seraient devenus des “enfants rois” en puissance, “mal éduqués” et égocentrés. Il me semble que cette attitude – si j’en comprends les origines – est une impasse totale, qui fait du mal à la société toute entière. Comment vivre avec les enfants des autres ?
Ces derniers mois, le sujet des lieux “sans enfants” ou “no kids” est revenu à plusieurs reprises dans l’actualité médiatique. Il s’agit de restaurants, plages, hôtels qui garantissent à leur client un accès réservé aux adultes – et ce, sans que cela n’implique l’organisation de partouzes, comme ironisait la journaliste Ovidie dans un très bon article consacré au sujet.
Le spectacle des enfants et de leurs parents a longtemps suscité en moi des réactions contrastées, et le mot est faible. Quand on n’a pas d’enfant, le bruit est déstabilisant : ces cris, ces rires, mais aussi les larmes, provoquent de l’agacement. Dans le train, dans le métro, sur les aires d’autoroute ou dans les restaurants, on redoute la présence d’un ou ou plusieurs enfants en bas âge. De retour d’un voyage, la présence ou non d’enfants durant notre périple est une information aussi marquante que celle d’embouteillages à l’entrée de Bordeaux ou Toulouse. Mais ça ne s’arrête pas là : commenter l’éducation de ces enfants, l’attitude de leurs parents (le plus souvent de leur mère) est un sport national auquel j’ai largement pris part. “Trop laxiste”, “indifférent”, “laisse son enfant hurler”, “lui passe tous ses caprices”, chacun s’improvise, le temps d’une discussion, expert en pédagogie éducative, y compris quand, comme moi, on n’a pas d’enfant. En critiquant les enfants, ce serait les parents que l’on viserait. Mais en attendant, ce sont bien les enfants qui subissent nos regards hostiles voire, comme j’en ai été plusieurs fois témoin, les remarques acerbes et sèches que de parfaits inconnus se permettent d’émettre envers les mères.
De quoi ces attitudes sont le symptômes ? Il y a évidemment la confrontation à la différence : quand on vit seul, comme moi, ou dans une cohabitation sans enfant, on n’est pas habitué à leur vivacité et à leur expansivité. “Ça casse les oreilles”, tout simplement. Le rapport des enfants à leurs émotions n’est pas le même que celui les adultes : ils sont en plein développement de leur facultés cognitives et ne savent pas réguler leurs émotions aussi bien que nous – si tant est que “les adultes” soient composés de gens qui savent réguler leurs émotions : trois minutes passées dans un TGV La Rochelle-Paris au moment de l’arrivée dans le train et du choix des places suffisent à vous convaincre que de nombreux adultes, même (et je dirais surtout) fort bien nés, ne savent pas contenir leur frustration quand ils croient qu’on leur a volé leur place côté fenêtre (alors même qu’ils se sont tout simplement trompés de voiture). Bref, les enfants sont différents de nous, pas pour le plaisir de nous emmerder mais parce qu’ils apprennent. Ne pas supporter cela, c’est refuser la différence. Dire d’une catégorie de la population qu’elle est “nuisible” ou doit être chassée de certains endroits en raison de ses différences intrinsèques, cela porte un nom entre adultes. Pourquoi l’accepter d’adultes à enfants ?
En critiquant les enfants, ce serait les parents que l’on viserait. Mais en attendant, ce sont bien les enfants qui subissent nos regards hostiles voire, comme j’en ai été plusieurs fois témoin, les remarques acerbes et sèches que de parfaits inconnus se permettent d’émettre envers les mères.
Il y a ensuite le problème éducatif : ce serait les parents que l’on vise, en fusillant du regard leur enfant qui court au milieu de cette salle de restaurant. Pour des personnes plus âgées, cette hostilité envers l’éducation “permissive”, “laxiste” tient à une réalité très simple : dans mon enfance (j’ai 37 ans), et encore plus durant celles des générations précédentes, les enfants – qu’on appelait dans ma région les “drôles” – étaient encore souvent perçus comme des animaux, que l’on pouvait maltraiter, y compris physiquement, à discrétion. Mon ami Maxime me rappelait que dans les années 1980, on pouvait trouver des martinets – ces fouets à multiples lanières – pour “corriger son gosse”. Je connais pas mal d’amis qui en ont fait les frais à l’époque. Depuis, c’est illégal : les violences éducatives ordinaires sont globalement combattues. L’hostilité envers les enfants contemporains est donc souvent une hostilité politique : elle est le fait de partisans d’un ordre ancien autoritaire qui dénient le statut d’individu aux enfants et qui aimeraient que l’éducation soit basée sur l’intimidation. Ils prônent un renforcement de la domination adulte, processus que la journaliste Emmanuelle Araujo Calçada décrit très clairement dans cet article.
L’hostilité envers les enfants contemporains est donc souvent une hostilité politique : elle est le fait de partisans d’un ordre ancien autoritaire qui dénient le statut d’individu aux enfants et qui aimeraient que l’éducation soit basée sur l’intimidation.
Mais pour beaucoup, cela ne va pas si loin : elles et ils estiment que de nombreux parents devraient simplement faire plus attention, poser davantage de limites, faire des rappels à l’ordre, être plus ou moins vindicatifs. Parfois, cette revendication de plus de contraintes éducatives existe parce que la présence d’enfants non canalisés par leurs parents peut présenter de vrais risques, comme me le rappelait Joseph* qui a été serveur et pour qui la divagation d’enfants compliquerait considérablement le travail. Mais il me semble que le commentaire – extérieur et tendanciellement hostile – sur l’éducation des enfants des autres ne produit souvent aucun effet positif : nous n’aidons aucune mère, aucun père, aucun tuteur ou éducateur, à protéger son enfant et lui apprendre la coexistence avec le monde en commentant – face à lui ou dans son dos – la façon dont il s’y prend avec son enfant. Alors comment faire ?
Je disais au début de ce texte que j’ai longtemps moi-même été agacé par les enfants des autres, même si je ne l’ai jamais trop montré, il me semble, ouvertement. Je crois que cet agacement était lié à ma propre situation : je suis un homme trentenaire, bientôt quadragénaire, et gay. Pour des raisons évidentes, la parentalité n’est pas quelque chose qui m’est facilement accessible, c’est le moins qu’on puisse dire. Autour de la trentaine, j’ai subi, de façon directe ou indirecte, le regard des autres sur cette impossibilité. Mais aussi mon propre regard. J’ai vécu, malgré cette impossibilité que la plupart des hétéros ne perçoivent pas faute de s’être renseigné sur le sujet (ils croient que la GPA est accessible et qu’adopter est un jeu d’enfant), l’injonction à la parentalité. Comme “devenir propriétaire”, faire des enfants est un rituel de passage à l’âge mûr, une preuve d’accomplissement – qui pèse cependant de façon bien plus écrasante sur les femmes que sur les hommes. J’ai donc connu une petite quantité de ce que d’autres vivent comme une pression inouïe, existentielle. Quand on a subi cette pression et qu’on a dû y faire face, en assumant le choix – que font beaucoup d’hétéros – ou l’impossibilité d’avoir des enfants, qu’on a le sentiment d’avoir déçu des attentes, qu’on ne connaîtra pas ce qui est décrit comme une joie incommensurable et inimitable, on peut l’avoir mauvaise. Ce choix ou cette impossibilité peut parfois nourrir cette hostilité ou cette défiance envers les enfants des autres. Leur présence est le rappel – parfois douloureux – de notre propre situation. Et voir des couples dépassés par leur parentalité, après s’être pris leurs réflexions indélicates, peut parfois apparaître comme un juste retour des choses : “Vous avez voulu des gosses ? Maintenant assumez !”
Quand on a subi cette pression à la parentalité et qu’on a dû y faire face, en assumant le choix ou l’impossibilité d’avoir des enfants, qu’on a le sentiment d’avoir déçu des attentes, qu’on ne connaîtra pas ce qui est décrit comme une joie incommensurable et inimitable, on peut l’avoir mauvaise. Ce choix ou cette impossibilité peut parfois nourrir cette hostilité ou cette défiance envers les enfants des autres. Leur présence est le rappel – parfois douloureux – de notre propre situation. Et voir des couples dépassés par leur parentalité, après s’être pris leurs réflexions indélicates, peut parfois apparaître comme un juste retour des choses : “Vous avez voulu des gosses ? Maintenant assumez !”
C’est peut-être parce que je suis désormais en paix avec l’idée de ne jamais avoir d’enfant que le rapport que j’entretiens avec eux a changé. Mais c’est sans doute surtout du fait de ma connaissance plus grande de l’expérience des mères – que sont certaines de mes amies ou connaissances – que l’univers de la compréhension des enfants et de leurs parents s’est ouvert à moi. C’est en passant du temps avec une amie chère et son fils de 4 ans dont je suis, je le crois, aussi l’ami, que j’ai compris l’effet des regards ou des remarques hostiles reçues dans les lieux publics. La lecture des récits de la journaliste Judith Duportail, qui raconte sur son compte Instagram son quotidien avec ses deux enfants, a également contribué à me faire comprendre à quel point ces attitudes étaient fréquentes, anxiogènes et contre-productives. Car ces remarques n’aident pas : elles stressent l’enfant et son entourage. Elles font ressentir aux parents de la honte et de la culpabilité – sentiments dont il est grand temps de reconnaître qu’ils ne provoquent rien de bon, ni politiquement, ni personnellement, ni rien du tout. Mais aussi de l’anxiété : pour aider les enfants à réguler les émotions, il faut pouvoir réguler les siennes, explique Gabrielle, pédopsychiatre, dans un précédent article consacré aux violences éducatives. Or, si un parent est maltraité, physiquement ou psychologiquement, par d’autres adultes, il ne pourra pas “calmer” son enfant comme on le souhaite dans ce train ou ce magasin.
Ces remarques hostiles sur l’éducation de l’enfant n’aident pas : elles stressent l’enfant et son entourage. Elles font ressentir aux parents de la honte et de la culpabilité – sentiments dont il est grand temps de reconnaître qu’ils ne provoquent rien de bon, ni politiquement, ni personnellement, ni rien du tout. Mais aussi de l’anxiété : or, pour aider les enfants à réguler les émotions, il faut pouvoir réguler les siennes.
Une fois ce constat établi, j’en ai fait un second, en passant du temps avec quelques enfants de mon entourage : si on ne les comprend pas et que leur comportement nous semble absurde, c’est que cette société capitaliste et patriarcale – désolé pour les grands mots – nous pousse en permanence à rejeter l’enfant que l’on a été. L’enfant improductif, l’enfant impulsif, l’enfant qui joue et qui invente des histoires. Devenir adulte dans ce monde c’est renoncer à ses rêves, se projeter dans l’avenir, être productif et fort émotionnellement. Pour les femmes, c’est ne pas être “trop” : joyeuse, drôle, introvertie, séduisante… Pour les hommes, c’est s’empêcher de pleurer, de rire, de montrer des marques d’affection… c’est être sérieux, stoïque, brutal si possible. Le spectacle des enfants c’est donc aussi celui de ce à quoi l’on a dû renoncer en devenant un bon adulte de la société capitaliste. Comprendre cela peut permettre de franchir un nouveau stade d’empathie vis-à-vis des enfants : c’est comprendre à quel point ça peut être drôle de courir dans l’allée centrale d’un train lancé à pleine vitesse, de sauter dans une flaque d’eau, chantonner, dire ce qui nous passe par la tête, sans filtre… mais aussi d’être triste pour des broutilles : un escargot que l’on écrase par erreur, un camarade qui nous heurte, un parent qui s’en va… Quand on parle à tout bout de champ de “caprice” pour qualifier le comportement d’un enfant, c’est pour éviter de comprendre vraiment ce qu’il ressent et donc ce que l’on aurait pu ressentir à sa place, et ça, je ne l’aurais jamais compris si je n’en avais pas discuté avec mon amie.
Si on ne comprend pas les enfants et que leur comportement nous semble absurde, c’est que cette société capitaliste et patriarcale nous pousse en permanence à rejeter l’enfant que l’on a été. L’enfant improductif, l’enfant impulsif, l’enfant qui joue et qui invente des histoires. Le spectacle des enfants c’est donc aussi celui de ce à quoi l’on a dû renoncer en devenant un bon adulte de la société bourgeoise.
Mais penser comme un enfant, cela peut être douloureux. Car l’univers de l’enfance c’est aussi celui de l’exposition à des violences, celle des adultes, et combien d’entre nous l’ont subi ? Beaucoup plus qu’on le croit. Ce n’est pas un hasard si l’agacement permanent envers les enfants est quelque chose que je retrouve souvent chez des hommes gays, comme moi. Tendanciellement, nous avons été beaucoup plus exposés à des violences durant notre enfance ou adolescence. Il se pourrait bien que nous ayons été plus fréquemment exposés à des violences sexuelles. En se détachant émotionnellement de l’enfance, en devenant des adultes forts – pour certains musclés par une addiction à la salle de sport qui nous protège – on met enfin à distance cette vulnérabilité qui était la nôtre comme enfant “trop féminin”, “trop sensible”, “trop romantique”… Et je crois que notre défiance envers les enfants des autres vient parfois de là.
En se détachant émotionnellement de l’enfance, en devenant des adultes forts – pour certains musclés par une addiction à la salle de sport qui nous protège – nous les hommes gays mettons enfin à distance cette vulnérabilité qui était la nôtre comme enfant “trop féminin”, “trop sensible”, “trop romantique”… Et je crois que notre défiance envers les enfants des autres vient parfois de là.
L’enfance ne devrait pas être le souci des seuls parents. L’éducation des enfants, leur comportement, leur coexistence avec le monde des adultes et la coexistence des adultes avec eux est notre problème à tous. De nombreux professionnels, qui jouent un rôle essentiel dans la vie des enfants – éducateurs, soignants, enseignants – le savent bien. Mais je ne peux m’empêcher de constater que cette libération de la parole anti-enfant, qui fait porter aux parents toute la culpabilité d’une éducation supposée mauvaise, se fait en même temps que la multiplication des constats sur la faillite généralisée de nos services publics de l’éducation et de la prise en charge de l’enfance. Il y a évidemment l’affaire Bétharram, qui montre non seulement que des établissements scolaires catholiques pratiquaient la violence systématique envers les enfants mais aussi que notre gouvernement est dirigé par un homme profondément anti-enfant. Mais aussi l’indigence de l’Aide sociale à l’enfance, qui montre à quelle point la société française maltraite les enfants dont les parents ne sont plus présents ou plus en capacité de les élever.
Je crois que c’est en puisant dans notre propre sensibilité – cette sensibilité d’enfant que la société bourgeoise nous demande en permanence de refouler – que nous pouvons tous jouer un rôle dans cette prise en charge collective des enfants. Il faudrait bien sûr un grand service public de l’enfance qui aide les parents à toutes les étapes de la vie. A une échelle plus individuelle, changer ce rapport distant et intolérant à l’enfance passe selon moi par le fait de ne pas les ignorer, les saluer, s’intéresser à eux. Mais aussi encourager les parents, en particulier les mères, en leur ouvrant nos lieux de vie et en leur proposant notre aide.
Nos enfants sont notre responsabilité collective, j’en suis désormais convaincu. Et je sais désormais que c’est en puisant dans notre propre sensibilité – cette sensibilité d’enfant que la société bourgeoise nous demande en permanence de refouler – que nous pouvons tous jouer un rôle dans cette prise en charge collective des enfants. Il faudrait bien sûr un grand service public de l’enfance qui aide les parents à toutes les étapes de la vie. On pourrait aussi remettre en cause le modèle de la famille nucléaire et donner à l’amitié un rôle clef dans la prise en charge collective de l’enfance. Mais, à une échelle plus individuelle, changer ce rapport distant et intolérant à l’enfance passe selon moi par le fait de ne pas les ignorer, les saluer, s’intéresser à eux. Mais aussi encourager les parents, en particulier les mères, en leur ouvrant nos lieux de vie et en leur proposant notre aide. En somme, vivre avec les enfants des autres, ce n’est pas simplement les tolérer ou les supporter, c’est partager, avec leurs parents, l’intérêt sincère et sensible pour les individus qu’ils sont, et pas simplement pour ceux qu’ils deviendront.

Nicolas Framont
Rédacteur en chef
