Bétharram et les autres : sortir de la domination adulte

Alors que les violences envers les enfants font actuellement la une des médias, il est urgent de voir au-delà des faits divers pour saisir l’ampleur et la profondeur d’un phénomène systémique. Loin d’être des cas isolés, ces violences s’inscrivent dans une culture millénaire de domination des adultes sur les enfants, justifiée au nom de la religion. Dans toutes les couches de la société française, l’enfance reste une condition marginalisée, méprisée, maltraitée. Il est temps d’ouvrir les yeux, de regarder en face ce que vivent les enfants et de tout changer avec eux – pour notre bien à toutes et tous.
Bétharram, Garaison, affaire Le Scouarnec… les violences faites aux enfants ont rarement pris autant d’espace médiatique qu’actuellement. Ne nous y trompons pas : ce n’est que la pointe de l’iceberg. Tout comme l’affaire Pélicot n’est qu’un cas – particulièrement sordide – des violences faites aux femmes parce qu’elles sont des femmes, ces affaires ne sont que des cas des violences faites aux enfants parce qu’ils et elles sont des enfants.
En France, chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : en France, chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles. Chaque jour, des centaines d’enfants sont victimes de maltraitances. Tous les cinq jours, un·e enfant est tué·e par l’un de ses parents, ce chiffre étant probablement sous-estimé car il n’existe pas de recensement précis (ce qui dit déjà quelque chose de notre considération pour le sujet).
Alors que nous avons toutes et tous été enfants au début de notre vie, « nous oublions les enfants que nous avons été » affirmait le juge des enfants Edouard Durand au micro de France Inter le 26 février dernier. Ce processus psychologique qui nous conduit au déni collectif de ce que nous avons vécu enfant a bien été expliqué par Alice Miller, psychologue suisse qui a consacré toute son œuvre à étudier et combattre la maltraitance des enfants.
« Nous oublions les enfants que nous avons été. »
Edouard Durand, juge des enfants, sur France Inter le 26 février 2025
Pour reconnaître ce qu’ont vécu les enfants que nous étions et cesser de le faire subir à notre tour aux enfants d’aujourd’hui, il nous faut, adultes, y porter notre attention avec lucidité, collectivement. Cela nous demande du courage et le dépassement de nos réactions de culpabilité individuelle pour étendre notre regard à la dimension systémique, car nous sommes tous et toutes concernés.
Ce que nous vivons enfants depuis des millénaires
Avant leur majorité (18 ans en France), les êtres humains – que l’on appelle alors les enfants puis les adolescent·es – vivent des violences dans quasiment toutes les sphères de leur vie. De ce qui est admis comme des maltraitances, jusqu’aux violences dites « éducatives ordinaires » (VEO), souvent banalisées, c’est tout un continuum de violences qui s’exerce à différents degrés : violences sexuelles (être agressé·e, violé·e), violences physiques (recevoir des coups, être étranglé·e, bousculé·e), violences psychologiques (être menacé·e, humilié·e).
À l’Antiquité romaine, le père de famille avait le droit de vie ou de mort sur ses enfants.
Pourtant, c’est sous prétexte de protection que le statut de mineur confie l’enfant à l’autorité des adultes. Que ce soit dans sa famille, à l’école ou dans d’autres institutions, les adultes, responsables pour l’enfant, décident de ce qui le concerne. Il lui est impossible de voter, décider où vivre, avec qui, comment occuper son temps… Considéré comme irresponsable, il n’a que très peu de pouvoir sur sa propre vie. La condition enfantine s’inscrit ainsi dans un rapport de pouvoir des adultes sur les enfants, qui ne date pas d’hier puisqu’à l’Antiquité romaine le père de famille avait le droit de vie ou de mort sur ses enfants.
La maltraitance des adultes envers les enfants se serait même progressivement installée dès le Néolithique, lors de la sédentarisation et de la domestication des animaux et des plantes, d’après l’hypothèse d’Olivier Maurel, fondateur de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire. Dans son livre De l’enfant protégé à l’enfant corrigé, il montre comment l’humanité est passée d’une éducation sans violence à une éducation très violente au fil des siècles dans la plupart des sociétés dotées d’écriture. La pratique de battre les enfants, qui n’a pas toujours existé, se répand dans toute la société une fois qu’elle y a été introduite. Cela concerne 80 à 90% des êtres humains. « Il n’est pas exagéré de dire que l’humanité a été pendant au moins les quatre derniers millénaires une espèce maltraitée, ou plus exactement auto-maltraitée » avance Olivier Maurel.
« Quinze siècles durant, et sur toute la surface du globe grâce à l’expansion d’un christianisme dévoyé, les enfants vont être vus comme des êtres qu’il faut corriger et dresser. »
Olivier Maurel, De l’enfant protégé à l’enfant corrigé (2022)
La religion n’y a pas mis fin, au contraire. L’instauration par l’Église catholique du dogme du péché originel au Ve siècle consolide la croyance que l’enfant naît coupable, porteur du péché. Il s’agit alors d’extirper le mal de lui grâce à « ces maîtres, ces gouverneurs, ces férules, ces fouets, ces verges dont l’Ecriture dit qu’il faut souvent se servir envers un enfant qu’on aime, de peur qu’il ne devienne incorrigible et indomptable » dit “saint” Augustin dans La Cité de Dieu. Les châtiments corporels sur les enfants trouvent une justification théologique et les violences contre eux se perpétuent. « Quinze siècles durant, et sur toute la surface du globe grâce à l’expansion d’un christianisme dévoyé, les enfants vont être vus comme des êtres qu’il faut corriger et dresser » explique Olivier Maurel.
Et cela, en contradiction avec les textes censés retracer les paroles de Jésus qui ne nous invitent jamais à violenter les enfants, mais au contraire à les imiter et les respecter : « Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux » (Matthieu, 18 : 3), « Gardez-vous de mépriser un seul de ces petits […] » (Matthieu, 18 : 10). Ces paroles auraient pu, si elles avaient été entendues, transformer la façon dont les adultes se conduisent avec les enfants. Mais elles semblent avoir été inaudibles, peut-être car reçues par des humains ayant eux-mêmes vécu des violences dans l’enfance, comme ce fut le cas du petit Augustin qui fut battu cruellement par ses maîtres sous les rires de ses parents.
« Si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux »
Matthieu, 18 : 3
Les autres religions monothéistes n’ont pas mieux réussi à mettre fin aux violences contre les enfants, qui sont toujours pratiquées un peu partout sur la planète. Environ 300 millions des enfants âgés de 2 à 4 ans à travers le monde (donc les trois quarts) sont victimes d’agressions psychologiques et/ou de punitions physiques au sein même de leur foyer, de la part des personnes qui s’occupent d’eux, d’après l’Unicef.
Comment adultes nous voyons les enfants
« Pourquoi ne supporte-t-on plus les enfants ? » se demandait Le Monde récemment en constatant que, des voyages aux mariages, les espaces « no kids » se multiplient. Ces prestations commerciales réservées aux adultes sont en plein développement face au « cauchemar » que constitue la présence d’un enfant à proximité. Comme dans d’autres rapports de domination, la société est construite autour des attentes et des normes des dominants, ici les adultes, pour qui les enfants sont considérés comme leur propriété. Jugés trop bruyants et agités, les petits humains font tâche dans un ordre social qui se veut bien rangé.
Des voyages aux mariages, les espaces « no kids » se multiplient.
Cela porte un nom : la misopédie. Comme la misogynie envers les femmes, la misopédie désigne le mépris voire la haine envers les enfants. Terme relativement nouveau, la misopédie a fait l’objet d’un premier colloque universitaire de Lettres et Sciences humaines à Limoges en octobre 2024 visant à mettre en lumière comment, intériorisée et banalisée, elle se manifeste un peu partout à travers les discours sur les plus jeunes : dans les fictions, mais aussi la médecine, la psychologie, les sciences sociales, la politique…
Une société misopède, c’est une société qui voit l’enfant à travers ce que Marion Cuerq appelle « le filtre de la méfiance ». S’appuyant notamment sur les travaux de Dion Summer, professeur en psychologie du développement à l’université d’Aarhus au Danemark, cette spécialiste des droits de l’enfant explique que « ce sont en réalité nos propres représentations de l’enfance que nous voyons quand nous regardons les enfants ». C’est-à-dire que nos interprétations sur leurs comportements ne disent pas grand-chose d’eux, mais beaucoup de nous, adultes.
Comme la misogynie envers les femmes, la misopédie désigne le mépris voire la haine envers les enfants.
Posons-nous sur eux un regard confiant ou un regard méfiant ? Dans ce dernier cas, chaque moment de crise va être une occasion supplémentaire de renforcer la croyance que l’enfant fait exprès de nous mener la vie dure. Nous pensons alors avoir le devoir de le punir « pour son bien » pour le faire rentrer dans le rang, afin qu’il ne devienne pas un tyran, ce que certains appellent « un enfant roi ».
Une normalité culturelle française
En France, c’est par exemple le discours des pédopsychiatres comme Marcel Rufo et Philippe Duverger qui estiment dans leurs publications à grand tirage que même les bébés peuvent se comporter en tyrans et « faire régner la terreur au sein de la famille ». Même point de vue chez Caroline Goldman, célèbre psychologue qui se base sur la théorie psychanalytique, dans Madame Figaro : « Aujourd’hui, les parents se font martyriser par leurs enfants. » Dénonçant « les dérives » de l’éducation bienveillante, son discours trouve un écho auprès des parents épuisés et démunis, pour qui essayer de changer de méthode d’éducation au sein d’une société hostile à l’enfant s’avère compliqué. « Ne pas punir les enfants, c’est risquer le chaos permanent » met-elle en garde.
« Pourquoi présenter les thèses de Caroline Goldman comme des vérités absolues, sans contradicteur ? » s’interrogeait Télérama en 2023 en réaction à ses chroniques quotidiennes sur France Inter. Peut-être parce que la France est encore pétrie de la vision religieuse et psychanalytique que l’enfant est un être mauvais, qu’il nous faut dresser par la force ?
Que comparer un riche et puissant patron d’une émission promouvant des idées réactionnaires à un « enfant tyrannique » aille de soi montre bien que la vision de l’enfant tout-puissant traverse l’ensemble du spectre politique, des classes sociales et de la société française.
Et chez les progressistes, où en sommes-nous ? Malheureusement, la gauche, comme les autres camps politiques, est loin d’être épargnée par cette vision de l’enfant. Encore récemment, dans un post Instagram publié le 19 mars 2025, 2 députés et 1 eurodéputée de La France Insoumise dénonçaient ainsi « la dictature Hanouna » : « Un manager tabassé […], des articles qui lui déplaisent censurés… Voici un florilège des pires dérapages d’un enfant tyrannique à qui Bolloré a donné bien trop d’argent et de pouvoir. » Cette phrase concluait le post : « Il finira sur W9 en septembre, qui connaîtra le même destin si l’enfant roi a une nouvelle fois tous les droits. »
Que comparer un riche et puissant patron d’une émission promouvant des idées réactionnaires à un « enfant tyrannique » aille de soi montre bien que la vision de l’enfant tout-puissant traverse l’ensemble du spectre politique, des classes sociales et de la société française. Imagine-t-on utiliser encore l’expression « femme hystérique » sans critique ? Non, car nous avons bien conscience que c’est misogyne. Mais il reste un grand travail pour réaliser le caractère problématique des expressions courantes comme « enfant tyrannique » ou « enfant roi ». La prise de conscience de l’infantisme – terme désignant les discriminations à l’encontre des enfants – n’est pas du tout aussi développée que celle du sexisme, en tout cas en France.
Maltraiter son peuple comme on maltraite ses enfants
Car au pays des droits de l’Homme, qui « naissent libres et égaux en dignité et en droits », c’est encore la vision de l’adulte autoritaire qui doit mater les enfants qui prédomine dans toutes les couches de la société, jusqu’à son sommet. « Nos élites voient le peuple comme un enfant : si on l’engueule un bon coup, il va se calmer » expliquait ainsi le constitutionnaliste Bastien François dans Télérama, commentant le refus d’Emmanuel Macron de revenir sur la réforme des retraites contre la volonté de la majorité de la population.
« Nos élites voient le peuple comme un enfant : si on l’engueule un bon coup, il va se calmer »
Bastien François, constitutionnaliste, dans Télérama, le 18 avril 2023
Cette culture de l’obéissance par la répression trouve une illustration particulièrement saisissante dans l’interpellation de dizaines de lycéens à Mantes-la-Jolie le 6 décembre 2018. Dans une vidéo largement diffusée, on y voit des rangées d’adolescent·es à genoux ou assis au sol, les mains sur la tête, surveillés par des policiers casqués, armés de matraques et de boucliers. « Voilà une classe qui se tient sage » commentait quelqu’un, vraisemblablement un policier. Tout un symbole. Certains observateurs ont aisément franchi le pas entre des enfants et « un pays » qui se tient sage.
Toujours dans cette logique répressive, en ce moment même, une réforme durcissant la justice des mineurs portée par l’ancien Premier ministre Gabriel Attal est en discussion. Il y est question de ne plus appliquer d’atténuation des peines, sauf décision motivée du juge, pour des mineurs âgés de 16 ans et plus, auteurs de faits graves et multirécidivistes. La possibilité d’envoyer en comparution immédiate des mineurs est « inacceptable » selon Adeline Hazan, la présidente d’Unicef France. « On anéantit des principes sacrés, qui sont des piliers de la justice des mineurs » s’indigne-t-elle dans La Nouvelle République du 18 mars 2025, « ce texte contrevient totalement à tous les principes et viole de manière spectaculaire la Convention internationale des droits de l’enfant ».

Il faut dire qu’en France, si ce texte juridiquement contraignant a été ratifié en 1990, ce qu’il implique est encore bien peu mis en œuvre. Un cinquième des enfants du pays en situation de pauvreté, la protection de l’enfance dans un état épouvantable, des mineurs non accompagnés expulsés violemment de la Gaîté Lyrique dans la rue à Paris récemment… Malgré l’adoption en 2019 d’une loi précisant que « l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques », la France maltraite encore largement ses enfants.
Pourtant, « l’urgence des enfants est encore plus grande que l’urgence climatique » s’alarmait en 2015 sur son blog Bernard Collot, ancien instituteur. « Au moins autant que le climat, ce qu’on fait de l’enfance, ce qu’on impose à l’enfance, ce qu’on empêche pour l’enfance est lié à tous les autres problèmes de l’organisation de notre société, à l’inhumanité de ce monde ». En effet, alors que la recherche de ces dernières décennies tend à montrer que nous naissons naturellement empathiques, disposés à l’entraide et à la réconciliation, « la violence que nous subissons enfants, en plus de ses effets délétères sur la santé physique et mentale de l’humanité, pervertit nos capacités relationnelles et empathiques » explique Olivier Maurel. En forçant les enfants à s’endurcir émotionnellement et à se soumettre à l’autorité, nous leur apprenons à dominer et à résoudre les conflits par la violence. Ainsi convaincus que notre nature est mauvaise, nous reproduisons alors le cycle infernal destructeur de notre espèce, des autres et de la planète.
« Ce qu’on fait de l’enfance, ce qu’on impose à l’enfance, ce qu’on empêche pour l’enfance est lié à tous les autres problèmes de l’organisation de notre société, à l’inhumanité de ce monde »
Bernard Collot, ancien instituteur, en 2015
À l’heure où une commission parlementaire pour « empêcher d’autres Bétharram » démarre ses travaux, il est urgent de relever la tête des papiers pour regarder autour de nous ce que vivent les enfants. D’en prendre la mesure, réellement. Et de tout changer, pour eux, mais surtout avec eux. Ça tombe bien : depuis des décennies, d’autres pays comme la Suède ont opté pour une autre voie dans leur rapport aux enfants. À l’international et même ici, la recherche et les activistes se sont enfin emparés de ce sujet, en interrogeant nos normes et nos représentations, en les regardant à hauteur d’enfant. Un point de vue social et politique enfantiste, qui fait des ponts avec la pensée décoloniale et féministe et ouvre un horizon d’émancipation pour toutes et tous. (A suivre)
Photo d’illustration : Jordan Whitt sur Unsplash
