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Le mouvement du 10 septembre a déjà gagné

10 septembre

“J’ai fait ça parce qu’il était en train de se passer dans le pays quelque chose dont j’ai conclu que ce mouvement m’empêcherait à coup sûr de conduire la politique nécessaire pour le pays.” Voici la “vérité” que l’éphémère Premier ministre François Bayrou est venu apporter aux journalistes de l’émission C à vous le samedi 6 septembre. Et si le statut de cette vérité est très discutable, quand on la sait exprimée par quelqu’un qui est un habitué du mensonge, elle représente pourtant quelque chose d’énormissime dans notre histoire sociale. Que cela soit une exagération de la part de Bayrou ou qu’il ait réellement compris que ça n’allait pas le faire, le fait qu’un politique admette que l’anticipation d’actions imprévisibles de groupes de citoyennes et de citoyens complètement anonymes l’empêche de mener son programme de classe est un précédent historique majeur. 

Cette déclaration vient mettre fin à deux décennies d’un narratif politique ouvert par Nicolas Sarkozy qui déclarait, en septembre 2008, que « quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit », nourrit par Hollande et les socialistes qui réprimaient sauvagement le mouvement social contre la loi travail et parachevé par Macron et ses sbires qui, face aux trois millions de manifestants contre une réforme des retraites rejetée, selon les sondages, par 90% des actifs, restaient de marbre. Dans cette vision de la politique, largement alimentée et saluée par la classe médiatique, le peuple devait se taire et subir. À la limite, voter – sans savoir si les programmes allaient être tenus ou si le résultat des urnes serait respecté. Et il se trouve que ce narratif s’est très bien porté parce qu’il convenait en réalité à pas mal d’héritiers du mouvement ouvrier, à nombre de professionnels du changement social et à une grande partie des représentants officiels de la gauche. Car la conflictualité, ça use, ça blase. Mais aussi parce que la révolte, ça ne permet pas de faire carrière, et à mesure que les ONG s’institutionnalisent, que les syndicats se bureaucratisent, que les partis se réduisent à des petites castes, on y trouve de moins en moins de gens que la routine et les défaites dérangent. La preuve, l’intersyndicale peut reproduire le même mode d’action sans obtenir la moindre victoire depuis 2006 sans sourciller. Mais ce temps-là est désormais révolu.

Pourquoi ? À la mi-juillet, le gouvernement présentait un projet de budget d’une violence inouïe, sans précédent dans une période pourtant marquée par des atteintes gravissime à la santé publique, à la sécurité sociale, au droit du travail et à tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la justice et de la solidarité. Deux jours de travail offert à l’Etat et au patronat, la taxation des malades via la fin de la prise en charge d’une partie du prix des médicaments, le flicage encore plus important des arrêts maladies… Et on en oublie. Ce qui nous faisait titrer, dans Frustration : “Qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu ?” Et les braises se sont allumées quelques jours plus tard sous la forme d’une date : le 10 septembre. Et pas une date comme les autres : pas une “journée de mobilisation”, faite de rassemblements à drapeaux, de grève de 8h pas une de plus, de cortège parisien République-Bastille-Nation. Pas des revendications comme les autres : pas de négociation possible, pas de compromis. Dans les semaines qui ont suivi, l’affirmation des modes d’action a également largement détonné par rapport aux habitudes des professionnels de la contestation sociale : des blocages, des grèves à reconduire, des boycotts, des opérations caddies gratuits, des occupations… Et ça leur a fait peur. Bien plus qu’on aurait pu l’imaginer, même chez nous à Frustration où l’optimisme est notre boussole.

Pourquoi ont-ils si peur d’un événement qui ne s’est pas encore produit et dont on ne sait à peu près rien ?

1 – Les puissants ont peur avant même que le mouvement commence

Il n’y a pas besoin qu’un événement existe pour que sa perspective fasse peur à la classe dominante. Comme ils affichent toujours leur assurance et leur confiance dans l’étendue de leur pouvoir, on a l’impression que les puissants ne nous craignent pas. Mais ce sont des gens qui connaissent notre histoire, et notre histoire comporte son lot de moments où ils ont été mis en minorité et où leurs biens et parfois leurs vies ont été mises en jeu. Cette peur ne les a pas entièrement quittés, et a été largement réactivée par le mouvement des Gilets jaunes durant lequel les attaques contre leurs quartiers, leurs institutions et leur économie ont été massives, soudaines et inattendues. On oublie souvent qu’en décembre 2018, le 8e arrondissement de Paris, où se concentrent pouvoir politique et financier de tout le pays, a été largement abîmé par des manifestations que rien ne pouvait arrêter, et a dû se barricader pendant des mois. Ce traumatisme est le plus récent, et rien que le souvenir des Gilets jaunes a créé la “grande peur” du 10 septembre qui a donc largement contribué au sabordage du gouvernement Bayrou. 

« En décembre 2018, le 8e arrondissement de Paris où se concentrent pouvoir politique et financier de tout le pays a été largement abîmé par des manifestations que rien ne pouvait arrêter ». Crédit : les quartiers du 8e arrondissement, Par Paris 16 — Travail personnelMap data from OpenStreetMap, CC BY-SA 4.0

Deux siècles plus tôt, en août 1789, la noblesse française cédait elle aussi à une “grande peur” : celle que leurs châteaux connaissent le même sort que la forteresse de la Bastille, prise par la foule le mois précédent. Ce n’était en fait pas le cas, mais la nuit du 4 août 1789, les représentants de la noblesse ont cédé une partie de leur privilège parce qu’ils croyaient subir des attaques dans les campagnes. Depuis, les historiens ont montré que cette peur était exagérée. Mais elle a tout de même produit des effets. 

Make capitalists afraid again”, ce slogan apparut sur les réseaux sociaux après l’arrestation du meurtrier présumé d’un PDG des assurances santé américaines, Luigi Mangione, n’est pas une punch-line stylée, c’est une stratégie de lutte sociale qui a fait ses preuves. Ce qui veut dire que les septembristes ne doivent pas hésiter à annoncer des actions spectaculaires, pour mettre la pression sur les autorités avant même le début du mouvement. On peut ainsi lire aujourd’hui, sous la plume d’un journaliste du Sud Ouest qui décrit les plans des groupes du 10 qui s’organisent à Saintes, Rochefort et La Rochelle, en Charente-maritime : “Les participants cachent à peine leurs projets de paralyser les grands axes routiers (autoroutes, rocades, 2×2 voies Rochefort-La Rochelle etc.).” C’est très bien de ne plus “cacher” l’étendue de notre colère et l’ambition de nos projets, car ça leur file la frousse.

2 – Les actions hors-cadre institutionnel et sans interlocuteurs identifiés terrifient la classe dominante

À gauche, les sceptiques envers le mouvement du 10 septembre sont les mêmes qu’envers celui des Gilets jaunes, avec plus de retenue (car ils apprennent tout de même de leurs erreurs). Mais tout de même, certains influenceurs d’Instagram ou figures militantes des réseaux sociaux donnent leurs petites leçons : “C’est bien, la spontanéité et le rejet des partis et syndicats mais attention à s’organiser tout de même”, disent-ils la tête penchée sur le côté. Et en cela, ils commettent une énorme confusion entre organisation et institution. S’organiser, c’est ce que les Gilets jaunes ont fait, et que les septembristes font, avec une efficacité redoutable : créer des boucles Telegram, discuter de revendications, choisir des modes d’actions, les planifier, organiser des réunions et des AG, prévoir du matériel, des points de rendez-vous… autant de choses qui sont bien plus difficiles que d’organiser une manifestation sur le même parcours depuis 50 ans et distribuer des tracts. S’institutionnaliser, c’est élire des représentants, établir des hiérarchies, imprimer des drapeaux, voter un budget, remplir des dossiers de subvention, participer à des réunions unitaires de 5h, bref, créer une structure qui perdure dans le temps et dont les membres sont parfois plus intéressés par la vie de la structure elle-même que la cause qu’elle défend. C’est le cas, il faut hélas le dire, d’une grande partie des confédérations syndicales qui, ces vingt dernières années, ont toujours privilégié des modes d’action routiniers qui ne menaçaient ni leur place ni leur crédibilité vis-à-vis des autorités, au risque, comme en 2023, d’engendrer de grandes défaites. 

« À gauche, les sceptiques envers le mouvement du 10 septembre sont les mêmes qu’envers celui des Gilets jaunes » – RN19 à Vesoul en novembre 2018, Crédit : Par Obier — Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Sans institution derrière soi, l’action devient hors cadre et donc plus imaginative, plus pragmatique et aussi, moins légale. La désobéissance civile peut plus facilement être menée par des anonymes que par des syndicats ou partis qui auront des ennuis. Quand on fait partie d’un groupe formé uniquement dans la perspective du 10 septembre, on n’a pas grand chose à perdre. 

La bourgeoisie médiatique tente de se rassurer comme elle peut en rattachant le mouvement du 10 aux partis politiques de gauche. La colorisation à gauche du mouvement, établie par une note de la fondation Jean Jaurès (proche du PS et de Macron), la couperait de la popularité du mouvement des Gilets jaunes. Ce pari est largement douteux : les chercheurs et journalistes sont convaincus que le peuple français est un ramassis de fachos racistes et ils oublient systématiquement de considérer qu’il existe en fait parmi nous une majorité de personnes qui tiennent à la Sécu, au partage des richesses et qui se méfient du capitalisme, comme des études sérieuses le montrent. Aussi, le fait que le mouvement du 10 septembre mette en avant des revendications plus ancrées à gauche ne permet pas de préjuger de sa popularité ni de son ancrage social.

3 – La fin de la routine “journée de grève – manifestation déclarée” est arrivée 

Depuis 2006 (mouvement contre le CPE), aucune victoire n’a jamais été obtenue au niveau national en lançant des jours de grèves isolées et en planifiant des manifestations massives mais déclarées, encadrées et circonscrites à des parcours inoffensifs. Aucune. Et pourtant, les principaux professionnels de la revendication sociale (directions syndicales, partis de gauche, intellectuels et médias engagés) ont continué à privilégier ces modes d’actions et ont encouragé leur base à y prendre part. Mais après 20 ans d’échecs, beaucoup de gens, y compris parmi eux (on pense aux fédérations et unions départementales de la CGT qui ont très vite appelé au 10) ont tiré les conclusions qui s’imposent : quand le pouvoir sait à quoi il à faire, quand un mouvement social s’inscrit dans une routine qui ne menace en rien les intérêts et les croyances de la bourgeoisie, elle s’en accommode très bien.

Pire : la routine du mouvement social et de l’impopularité mise en scène par des démonstrations de mécontentement sert la carrière des politiciens. Ils n’ont plus peur d’être détestés : au contraire, c’est leur titre de gloire. Du moment qu’on ne sort pas du cadre, ça leur convient.

Or, et pour la première fois depuis le mouvement des Gilets jaunes qui se situait initialement en marge du camp des partisans du changement social, un mouvement massif se profile et il rejette entièrement les modes d’actions inoffensifs traditionnels. Par exemple, quasiment aucune manifestation ni rassemblement statique n’est annoncé le 10 septembre. Les rares réflexes du passé – comme celui d’appeler au sempiternel rassemblement place de la République à Paris, loin des lieux de pouvoir et dans une place qui ressemble à une nasse – provoquent indifférence ou rejet de la part de la plupart des gens.

Tout cela constitue un tournant incroyable dans notre histoire sociale. Le simple fait qu’autant de gens aient accepté cette règle tacite (“on ne fera rien comme avant”) est inédit. Selon nos camarades de Cerveaux Non Disponibles, 12 400 personnes ont participé, ces derniers jours, à des AG partout en France. Entendons-nous : il y a toujours eu des gens qui disaient qu’il fallait être plus radical, qu’il fallait sortir de la routine manif-grève d’une journée, mais ils étaient peu nombreux et très localisés. Le fait qu’un mouvement social entier soit intégralement défini autour de cet enjeu est inédit. Et vous voulez savoir ce qui est encore plus fou et historique ? C’est que ce choix soit plébiscité par la population dans son ensemble, avec la moitié des Français qui soutiennent le mouvement et ses modes d’action. Un cap a donc bien été franchi et quelle que soit l’ampleur du mouvement du 10, un nouveau cycle de la lutte sociale, plus offensif et plus dangereux pour la bourgeoisie, s’est ouvert.

4 – Le mouvement du 10 septembre aura lieu absolument partout : la répression va être écartelée

Les notes des renseignements territoriaux qui fuitent dans les médias depuis juillet se suivent et se ressemblent : il n’y a qu’une seule chose dans ses membres sont sûrs, c’est que le mouvement sera absolument partout dans le pays. Du plus petit village à la plus grande ville, avec une probable surreprésentation des villes moyennes. Cela dit d’abord quelque chose de l’ancrage social du mouvement : il est divers et donc représentatif. Ce n’est pas un mouvement “d’urbains branchés” comme aiment souvent le dire, pour décrédibiliser la gauche, les partisans de la grille d’analyse (fausse, voir ici) qui opposent les métropoles aux périphéries.

Mais surtout, c’est une bonne nouvelle pour notre capacité de résistance à la répression, dont le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau (membre d’un parti qui a fait 5% des voix aux dernières élections, rappelons-le), ne cesse de nous dire qu’elle sera terrible. Car la police ne pourra pas être en nombre partout. Habituées aux mouvements sociaux dans les grandes villes, en particulier Paris, conçue, depuis Haussmann, comme un terrain de jeu pour les forces de l’ordre, ces dernières seront certainement dépassées par l’étendue et la mobilité du mouvement. 

Voici pourquoi le mouvement du 10 a déjà gagné : car quel que soit le nombre de participants, les actions et leurs effets réels, il a fait dérailler une routine d’au moins 20 ans d’âge. Cette routine de la supplique, de la démonstration de colère, de l’action encadrée et symbolique a vécu, et tout le monde s’en rend compte – à part quelques irréductibles. La façon dont la classe politique et médiatique tremble face à ce qui pourrait être le début d’un nouvel âge de la contestation sociale est une preuve de sa pertinence et de sa nécessité. Maintenant, c’est à nous de transformer l’essai et d’aller aussi loin que nous le pouvons, le 10 septembre et au-delà. 

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https://frustrationmagazine.fr/la-force-du-10-septembre-est-ailleurs-que-dans-les-urnes
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Crédit photo : Photo de Alex McCarthy sur Unsplash

Nicolas Framont
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