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Pourquoi la droitisation de la France est un mythe

La gauche aurait-elle perdu la bataille culturelle, face à une droitisation accélérée et inévitable du pays ? C’est une idée assénée par nos médias qui ne reflètent qu’une partie de l’opinion publique, mais aussi par un certain nombre de militants de gauche, fatigués et découragés par la suite de défaites que ce camp connaît. Or, ce n’est pas le cas : à partir de données bien plus solides que celles des sondages d’opinion, le sociologue Vincent Tiberj démontre que le système de valeurs de la majorité des Français penche à gauche, que cela soit sur les questions de répartition des richesses, de mœurs ou d’immigration. Pourquoi est-on persuadé de l’inverse ?

Le mythe de la droitisation : une guerre psychologique que la bourgeoisie nous mène

Dans toute guerre, chaque camp use de moyens psychologiques pour faire céder son adversaire. Dans la guerre des classes que nous vivons actuellement, cette dimension est largement sous-estimée. La bourgeoisie ayant le quasi-monopole de l’information et des idées, elle nous noie de données qui tendent à nous retirer l’envie de lui résister, de la combattre, faute d’espoir de réussir.

Après une série de mouvements sociaux violemment réprimés, de batailles électorales aux résultats piétinés, la classe dominante bénéficie d’un moment de répit et en profite pour nous imposer une réalité fictive mais convaincante pour des adversaires fatigués : notre pays – et une grande partie du monde – aurait viré à droite.

La Revue Défense Nationale, publication militaire centenaire, décrit la guerre psychologique en ces termes :La guerre marque le heurt de deux volontés. L’une des deux doit céder, soit sous l’effet d’une force matérielle, soit sous la suggestion d’une volonté supérieure. La guerre psychologique vise à modifier, dans un sens déterminé, le comportement des individus — adversaires ou alliés — en agissant sur leur intelligence, leur esprit, leur conscience… sans qu’il soit directement fait appel à la violence matérielle. Cette même revue nous apprend que la guerre psychologique est particulièrement efficace en temps de paix, et c’est exactement ce que nous vivons ces mois-ci : après une série de mouvements sociaux violemment réprimés, de batailles électorales aux résultats piétinés, la classe dominante bénéficie d’un moment de répit et en profite pour nous imposer une réalité fictive mais convaincante pour des adversaires fatigués : notre pays – et une grande partie du monde – aurait viré à droite.

Tiberj expose les nombreux biais et inexactitudes méthodologiques qui permet un véritable usage politique et manipulatoire des sondages en faveur d’une droitisation du pays

Il y a quelques semaines, on pouvait ainsi lire dans le JDD les résultats d’un sondage montrant que les Français se sentiraient “submergés” par l’immigration. Un sondage commandé par un journal appartenant au milliardaire réactionnaire Bolloré à l’institut de sondage CSA… qui appartient aussi au milliardaire réactionnaire Bolloré. Bref, ce monsieur s’est construit sa propre fabrique d’une image de l’opinion publique pour donner une aura populaire à ses idées politiques, et répéter quotidiennement que nos idées progressistes et égalitaires seraient désormais minoritaires. Les classes laborieuses auraient d’ailleurs toutes choisi le RN. Bref, nous serions seuls contre tous.

La droite, l’extrême-droite et l’extrême-centre macroniste ont besoin d’alimenter l’idée d’une France à droite pour se donner une légitimité démocratique. À gauche, les leaders sociaux-démocrates comme François Ruffin, Marine Tondelier ou Olivier Faure ont besoin de cette thèse pour justifier leur prudence ou leurs reniements.

Une grande partie du monde politique valide cette thèse, pour des raisons très opportunistes : la droite, l’extrême-droite et l’extrême-centre macroniste ont besoin d’alimenter l’idée d’une France à droite pour se donner une légitimité démocratique. À gauche, les leaders sociaux-démocrates comme François Ruffin, Marine Tondelier ou Olivier Faure ont besoin de cette thèse pour justifier leur prudence ou leurs reniements. Le monde militant de gauche radicale et d’extrême-gauche contribue parfois à cette idée pour justifier ses échecs et son manque de popularité – plutôt que de remettre en cause ses pratiques et sa stratégie. Bref, quasi tout le monde a intérêt à dire que les Français sont de droite. Pourtant, c’est loin d’être le cas. 

Une population dont les valeurs progressent vers la gauche

La guerre psychologique qui vise à augmenter le sentiment de solitude et d’impuissance des personnes aux idées ouvertes et égalitaires (ceux que la droite qualifient de façon assez élogieuse d’ailleurs de “woke” c’est-à-dire, en bon Français, “d’éveillés”) passe par de nombreux sondages. Dans l’introduction de son enquête La droitisation française, mythe et réalités, le sociologue Vincent Tiberj expose de façon convaincante les nombreux biais et limites de ces études commandées par des médias dont on connaît par ailleurs le manque d’indépendance et l’agenda politique.

Dans son livre « le mythe de la droitisation », Vincent Tiberj expose sa propre méthodologie : créer 3 indices longitudinaux, regroupant chacun des dizaines de questions posées par divers instituts et organismes scientifiques depuis les années 80, pour éviter l’effet de biais et pour pouvoir analyser les évolutions de l’opinion publique sur le temps long.

Après avoir expliqué les insuffisances méthodologiques de ces études qui, basées sur quelques questions isolées et posées hors contexte, permettent d’accréditer la thèse d’un pays ayant glissé à droite, Vincent Tiberj expose sa propre méthodologie : créer 3 indices longitudinaux, regroupant chacun des dizaines de questions posées par divers instituts et organismes scientifiques depuis les années 80, pour éviter l’effet de biais et pour pouvoir analyser les évolutions de l’opinion publique sur le temps long. En compilant donc au total des centaines de questions, autant d’études et de sondages, durant plus de 40 ans, Tiberj obtient le tableau suivi, loin, très loin des représentations qu’on se fait de l’opinion publique française et de son évolution :

1 – Des français en moyenne assez partisans d’une redistribution des richesses et d’une régulation de l’économie

L’indice de préférences sociales analyse les réponses à une série de questions posées entre 1978 et 2023 et qui portent sur la place de l’État de l’économie (moins ou plus d’intervention publique), le nombre de fonctionnaires, le montant du RMI puis RSA, les nationalisations ou les privatisations, la question de la compétitivité ou de l’augmentation des salaires… Bref autant de questions dont les réponses permettent de situer les sondés de ces différentes époques sur une échelle de 0 à 100, 0 étant quelqu’un de 100% libéral, partisan d’une économie entièrement soumise aux mécanismes du marché sans intervention de la société et 100 quelqu’un qui aurait une vision très égalitariste de l’économie et de l’action publique. Pour chaque année comprise entre 1978 et 2023, une moyenne des résultats est effectuée, ce qui permet de situer les sondés, représentatifs de la population française, sur cette échelle de 0 à 100.

À partir de 2000, les sondés sont en moyenne de plus en plus redistributifs et favorable à la protection sociale, avec un indice qui culmine à 58 en 2011, avant de redescendre durant le quinquennat Hollande et de remonter sous Macron.

Variation de l’indice de préférences sociales – Vincent Tiberj

Résultats : si l’indice de préférences sociales était très haut en 1978, c’est-à-dire que la moyenne des répondants tendait vers une vision très égalitariste et redistributive, il n’est passé sous la barre des 50 (donc dans la moitié la moins redistributive de l’indice) qu’entre 1984 et 1989, c’est-à-dire dans une période d’intense bourrage de crâne pseudo-libéral, anti-Etat, énorme réaction des élites politiques et médiatiques contre le très court moment social et étatiste de Mitterrand. À partir de 2000, les sondés sont en moyenne de plus en plus redistributifs, avec un indice qui culmine à 58 en 2011, avant de redescendre durant le quinquennat Hollande et de remonter sous Macron. Mais jamais plus la moyenne des sondés n’est passée sous la barre des 50. La droitisation, en matière économique et social, ne s’est pas imposée, alors même que la plupart des grands médias véhicule un discours hostile aux idées redistributive et à la protection sociale.

2 – À rebours des paniques morales “anti-woke”, les Français sont très majoritairement eveillés au féminisme et ont accepté l’homosexualité

L’indice de préférences culturelles mesure le niveau d’ouverture sur les questions de société (plus on s’approche de 100, plus on accepte les minorités, on veut l’égalité entre les femmes et les hommes et on s’oppose aux traditions et dominations). Force est de constater que le résultat est très net : on est bien plus ouvert d’esprit, en France, que dans les années 80. À rebours d’une certaine nostalgie d’une époque qui nous semble plus punk, les Français sont bien plus ouverts maintenant qu’ils ne l’étaient, puisque l’indice est passé de 45 en 1978 à 65 en 2023. Le livre de Vincent Tiberj donne certains exemples très significatifs : l’une des questions utilisées pour forger l’indice est “considérez-vous que l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa vie ?”. En 1981, seulement 29% des gens répondaient positivement. En 2023 on monte à 90% de réponses positives. L’évolution est donc énorme.  

Le livre de Vincent Tiberj donne certains exemples très significatifs : l’une des questions utilisées pour forger l’indice est “considérez-vous que l’homosexualité est une manière acceptable de vivre sa vie ?”. En 1981, seulement 29% des gens répondaient positivement. En 2023 on monte à 90% de réponses positives. L’évolution est donc énorme.  

L’évolution de l’indice de préférences culturelles est très claire : la société est de plus en plus ouverte sur les sujets de société… A contre-courant d’un monde médiatique de plus en plus réactionnnaire

Des questions sont apparues plus récemment et ne permettent pas d’avoir une vision de très long terme, comme celle qui portent sur la transidentité. Mais les premiers résultats sont très loin de l’idée que l’on se fait de l’opinion public quand on allume la télévision ou la radio : 63% des personnes sondés par la Commission nationale consultative des droits de l’homme estiment par exemple que “les personnes qui le souhaitent doivent pouvoir modifier leur sexe sur leur carte d’identité ou leur passeport”. 

Les manifestants contre le mariage pour tous ont perdu la bataille culturelle à plate couture. Désormais, la droite se bat contre la transidentité car elle a perdu sur l’homosexualité. Elle peut donc perdre à nouveau. Manifestation à Paris contre le mariage des personnes de même sexe, janvier 2013

Il ne s’agit que des opinions déclarées. On ne saurait affirmer, comme le disent certains, que les personnes LGBT n’ont plus de problème, car elles auraient été largement acceptées. En réalité, s’il y a bien une majorité de personnes qui sont dans l’acceptation, et si les progrès sont nets depuis les années 80, les combats restent à maintenir. Face à ces évolutions, la minorité réactionnaire, anti-égalitaire, s’est aussi radicalisée : sur la défensive, elle ne cesse de crier et on n’entend plus qu’elle. C’est l’une des explications de l’impression d’une population en pleine droitisation : la droite crie très fort, parce qu’elle souffre de ses défaites.

3 – Derrière l’idée du “sentiment de submersion migratoire”, une majorité silencieuse accepte l’immigration 

Les politiques sont tous d’accord sur ce point, de Ruffin à Bayrou, à Bardella et Le Pen évidemment : les Français rejettent massivement l’immigration. Ils en ont peur, ils veulent la fermeture des frontières et il faut composer avec cette réalité, qu’on le veuille ou non. Or, le livre de Tiberj, qui s’appuie, nous l’avons dit, sur la compilation de très nombreuses enquêtes sur un temps très long, montre que ce n’est pas le cas : depuis les années 80, les Français sont de plus en plus ouverts aux populations étrangères qui viennent vivre sur leur sol. L’indice construit sur le sujet, dit “indice longitudinal élargi de tolérance” évolue vers plus d’ouverture et de tolérance, et passe de 47 en 1984 à 65 en 2019. 34% des gens étaient favorables au droit de vote des étrangers en 1984 contre 58% en 2022. De nos jours, 76% des gens considèrent que les immigrés sont une source d’enrichissement culturel – un discours qui, tenu à la télévision, serait immédiatement étiqueté “woke” ou “islamogauchiste”. En 1988, 69% des répondants considéraient qu’il y a trop d’immigrés en France, contre 53% en 2022.

De nos jours, 76% des gens considèrent que les immigrés sont une source d’enrichissement culturel – un discours qui, tenu à la télévision, serait immédiatement étiqueté “woke” ou “islamogauchiste”. En 1988, 69% des répondants considéraient qu’il y a trop d’immigrés en France, contre 53% en 2022.

Evolution de l’indice de tolérance, qui regroupe toutes les questions liées à l’immigration et au rapport aux différences – Vincent Tiberj

Sur le thème de l’immigration, on peut voir deux tendances : une grande majorité de la population accepte déjà les personnes sur le sol français et elle est partagée sur l’accueil de nouveaux arrivants. Bien loin, très loin, de l’ambiance médiatico-politique actuelle où l’idée que les Français d’origine étrangère sont un problème est majoritaire et celle d’une immigration “submersive” et dangereuse est omniprésente, de l’extrême-droite au centre ainsi que dans certaines franges de “la gauche”. 

En 1985, à l’époque où Daniel Balavoine, en réaction à la montée du FN, chantait “l”Aziza” (“Si tu crois que ta vie est là / Ce n’est pas un problème pour moi”) la majorité des gens désapprouvait son message. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, mais si cette chanson sortait, elle serait étiquetée à l’ultra-gauche, ferait la Une de TPMP, l’heure des pros et du JDD et serait certainement censurée.  

Pensée unique à droite, majorité silencieuse à gauche

Les politiciens de droite et d’extrême-droite aiment se faire porte-parole d’une “majorité silencieuse” effrayée par le féminisme et le mouvement LGBT, convaincu des dangers de l’immigration, contre une “pensée unique” de gauche qui serait au pouvoir. Une partie des politiciens de gauche tiennent le même genre de posture en se faisant les porte-voix d’un sentiment populaire qu’il faudrait écouter, sans céder aux “bobos” et aux “gauchistes” irréalistes et déconnectés. Mais généralement, ces gens ne donnent jamais la moindre preuve de ce qu’ils avancent : ils s’appuient sur quelques exemples tirés des rares moments où ils discutent avec des gens extérieurs à leur petit monde. Tel chauffeur de taxi qui n’en peut plus des taxes et de l’immigration, tel petit commerçant exaspéré par le niveau des “charges”, mais aussi un grand nombre de retraités croisés “sur les marchés”, seul endroit où les politiciens se rendent volontiers car cela fait joli et populaire pour les photos. Or, la plupart des marchés sont des endroits où les gens sont plus âgés et aisés que la moyenne, et ne sont donc pas représentatifs de la population.

Le livre de Vincent Tiberj n’est pas basé sur quelques paroles échangées autour d’une poignée de main ni même sur un ou deux sondages commandés par le JDD ou Europe 1. C’est une étude d’ampleur, sur la durée et croisant de très nombreuses données. Le tableau qu’il dresse de “ce que pensent les gens” est bien différent de ce que l’on entend de la bouche des journalistes (eux-mêmes très déconnectés de la population, ne serait-ce que par leur origine sociale), à tel point qu’on a parfois du mal à y croire. 

Une partie de la population a toujours été xénophobe – elle était encore plus nombreuse à l’être dans les années 80. Mais maintenant que la question de l’immigration est au coeur du débat public, codifiée selon une pensée de droite (à tel point que la gauche développe un point de vue timoré et complexé sur le sujet), cette partie xénophobe est celle qui s’exprime le plus, qui bénéficie le plus de la configuration électorale et médiatique. A contrario, la majorité de la population qui a des idées redistributives sur le plan économique et social, n’est pas poussée à se positionner électoralement sur ce sujet qui n’est pas mis en valeur dans le débat public, et où les positions des partis de gauche sont complexées, timorées. 

Mais Tiberj donne quelques éléments de compréhension : 

  • D’abord, on pourrait contester ses résultats en évoquant les résultats électoraux de cette dernière décennie où le total de vote à gauche a tendanciellement baissé, et le vote RN considérablement augmenté : la droitisation y est nette. Or, s’il y a bien une évolution électorale vers la droite, il y a aussi et surtout une énorme démission de la population face aux élections. Notamment des plus jeunes. Cela s’accompagne aussi d’une très forte défiance envers la gauche, de telle sorte que les résultats électoraux ne reflètent que très mal ce que les gens pensent vraiment. Les militants politiques et les journalistes ont souvent tendance à prioriser l’analyse de l’opinion publique via les résultats électoraux. Car ils plaquent leur propre rapport au vote – régulier, informé et en apparence réfléchi – sur celui de la population, qui est bien plus disparate. Le livre de Tiberj montre que les résultats d’élections ne suffisent pas à comprendre l’opinion majoritaire d’une population : la part des personnes qui s’identifient à aucun parti ni bord politique est en très forte augmentation, tandis que les soutiens aux partis sont une petite minorité. 

En 2007, nous rappelle Vincent Tiberj, la télévision était la première source d’information des citoyens, à 82%. Désormais, seuls 62% des gens citent la télévision comme première source d’information, et ils sont 35% à privilégier internet. Cyril Hanouna, devenu un emblème de la droitisation des médias, et dont tout le monde parle tout le temps, y compris à gauche, a vu son audience considérablement vieillir. 

  • Les résultats électoraux ne reflètent pas ce que les gens pensent ou veulent dans l’absolu. Ils sont déterminés par les ambiances qui ont été activées par un contexte médiatique et politique, les sujets mis sur le devant de la scène ou par ceux qui sont invisibilisés et décrédibilisés. Le débat public actuel active des cordes qui vont jouer en faveur des partis et discours xénophobes parce que c’est le sujet de l’immigration et de l’insécurité – recodifié en problème lié aux étrangers – qui occupe la majeure partie de l’espace du débat électoral. Ce n’était pas le cas dans les années 80 : le débat portait majoritairement sur les questions de redistribution des richesses de tel sorte que le racisme et la xénophobie – pourtant bien plus présentes dans la société française, comme Tiberj le rappelle – ne s’exprimaient pas sur le plan électoral.  Or, ces questions économiques et sociales, comme celle du travail, sont désormais quasi absentes du débat public. La gauche sociale-démocrate les a mises de côté ou tient un discours relativement flou sur le sujet.

  • Quand ce sujet revient sur le devant de la scène, comme lors de la contestation de la réforme des retraites, on voit bien que la population, s’exprimant sur un sujet social, a un point de vue bien plus à gauche que la majorité des élites médiatiques et politiques. L’extrême-droite est totalement invisibilisée pendant ces mouvements sociaux parce qu’elle n’a rien à dire sur ces sujets. On pourrait résumer la thèse de Tiberj ainsi : une partie de la population a toujours été xénophobe – elle était encore plus nombreuse à l’être dans les années 80. Mais maintenant que la question de l’immigration est au coeur du débat public, codifiée selon une pensée de droite (à tel point que la gauche développe un point de vue timoré et complexé sur le sujet), cette partie xénophobe est celle qui s’exprime le plus, qui bénéficie le plus de la configuration électorale et médiatique. A contrario, la majorité de la population qui a des idées redistributives sur le plan économique et social, n’est pas poussée à se positionner électoralement sur ce sujet qui n’est pas mis en valeur dans le débat public, et où les positions des partis de gauche sont complexées, timorées. 

En réalité, les Français sont partagés sur la question migratoire mais ils sont majoritairement hostiles aux politiques discriminatoires et d’apartheid masqué pratiquées quotidiennement par notre police, une grande partie de nos institutions et promues par le RN et ses satellites. Mais cette majorité silencieuse n’a plus l’occasion d’exprimer son ouverture sur la différence et sa générosité.

  • Ensuite, si l’espace médiatique mainstream a bien subi une droitisation, avec des évolutions rapides ces dernières années (la fascisation de présentateurs stars comme Cyril Hanouna ou Pascal Praud, le rachat de nombreuses chaînes et journaux par le milliardaire réactionnaire Vincent Bolloré…), les grands médias perdent progressivement l’audience populaire. En 2007, nous rappelle Vincent Tiberj, la télévision était la première source d’information des citoyens, à 82%. Désormais, seuls 62% des gens citent la télévision comme première source d’information, et ils sont 35% à privilégier internet. La presse écrite est en chute libre (moins de 10% la citent en première source), ce qui signifie que les milliardaires qui accaparent les magazines et multiplient les Unes provocatrices ne touchent plus grand monde… Même Cyril Hanouna, devenu un emblème de la droitisation des médias, et dont tout le monde parle tout le temps, y compris à gauche, a vu son audience considérablement vieillir
L’extrême-droite se déploie largement à la télévision mais, dans le même temps, de moins en moins de gens la regardent

Les risques sont là, mais le nombre peut encore être de notre côté

Il n’y a pas besoin d’une majorité des gens d’accord pour mener une politique. Les dernières décennies nous l’ont bien apprises : qu’importe lorsque les désaccords majoritaires s’expriment, comme lors des grands mouvements sociaux, les réformes bourgeoisistes passent quand même. Cependant, si, sur les questions sociales, les représentants de la bourgeoisie ont toujours assumé, avec fierté, de “prendre des décisions impopulaires”, ce n’est pas le cas sur les questions d’immigration et de diversité où elles prétendent, en discriminant et tenant des discours anti-réfugié, ne faire qu’appliquer la volonté populaire. Or, le livre de Vincent Tiberj montre que ces politiques n’appliquent rien du tout. Elles s’inspirent d’une image de l’opinion publique construite médiatiquement, sans autre preuve que quelques sondages épars et biaisés.

Les résultats exposés par Vincent Tiberj nous permettent d’assumer avec plus de fierté nos convictions égalitaires : nous ne sommes pas seuls à penser ainsi, et la gauche n’est pas condamnée, comme beaucoup de ses politiciens le font, à devoir masquer ses convictions ou adopter celles de la droite pour pouvoir gagner en force et en estime populaire. 

En réalité, les Français sont partagés sur la question migratoire mais ils sont majoritairement hostiles aux politiques discriminatoires et d’apartheid masqué pratiquées quotidiennement par notre police, une grande partie de nos institutions et promues par le RN et ses satellites. Mais cette majorité silencieuse n’a plus l’occasion d’exprimer son ouverture sur la différence et sa générosité : même à gauche, l’offre politique est quasi uniquement hostile à l’accueil des réfugiés, tandis que médiatement c’est devenu une position impossible à tenir. 

Le livre de Vincent Tiberj ne pousse pas à la passivité sur ces sujets, parce que l’escalade autoritaire et fasciste se fait de toute façon, avec ou sans consentement de la population. Mais il nous permet d’assumer avec plus de fierté nos convictions égalitaires : nous ne sommes pas seuls à penser ainsi, et la gauche n’est pas condamnée, comme beaucoup de ses politiciens le font, à devoir masquer ses convictions ou adopter celles de la droite pour pouvoir gagner en force et en estime populaire. 


Image d’en tête : « la vie est un long fleuve tranquille », film d’Étienne Chatiliez sorti en 1988.

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Nicolas Framont
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