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“Alors, on voit bien que la France n’a en fait pas été bloquée ?”. La journaliste d’une chaîne de télévision que j’ai eu au téléphone à la fin de cette journée du 10 septembre jubilait un peu, en me lançant cette pique. Elle était hélas, comme beaucoup de ses confrères, mal informée. Si tout le pays n’a pas été à l’arrêt en ce 10 septembre 2025, premier jour du mandat d’un premier ministre fantoche nommé par un président n’ayant plus aucune légitimité, nomination rendue possible par l’existence d’un régime autoritaire chaque jour plus répressif, il a été ébranlé. Les semaines qui ont précédé ce jour, les Renseignements Territoriaux (ex-RG), quasi unique source des médias mainstream, annonçaient 100 000 personnes mobilisées grand max. Oups : hier soir le ministère de l’intérieur en annonçait 175 000, et pour des actions où le comptage est quasi impossible en raison de leur diversité. La CGT parle de 250 000. On se situe clairement dans le même ordre de grandeur que les chiffres annoncés lors de la toute première journée d’action nationale du mouvement des gilets jaunes, le 17 novembre 2018. Le ministère de l’intérieur annonçait 280 000 personnes, pour un mouvement qui, dans ses débuts, était beaucoup mieux considéré par le gouvernement et moins réprimé (ça a très vite changé) que celui du 10 septembre, qui a, par endroit, été empêché physiquement par les forces de l’ordre, mais qui avait lieu le samedi alors que celui du 10 se tenait en pleine semaine, ce qui est bien plus difficile. 

Il s’est donc passé quelque chose dans l’histoire de nos luttes sociales : depuis 20 ans, le paradigme dominant de l’action collective à vocation redistributive (disons “orientée à gauche”) était la manifestation déclarée. Bien sûr, quelques personnes tentaient toujours de proposer d’autres modes d’actions plus radicaux mais ils étaient marginaux. Le mouvement des gilets jaunes, très loin initialement du monde de la gauche sociale, a changé cette donne mais pour être aussitôt enterré et le mouvement de 2023 – pourtant massif et en position de force – contre la réforme des retraites, s’est complu dans des méthodes traditionnelles. Mais hier, tout a volé en éclat. Les modes d’actions de blocages et manifestations non déclarées étaient la base même du mouvement.

Sans nous consulter, sans nous coordonner, nous avons partout fait la même chose : bloquer la circulation, faire fermer l’autoroute par endroit, nuire au chiffre d’affaires des hypermarchés, perturber les bases logistiques.

La France n’a pas été paralysée mais elle a été fortement perturbée : nous avions dit que nous allions bloquer et nous l’avons fait. Et surtout, et c’est absolument remarquable : partout. Dans un département comme le mien, la Charente-maritime, toutes les villes étaient concernées. Et sans nous consulter, sans nous coordonner, nous avons fait la même chose : bloquer la circulation, faire fermer l’autoroute par endroit, nuire au chiffre d’affaires des hypermarchés, perturber les bases logistiques. Non, la France n’était pas entièrement bloquée mais oui, l’économie capitaliste a pris cher le 10 septembre et surtout, nous nous sommes collectivement et massivement formés à de nouvelles formes d’actions, qui laissent derrière nous la sage démonstration de force pour aller vers l’établissement d’un rapport de force. 

La population s’est organisée par elle-même, sans attendre les consignes

Aussi, et ce n’est pas un détail, la population s’est organisée sans attendre l’autorisation des institutions et des professionnels du mouvement social. D’ordinaire, les personnes révoltées par la société capitaliste attendent le signal des grands syndicats : “pourquoi ils n’appellent pas à la grève ?” “seulement à cette date ? Rhoo qu’est-ce qu’ils attendent ?”. Nous étions passifs, condamnés à espérer notre salut d’une intersyndicale qui compte dans ses rangs la CFDT, dont tous les dirigeants CFDT se recyclent dans la banque ou le macronisme. Ce temps-là est révolu : nous nous en sommes sortis tout seul comme des grands, avec une simple boucle Telegram nationale et locale, des réseaux sociaux et des médias indépendants (Cerveaux Non Disponible, Canard Média ou encore Contre-Attaque ont joué, comme nous on l’espère, un rôle important dans la construction de cette mobilisation). Il est évident que le savoir de syndicalistes de base, de militants expérimentés et d’habitués de la contestation a joué un grand rôle, mais ce savoir a été abordé – en province du moins et pas nécessairement à Paris – sans drapeau, sans carte, sans objectif électoraliste. Mais cette mobilisation est demeurée populaire au sens où elle n’a eu besoin ni des partis ni des directions syndicales pour avoir lieu. La démonstration est historique.

Bref, nous l’avons fait. Cela a été rendu possible par un contexte collectif mais aussi par des choix individuels et l’action de long terme de petits groupes. Voici ce qu’il s’est passé chez moi, et j’espère que ce récit vous sera plus utile pour comprendre la dynamique du 10 septembre que n’importe quelle “analyse” d’expert BFM TV et de chercheur France 5.

La fin de la routine manifestation déclarée – journée de grève isolée est actée

Il y a pile deux mois, le lendemain des annonces dramatiques de François Bayrou, Frustration relayait les informations sur cette mobilisation radicale fondée  sur d’autres bases que celle des rentrées sociales inoffensives des grands syndicats. Le lendemain, une plateforme anonyme appelait à une date, le 10 septembre. Aussitôt, la presse mainstream de gauche, l’Humanité et Libération nous “informaient” que le mouvement était lancé par l’extrême-droite et qu’il fallait s’en méfier. Du côté de la rédaction de Frustration nous avons décidé que leurs “preuves” étaient trop fragiles et qu’il fallait mieux embrasser directement le mouvement que de le laisser à l’extrême-droite qui, via le mouvement semi-fictif “Nicolas qui paye” essayait de surfer sur la colère fiscale des citoyens. “Et si on bloquait le pays à partir du 10 septembre ?” titrions-nous le 25 juillet, sous la plume de Guillaume Étiévant. Il a fallu tenir le coup quelques jours car nous avons reçu de nombreuses insultes de la gauche sur les réseaux sociaux, nous taxant évident de complaisance avec l’extrême-droite, à qui cette gauche internet qui pue la défaite était visiblement prête à laisser le mouvement au nom de la pureté (et de la flemme de tenter un truc une fois dans leur vie). 

Drapeau palestinien et drapeau français se cotôyait au blocage de Saintes : la culture gilet jaune et la culture des mouvements de gauche des dernières années réunis.

A Saintes, en Charente-maritime, une petite ville de 30 000 habitants, il s’est passé la même chose que dans la plupart des villes moyennes de l’Ouest du pays, mais aussi ailleurs. Le blocage du 10 semble avoir été préparé avec prudence et pas mal d’appréhension. Il a fallu rassembler du matériel (palettes notamment, astucieusement planquée la veille dans la zone autour du rond-point visé), informer du monde sans en dire trop, se mettre en lien avec des syndicats et se former aux risques policiers. C’est sous une pluie battante qu’une centaine de personnes s’est rassemblée à quelques centaines de mètres de la cible. Le genre de pluie à grosse goutte, qui s’infiltre sous les couches de vêtements et rend inutile le K-way noirs. La troupe s’est élancée sur une départementale vers le rond-point qui verrouille l’entrée ouest de la ville, en direction de Rochefort. La gendarmerie et la police l’attendaient en force, pour une ville aussi petite et calme, et quelques dizaines de policiers ont tenté à plusieurs reprises d’intimider le groupe. Le blocage de l’entrée de la ville – une sortie du rond-point – s’est installé, puis la mise en place d’un barrage filtrant sur le rond-point lui-même, ce qui a permis de parler avec plus d’une centaine de personnes au cours de la journée.

D’ordinaire, les personnes révoltées par la société capitaliste attendent le signal des grands syndicats : “pourquoi ils n’appellent pas à la grève ?” “seulement à cette date ? Rhoo qu’est-ce qu’ils attendent ?” Ce temps-là est révolu.

Entre 7h et 9h, le moral était bas : non seulement la pluie ne cessait pas mais le doute envahissait les personnes présentes (de tout âge, des lycéens aux retraités, proches de la gauche mais globalement apartisans). La police a procédé à l’arrestation d’un très jeune antifasciste, l’interposition d’un groupe a provoqué la sortie des matraques et des lacrymos. Bien que ce jeune camarade ait été relâché rapidement, l’échec à contenir son arrestation a contribué à cette baisse de moral durant les premières heures du blocage. Mais le groupe a progressivement appris à travailler sur ses émotions et à comprendre qu’il était nécessaire, avec de la musique (une sono avait été amenée), mais aussi du chant et de la danse, de mettre en place une atmosphère chaleureuse, pour eux comme pour le public qui été filtré. Les klaxons encourageants des camionneurs ont été très très utiles pour ça, ainsi que les informations qui parvenaient de Rochefort et de La Rochelle (où les blocages ont été aussi très fructueux) et du pays entier. Des agriculteurs engagés ont commencé à distribuer des fruits aux automobilistes, ce qui permettait de discuter tout en provoquant un immense embouteillage qui a entraîné la fermeture de la sortie d’autoroute. Le barrage a été levé à 15h, après 9h de blocage. Une partie du groupe, qui avait considérablement augmenté en nombre entre 9h et midi, s’est dirigé vers l’Hyper U, où sa seule présence a entraîné le blocage, par les policiers eux-mêmes, de l’entrée. Après une heure à tenir cette fermeture, tout le monde est reparti et une AG s’est tenue à 18h pour décider de la suite à donner au mouvement.

A Saintes comme ailleurs, l’objectif a été tenu : un long blocage a eu lieu, un rapport de force avec les autorités a été établi et l’économie capitaliste a été, à l’échelle de notre département, très perturbée. Il aurait été évidemment possible de faire davantage, puisque des accès à la ville étaient encore praticables, mais c’est un début très encourageant. C’est bien sûr insuffisant pour faire tomber un régime politique et pour imposer un changement social d’ampleur. Mais ce n’est qu’un premier jour, d’ampleur comparable, je le redis, au premier jour des gilets jaunes. Personne n’est décidé à s’arrêter là. La rupture avec les formes anciennes va laisser des traces : en une journée, des centaines de milliers de personnes se sont formées à agir autrement. Certains ont réussi du premier coup, d’autres ont échoué, en raison de l’intense répression policière. A Bourges, par exemple, la police a arrêté les manifestants dès la première tentative de blocage et certains ont été retenus la journée entière au commissariat. Les annonces du ministre de l’intérieur putschiste d’extrême-droite, Bruno Retailleau, se sont concrétisées : la police a tenté de semer la terreur dans le mouvement du 10 septembre, mais sans succès. Car le mouvement est malgré tout une réussite. 

A Saintes, ce chant est devenu un classique des mouvements sociaux, réintroduit localement par ke collectif féministe de la ville. Facile à chanter, émouvant et moins connu que les classiques « Bella Ciao » et « On lâche rien », il permet de renouveler un peu la culture rebelle.

Le 18 septembre : monter en radicalité en emportant tout le monde avec nous

Alors maintenant, que faire ? A Saintes, l’objectif est de maintenir cette culture du rapport de force en préparant d’autres actions du même type. C’est également ce que l’on reçoit de partout ailleurs. Ensuite, une autre échéance importante est à venir : le 18 septembre, l’intersyndicale appelle à une journée de grève et de manifestations. On ne va pas mentir, cette date n’était pas en odeur de sainteté chez nous car elle s’inscrivait dans une stratégie quasi délibérée de distanciation syndicale vis-à-vis du mouvement du 10 septembre. Et cette date est présentée comme une rentrée sociale “traditionnelle”, sans augmentation de l’intensité de la réponse syndicale à un régime politique désormais authentiquement putschiste, qui va à coup sûr remettre en place un gouvernement composé de représentants des deux partis perdants des élections de l’année dernière : les macronistes et les républicains. Aussi l’attitude syndicale agace et désespère. 

Le 18 septembre, par le nombre de grévistes et de manifestants qu’il comportera, est une opportunité évidente pour massifier l’esprit du 10 septembre.

Mais allons de l’avant : le 18, par le nombre de grévistes et de manifestants qu’il comportera, est une opportunité évidente pour massifier l’esprit du 10 septembre. Il faut donc logiquement commencer dès maintenant à préparer son programme d’action. L’esprit du 10 qui consiste à vouloir entretenir un rapport de force avec le régime politique et la classe capitaliste, et ne plus supposer et espérer, est partagé par la majorité des syndicalistes et évidemment, c’est établi depuis leur soutien au 10 septembre, des Français. Aussi nous pouvons faire de cette journée une action de masse, décentralisée et extrêmement incontrôlable, qui sera susceptible de réduire à moins de 10 jours le mandat de ce premier ministre réactionnaire, ridicule et illégitime. Nous pouvons transformer un million de manifestants sages en un million de bloqueurs de l’économie capitaliste. Quoi qu’il arrive, quels que soient les succès ou les échecs de votre journée du 10, nous avons tous marqué l’histoire de la lutte des classes en France d’une nouvelle date charnière. On nous a imposé ce premier ministre comme un nouveau crachat à la gueule et, cette fois-ci, indubitablement, nous avons répliqué. Ne lâchons rien et continuons à rendre les coups. 

Nicolas Framont
Nicolas Framont
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