La fin du harcèlement en téléréalité ?

La dernière saison de Secret Story a été marquée par des accusations de harcèlement envers les deux candidates racisées de l’émission. Des accusations qui ont entraîné une mobilisation des téléspectateurs et qui ont mené à la victoire de Romy, première femme noire à remporter l’émission. Secret Story serait-il le dernier cas de harcèlement dans l’histoire de la téléréalité ?
Après sept semaines passées dans la « maison des secrets », Romy est devenue la première femme noire à remporter Secret Story, au terme d’une saison marquée par les critiques. En première ligne : un harcèlement qualifié de raciste envers elle et Anita, les deux femmes racisées de la treizième saison, toutes deux finalistes. Le public aurait-il enfin décidé de sanctionner le harcèlement dans la téléréalité ? Secret Story marque-t-il un tournant pour le genre ? 2025 sera-t-elle l’année de la fin du harcèlement en téléréalité ?
« Ton film préféré c’est Case départ ? », lance dès la première semaine Théo à Anita. La saison a été rythmée par des micro-agressions racistes multiples envers Romy et Anita, isolées, attaquées, mal-aimées par un groupe de candidates majoritairement blanches. Romy, de son côté, s’est vue reprocher d’être froide, distante, impulsive, agressive… « C’est le vieux cliché de la femme noire en colère », observe Seumboy, de la chaîne YouTube Histoires Crépues, invité de l’émission La Dernière sur Radio Nova, le 30 juin dernier.
Ces stéréotypes rappellent ce que la militante afroféministe Moya Bailey a théorisé sous le terme de misogynoir.
Mais cette fois, le public n’a pas laissé passer. Indignation sur les réseaux sociaux, pétition et interpellation du présentateur : la production a été contrainte de réagir. Le 28 juin, la productrice Valérie Jeunard a diffusé un message aux candidats rappelant que « la maison des secrets est une safe place » et que « le respect de chacun doit primer ». Dans la foulée, les candidates mises en cause ont été envoyées dans le sas, laissées au choix des téléspectateurs. Toutes ont été éliminées.
De quoi interroger : assiste-t-on à la fin du harcèlement en téléréalité ? Le genre entre-t-il dans une nouvelle ère, plus bienveillante ?
“La téléréalité capitalise sur la matière du harcèlement”
« Si on remonte au tout début de la téléréalité, on trouve déjà des phénomènes de harcèlement », rappelle Nathalie Nadaud-Albertini, sociologue des médias spécialiste du genre. « Ce qu’a vécu Loana dans le Loft ressemble déjà à du harcèlement. On a exhumé des éléments de sa vie privée, on a scruté le moindre de ses faits et gestes pendant des années. Les médias ne l’ont pas lâchée, et cela a eu les conséquences que l’on connaît sur sa santé physique et mentale », poursuit Maureen Lepers, docteure en audiovisuel, spécialiste de la téléréalité.

Dans L’île des vérités, Pietro et Dimitri jettent à l’eau les lits et affaires personnelles des candidats. Lors de la saison 5 de Secret Story, Morgane Enselme subit une « exclusion sociale » et un « harcèlement moral », qu’elle raconte dans son livre Treize semaines. Dans Les Marseillais vs Le Reste du monde, Maëva Ghennam traite une candidate racisée de « tête de chou-fleur ». Cynthia Khalifeh, de son côté, dénonce sur Instagram « l’acharnement et la méchanceté » des autres candidats dans Moundir et les Apprentis Aventuriers.
« La téléréalité capitalise sur la matière même du harcèlement : la vie privée et l’intimité », analyse Maureen Lepers. « Les émissions les plus propices sont généralement celles d’enfermement », complète Nathalie Nadaud-Albertini. « Il faut faire du bruit, et pour ça, il faut rentrer en conflit. »

Le casting joue un rôle clé. « Ce qui rend possible le harcèlement, c’est la place accordée au harceleur dans l’économie globale du programme », explique Nadaud-Albertini. « Des personnalités comme Raphaël Pépin ou Sarah Fraisou ont été si puissantes qu’elles étaient très peu régulées. Cette hiérarchie crée des rapports de domination entre candidats. »
Nathanya Sion, dans une interview accordée à Sam Zirah, raconte ainsi avoir été ciblée par plusieurs têtes d’affiche, dont Raphaël Pépin. Lors d’une journée off : « Il m’a lancé depuis l’autre bout de la table : Combien pour me sucer la bite ? ». Elle déplore ensuite l’absence de réaction de la production : « Personne n’a réagi, parce que c’est Raphaël. »
« Certains candidats sont d’ailleurs engagés pour ça, parce qu’ils “font le show” », appuie Valérie Rey-Robert, essayiste féministe et autrice de Téléréalité : La Fabrique du sexisme.
Parfois, l’indignation du public s’intègre même à la mécanique du jeu. Ce fut le cas dans la dernière saison de Secret Story. « La production s’en est servie : en mettant Marianne et Constance dans le sas, le harcèlement subi par Romy et Anita est devenu une partie intégrante de la compétition », constate Maureen Lepers.
Féminité victime et masculinité virile
Angèle, Nathanya, Aurélie, Andréanne, Romy… Les victimes sont presque toujours des femmes. « Ces candidates tentent généralement de construire leur narratif en dehors du couple. Elles ne rentrent pas dans une conception genrée du rôle féminin et sont sanctionnées pour ça », explique Nathalie Nadaud-Albertini.

« Ce sont des femmes qui ont souvent vécu beaucoup de violences et qui ne sont pas préparées », ajoute Valérie Rey-Robert. Dans les interviews En toute intimité de Sam Zirah ou dans les bains de Jeremstar, beaucoup de candidates harcelées racontent un passé difficile. Nathanya Sion confie par exemple avoir perdu ses deux parents et connu la rue.
Du côté des harceleurs, c’est le profil de la virilité hégémonique qui domine. « Ce sont des personnes qui vont écraser les hommes et les femmes qui ne correspondent pas à la masculinité ou la féminité exacerbée », poursuit Valérie Rey-Robert. Nathalie Nadaud-Albertini cite l’exemple de Vivian Grimigni : « Lorsqu’on le découvre dans Secret Story, il est en couple avec Nathalie, son aînée de vingt ans. On lui reproche de ne pas être assez viril. On a ensuite vu son personnage entrer progressivement dans les normes de masculinité… et de violence. »

Mais les harceleurs ne sont pas toujours des hommes. « Sarah Fraisou, par son comportement et ses paroles, représente la masculinité virile. Elle démontre une capacité à faire mal, à impressionner », observe Valérie Rey-Robert.
Pendant longtemps, le public a cautionné ces logiques. « Les téléréalités de vie collective, celles auxquelles on pense en premier, étaient vues comme “trash” », rappelle Maureen Lepers. Les médias eux-mêmes n’ont pas échappé au mépris du genre : « Il y avait presque l’idée que si quelqu’un subissait du harcèlement ou des violences, c’était bien fait pour lui », souligne la chercheuse.
Même les drames n’ont pas changé cette perception : le suicide de François-Xavier, candidat de Secret Story 2, ou les graves problèmes de santé mentale de Loana ont longtemps été réduits à de simples “frasques de télé”. « C’est tragique, mais c’est de la télé. Alors qu’on parle de personnes dont la souffrance est en partie liée à leur environnement de travail », insiste Maureen Lepers.
Il est important de rappeler, que ces phénomènes ne sont pas réservés à la téléréalité. « Pourquoi le harcèlement s’instaure en téléréalité ? Car il s’instaure partout » résume Maureen Lepers.
Indignation, réseaux sociaux et CSA
Certaines émissions ont été particulièrement épinglées, à commencer par Les Anges de la téléréalité. Un premier signal d’alerte survient en 2016, lors de la diffusion de la saison 8. Le CSA reçoit alors plus de 2 000 signalements concernant une séquence mettant en scène Ricardo Pinto et Sarah Fraisou. On y voit Ricardo jeter les verres d’Aurélie Preston sur son lit, lancer son matelas par la fenêtre, s’en servir pour nettoyer le sol avant de construire un abri dehors sous les rires de plusieurs candidats. Interrogée par Jeremstar après l’émission, Aurélie révèle qu’il aurait aussi jeté de la javel à son visage et uriné sur son matelas. Devant les caméras, Ricardo déclare : « Je vais te bizuter, tu vas voir ce que c’est un vrai bizutage. Tu vas pleurer tous les jours de ta vie. » Le mot « harcèlement » n’est pas prononcé, mais tous les mécanismes sont là1.
En 2016, le CSA (devenu aujourd’hui Arcom) met NRJ12 en garde contre la mise en avant d’une “culture de l’exclusion” et de conflits violents entre candidats.

En 2021, Angèle Salentino dénonce, à son tour le harcèlement qu’elle dit avoir subi sur le tournage des Vacances des Anges 42. Elle aurait été isolée, insultée et attaquée par de nombreux candidats, dont Sarah Fraisou et Raphaël Pépin. Le 15 avril, elle (avec d’autres candidates) lance le hashtag #BoycottLesAnges, qui dénonce la répétition de comportements harcelants et l’inaction de la production. Elles sont plusieurs à porter plainte contre la production.3 Le mouvement prend de l’ampleur, rebaptisé par la suite #MeToo téléréalité lorsqu’y sont intégrées des affaires d’agressions sexuelles. Cette mobilisation mènera à l’arrêt définitif des Anges de la téléréalité, après plus de dix ans d’antenne.
Mais les conséquences sur les victimes restent lourdes. Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2022, Aurélie Preston tente de mettre fin à ses jours. Sur Instagram, elle écrit : « J’ai réalisé que l’être humain était devenu mauvais, je n’ai jamais compris le fait de tuer psychologiquement ou physiquement son semblable. »
« Reproduire ce qu’on fait les méchants »
Depuis, la vigilance semble s’être accrue. Certains anciens candidats ont même fait leur mea culpa. En janvier 2024, Aurélie Van Daelen publie un TikTok où elle admet avoir eu « une réaction toxique et méchante envers Marie Garet (Secret Story 5, Les Anges 4) ». Constance, accusée d’avoir harcelé Romy et Anita dans Secret Story 13, reconnaît elle aussi ses torts : « Si je devais refaire les choses, je prendrais du recul. Parce que j’ai attaqué directement Romy et Anita, je n’y suis pas allée de main morte. »

Mais ces retournements s’accompagnent de dérives : parfois, les harceleurs d’hier deviennent à leur tour les cibles d’un cyberharcèlement massif. « La logique de la dénonciation porte un potentiel de violence, explique Nathalie Nadaud-Albertini. En blâmant les “méchants”, on en vient parfois à reproduire ce qu’ils ont fait. » En avril 2025, Sarah Fraisou confie ainsi sur Snapchat : « J’me suis excusée maintes et maintes fois du comportement débile et enfantin que j’ai eu avant […] Je suis en train de me prendre les foudres. […] Je t’en supplie dis aux gens que je ne t’ai jamais harcelé », implore-t-elle à Aurélie Preston.
Marianne de Secret Story 13 a été particulièrement touchée par un harcèlement grossophobe à sa sortie de l’émission. Interviewée par Jéremstar, elle témoigne avoir voulu mettre fin à ses jours et avoir « besoin d’être hospitalisée ».
« La violence qu’ils reçoivent compliquent leur capacité à prendre conscience. On peut faire un parallèle avec les études d’Éric Macé sur les groupes de parole des hommes violents. On leur demande de prendre conscience de ce qu’ils ont fait. Mais ils n’y arrivent qu’au bout d’un certain temps, dans un contexte particulier » commente Nathalie Nadaud-Albertini.
« Comportement inapproprié » plutôt que harcèlement
Pour dénoncer, les productions préfèrent parler de “respect”, de “safe place” ou de “bienveillance”. Mais jamais de harcèlement, de racisme ou de misogynoir. « Comment lutter contre quelque chose qu’on n’est pas capable de nommer ? », interroge la sociologue Nathalie Nadaud-Albertini, en convoquant le philosophe John Dewey et sa notion de trouble au sens. Tant que les mots manquent, la prise de conscience collective reste empêchée.
Le cas d’Ebony, candidate noire de la dernière saison de la Star Academy, est révélateur. Victime de harcèlement raciste sur les réseaux sociaux, elle a également subi des attaques en plein concert, lors de la tournée. La production publie alors un communiqué condamnant « toute forme de haine, d’injures ou d’attaques envers les artistes ». Le mot « racisme » n’y figure pas.
« C’est une manière de maintenir un équilibre », analyse Maureen Lepers. « Si on nomme trop précisément les choses, on risque de se mettre à dos une partie du public. Imaginez les réactions du public proche de l’extrême droite, si la Star Ac avait qualifié de “harcèlement raciste” ou pire de “misogynoir” ce qu’a subi Ebony. Il y aurait eu un boycott massif. »
Nouvelles émissions, même dynamiques
Pour donner le change, les formats se réinventent. Depuis quelques années, certaines émissions tentent d’amorcer une transition. Les mêmes productions, parfois les mêmes candidats, mais un principe différent. Comme Koh-Lanta, des programmes comme The Power, Les 50 ou Detective Club misent sur la stratégie plutôt que sur la mise en scène de la vie intime. « Dans ces émissions, le clash est créé par la stratégie, moins par l’exposition de la sphère personnelle », explique Maureen Lepers. C’était d’ailleurs l’une des recommandations du rapport du CSA sur l’évolution de la téléréalité.
Sur les plateformes de streaming, des émissions comme Queer Eye ou The Ultimatum : Queer Love s’affichent plus inclusives. Mais la chercheuse reste sceptique : « Sur le papier ce sont des shows un peu queer, un peu bienveillants. Mais ces émissions ont-elles une conscience politique ? Je ne crois pas. Elles ont compris qu’il existait un public queer prêt à consommer, mais ça reste du marketing. »
Même logique en France. Juliette, candidate de La Villa des cœurs brisés 9, se revendique bisexuelle et féministe. Mais, souligne Maureen Lepers, « son côté féministe sert surtout à la confronter aux hommes de la maison ». Elle est queer, mais ses interactions amoureuses sont majoritairement hétérosexuelles. La seule scène de baiser lesbien de la saison, avec Cynthia, une candidate hétérosexuelle, provoque un clash avec le compagnon de cette dernière.
Même chose pour Moon dans Cosmic Love : présentée comme pansexuelle, elle vit une histoire avec Colette, avant que toutes deux ne terminent… en couple avec des hommes. « Ils ont adapté le concept pour prendre en charge, incorporer la critique au format sans en avoir l’air », abonde Nathalie Nadaud-Albertini. « Les productions de ce type ne sont pas politisées, elles n’ont pas de conscience antiraciste ou féministe », ajoute Valérie Rey-Robert.
2025, clap de fin pour le harcèlement ?
Pourtant, derrière ces nouveautés, les logiques de fond demeurent. « Ce n’est pas un progrès moral, c’est une stratégie d’actualisation des formats. La téléréalité capte les sujets de société… pour continuer à exister », résume Lepers.
Car le harcèlement, lui, continue. Dans Secret Story 13, « La production a réagi, mais elle n’a pas empêché que cela se produise », observe Valérie Rey-Robert.

Le cas de Frenchie Shore est encore plus préoccupant. « Kara candidate de la saison 1, parle de tentative de viol qui aurait été filmée. Et seulement interrompue par un autre candidat. », explique Valérie Rey-Robert. Dans la saison 2, Ouryel affirme que le montage a délibérément lancé un harcèlement transphobe contre elle. Là encore, la production n’a pas pris position.
« L’idée que la téléréalité, c’est forcément quelque chose de trash, de clash et de mal reste. Et ça, c’est quelque chose de très fort », insiste Nathalie Nadaud-Albertini.
Alors, 2025, année de la fin du harcèlement en téléréalité ? Rien n’est moins sûr. Nommer le racisme, le sexisme ou le harcèlement, ce serait prendre position, risquer un boycott, perdre une partie de l’audience. « Les productions télévisées de ce type ne sont pas des productions politisées, qui ont une conscience antiraciste, féministe, etc. », souligne Valérie Rey-Robert.
Au fond, la logique est ailleurs. Tant que le harcèlement continue à faire spectacle ; et donc à rapporter ; il restera une ressource pour la téléréalité. « Ce n’est pas la téléréalité qui crée cela, ce sont les logiques productivistes et capitalistes sur lesquelles notre société est construite. Probablement que spécialistes trouveraient des conclusions similaires entre le suicide de François-Xavier, la destruction psychologique d’Aurélie Preston et la vague de suicides chez France Télécom. » conclut Maureen Lepers. « Le curseur, c’est celui du capitalisme »
- Durant le temps de la rédaction de l’article la vidéo montrant le harcèlement d’Aurélie Preston a été supprimée ↩︎
- Aucun des candidats mentionnés comme harceleur ne reconnaît avoir harcelé. Angèle Salentino a été condamnée en première instance pour diffamation contre Raphaël Pépin. ↩︎
- La procédure a été classée sans suite en avril 2025. ↩︎
Boite Noire : Si les productions ne nous ont pas répondu, durant la production de l’article, certains extraits Youtube, montrant notamment les séquences de harcèlement les plus violentes (concernant Aurélie Preston dans les Anges 8), ont été passés en privé.
Photo d’illustration : Jeudi 7 août 2025, Romy a remporté la treizième saison de Secret Story avec 72% des votes du public. Crédit : Secret Story/Endemol
Zoé Keunebroek
