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Pourquoi on ne voit que des gens aisés à la télé

J’ai déjà raconté cette expérience à plusieurs reprises : lorsque je me rends sur un plateau télé à Paris – ce qui m’arrive une ou deux fois par an à l’occasion de la sortie d’un de mes livres – je suis toujours frappé par la très grande homogénéité sociale qui y règne. Cette homogénéité est d’abord géographique : les invités et les journalistes qui participent à ces émissions dite “de débat” sont absolument tous parisiens. Ensuite, une homogénéité sociale : même pour parler de sujets relatifs au quotidien des Français (par exemple le pouvoir de vivre, la pauvreté, les salaires), on fait plutôt appel à des éditorialistes, des chercheurs, des chefs d’entreprise… Cela provoque de la part du public de la lassitude mais aussi une certaine résignation : allumer la télé, en particulier une chaîne d’info en continu, c’est voir des gens en veste de costume nous expliquer la vie. 

Mais ce n’est pas seulement quand il s’agit d’information : en fait, tous les programmes télévisés sur-représentent les catégories aisées et diplômés. Et c’est… de pire en pire, nous confirme le rapport annuel de l’Arcom (ex-CSA), qui publie chaque année une étude intitulée “La représentation de la diversité de la société dans les médias “. Elle porte sur les chaînes : TF1 ; TMC ; TFX ; France 2 ; France 3 ; France 4 ; France 5 ; France info ; M6 ; W9 ; Canal+ ; C8 ; CStar ; CNews ; BFM TV ; LCI ; NRJ 12 ; Gulli et RMC Story et comprend des programmes d’informations, des documentaires et des fictions. La dernière est sortie en novembre 2024 et elle nous confirme la monopolisation par la petite, moyenne et grande bourgeoisie des apparitions télévisuelles “les CSP- (terme qui désigne les ouvriers et les employés) sont deux fois moins représentées à l’écran qu’elles ne le sont en réalité dans la société et, en 10 ans, leur taux a diminué de moitié pour chuter à 8% en 2023. Les CSP+ (qui désigne les cadres, professions intellectuelles et chefs d’entreprise) représentent 75% des professions montrées à la télévision en 2013-2023, soit plus du double de la réalité de la population”. Quant aux personnes précaires, elles sont, nous dit le rapport, “14 fois moins représentées à la télévision que dans la réalité.” 

Selon l’Arcom, n’y a que 2% d’ouvriers qui apparaissent à la télévision, contre 62% de cadres, tout programme confondu ! Or, la population active compte 21,6% de cadres et 19,1% d’ouvriers, selon l’INSEE. Si les journalistes aiment répéter que “la classe ouvrière” a disparu, c’est tout simplement parce qu’eux-mêmes ne la montrent plus…

Ce problème de représentation des classes sociales n’a fait que s’aggraver puisque la part d’ouvriers et d’employés qui apparaissent à l’écran a chuté de 16% à 8%… La représentation des classes sociales à la télévision est donc de plus en plus bourgeoise. Le résultat c’est qu’il n’y a que 2% d’ouvriers et 62% de cadres, tout programme confondu ! Or, la population active compte 21,6% de cadres et 19,1% d’ouvriers, selon l’INSEE. Si les journalistes aiment répéter que “la classe ouvrière” a disparu, c’est tout simplement parce qu’eux-mêmes ne la montrent plus…

Ce n’est qu’une partie des résultats de ce rapport. On y mesure aussi la représentation des handicapées, des femmes, des plus de 65 ans ou encore des personnes “perçues comme non-blanches” c’est-à-dire racisées. 

L’Arcom se félicite que la proportion de femmes à la télévision ait augmenté… de 3 points, mais elle représente seulement 40% des personnes qui apparaissent à l’écran. Et le rapport nous précise qu’elles sont surreprésentées sur les sujets “vie quotidienne” mais moins sur les sujets scientifiques ou politiques. Un résultat frappant, c’est que si la proportion des femmes jeunes à la télévision est presque identique à leur proportion dans la société réelle, l’écart se creuse avec l’âge : plus les femmes sont âgées, moins elles apparaissent à l’écran. 

On y apprend aussi que la proportion de personnes perçues comme non-blanches, c’est-à-dire racisées, stagne depuis 2013. Rien à voir donc avec l’idée réactionnaire selon laquelle notre télévision serait envahie par des sujets “wokistes”. Mais surtout, le rapport nous montre que, dans les programmes d’information, les personnes racisées sont plus régulièrement montrées négativement que positivement, contrairement aux fictions. 

La sous-représentation la plus forte à la télévision est sans contestation possible celle des personnes handicapées, qui représentent moins de 1% des personnes qui apparaissent à l’écran. C’est délirant, quand on sait que 12 millions de personnes sont concernés par le handicap, soit 18% de la population !

Dans les sous-représentations marquantes, celle des habitants de l’Outre-mer, qui ne représentent plus qu’1% des personnes qui apparaissent à l’écran en 2023, contre 9% en 2018. Une chute que l’Arcom attribue à la fin de la chaîne France Ô. Cette chaîne du groupe France Télévision a été stoppée en 2020…

D’une façon générale, l’Arcom note que les chaînes d’info en continu font pire que les autres à tout point de vue. Mais le tableau général est très mauvais et il n’y a pas, par exemple, d’exemple donnée par les chaînes publiques. Alors, comment en est-on arrivé là ?

D’abord, qui se ressemble s’assemble. Les journalistes sont une profession très homogène socialement, avec une minorité d’étudiants en journalisme issus de catégories populaires. Mais au-delà de leur extraction, les journalistes évoluent dans un certain milieu social, géographique (avec des rédactions nationales toutes basées à Paris) et plus leur condition de travail se dégradent, plus ils vont au plus vite. Et le plus rapide, c’est de s’adresser à des connaissances, à des proches, ou de descendre faire un micro-trottoir pas loin de l’immeuble où se trouve la rédaction… Le phénomène est aggravé par le fait que la prétention à la neutralité des journalistes est aussi une prétention à l’objectivité sociale : le journalisme mainstream est aveugle à la classe sociale. Mais il est aussi aveugle aux autres rapports de domination qui traversent la société, voire emprunt d’un certain racisme dans son traitement de l’information, si l’on en croit les données de l’Arcom. 

Concernant les programmes de fictions diffusés à la télévision (Les statistiques de l’Arcom ne portent pas sur ce qui est diffusé sur les plateformes de vidéos à la demande), on peut faire la même hypothèse : le monde des réalisateurs et des producteurs est très situé socialement, très parisien, très bourgeois, et les fictions subissent encore et toujours le regard bourgeois ou “bourgeois gaze” dont Rob Grams a plusieurs fois parlé dans nos colonnes. 

Le rapport que la plupart des gens entretiennent avec la télévision est un rapport aliéné, au sens où ce qu’on y voit, ce qu’on y entend, est très éloigné socialement de ce que l’on vit, que cela soit dans les programmes d’informations ou dans les fictions.

La surreprésentation des classes sous-bourgeoises ou bourgeoises à la télévision tient aussi au réflexe de l’expert. Plutôt que d’aller interroger des gens (sur ce qu’ils pensent de tel projet urbain, de la politique, des inégalités, du pouvoir de vivre), les journalistes vont avoir tendance à se tourner vers des gens dont c’est le métier de dire ce que pensent les gens. C’est à la fois parce qu’ils manquent de temps mais aussi parce qu’ils sont profondément imprégnés d’une vision hiérarchique de la société, ou la parole de certains vaut plus que d’autres. Moi-même je sais que c’est aussi pour cela que je suis parfois invité à la télévision : pour apporter un autre point de vue, plus “incarné”, plus “connecté à la réalité”. Mais je reste un bon client, car habitué à l’exercice et qui sait respecter les codes de la discussion télévisée (et en jouer). Le fait que je n’habite pas Paris reste toutefois un obstacle difficile à surmonter pour des productions qui organisent tout la veille pour le lendemain (au mieux). Alors faire parler des ouvriers, des handicapés, des habitants des Outre-mer, imaginez comme c’est inconcevable pour eux.

Le plus souvent ce sont des chercheurs, pas tant des universitaires que des membres de “think tank”, ces fondations le plus souvent financées par le patronat, qui viennent dire “ce que les gens pensent” et qui arrangent bien le point de vue de la bourgeoisie. Ceux-là ont compris de quoi les journalistes de télévision avaient besoin : d’un interlocuteur professionnel, parisien, prêt à débarquer à tout moment. 

Pendant ce temps, le rapport que la plupart des gens entretiennent avec la télévision est un rapport aliéné, au sens où ce qu’on y voit, ce qu’on y entend, est très éloigné socialement de ce que l’on vit, que cela soit dans les programmes d’informations ou dans les fictions. Mais pourtant, les éditorialistes et les “experts” qui se succèdent sur les plateaux TV, les patrons et politiques qu’ils interrogent, n’en sont pas gênés. C’est ça qui me frappe les quelques fois où j’ai eu l’occasion d’y aller : personne – ou si peu – n’interroge sa propre légitimité à parler au nom de gens dont le lieu de vie, la santé, la classe ou la couleur de peau n’est pas la sienne. En 2018 puis en 2020 la profession journalistique découvrait “les invisibles”, ces “gens qu’on ne voient jamais” (sous entendu, à la TV), mais qui sont si indispensables au pays, ou si en colère. Mais depuis, aucune leçon n’a été retenue : la télévision étant avant tout un outil de propagande et de profit, sa vocation démocratique, à représenter la parole des gens pour qu’ils s’y retrouvent et puissent en discuter, n’est jamais mise en avant. 

Les effets de cette surreprésentation d’une classe sociale aisée sont aussi politiques et idéologiques : la droitisation des plateaux TV coïncide avec la droitisation des riches et des cadres, grands et moyens (les “Nicolas qui paient”) et biaise l’idée que l’on se fait des idées majoritaires.

Les effets de cette surreprésentation d’une classe sociale aisée sont aussi politiques et idéologiques : la droitisation des plateaux TV coïncide avec la droitisation des riches et des cadres, grands et moyens (les “Nicolas qui paient”) et biaise l’idée que l’on se fait des idées majoritaires. Il en résulte qu’à la télévision, les gens qui apparaissent portent majoritairement des idées pro-capitalisme, de plus en plus racistes et anti-progressistes, alors que dans la population générale les gens sont très majoritairement favorables à la redistribution des richesses et hostiles au capitalisme, de plus en plus tolérants et de plus en plus ouverts d’esprit, comme les résultats surprenants, mais réels, rassemblés par le sociologue Vincent Tiberj, le montrent. La télévision nous donne une vision erronée de la France : ce à quoi elle ressemble socialement et ce qu’elle pense. 

La télévision peut-elle être représentative socialement ? Pourrait-on imaginer des émissions de débat sur le “pouvoir d’achat” avec un ouvrier, une caissière, une présidente d’asso d’entraide, un syndicaliste discuter ensemble ? Ce rêve est concret mais on s’en éloigne plus qu’on ne s’en rapproche. Faut-il l’abandonner ? L’entêtement de notre télévision a donner une vision déformée de la réalité contribue lentement à son effacement : En 2007, la télévision était la première source d’information des citoyens, à 82%. Désormais, seuls 62% des gens citent la télévision comme première source d’information, et ils sont 35% à privilégier Internet. Nous autres médias d’internet devons donc bien nous garder d’imiter les réflexes et les méthodes de la télévision : l’autre modèle que nous construisons doit être lucide face aux classes sociales, aux rapports de domination au sens large et ne jamais oublier qui parle, et d’où il parle. 

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Nicolas Framont
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