Retour à Reims de Didier Eribon : les gens d’origine populaire sont-ils vraiment condamnés à la “honte sociale” ?

À Frustration, nous avons un rapport critique sur la fonction et la réception des récits de ce qu’on appelle les “transfuges de classe” – les personnes nées dans des milieux populaires et/ou ouvriers, qui, par des parcours atypiques, se retrouvent propulsés dans la bourgeoisie – souvent culturelle – demandant d’elles et d’eux tout un ensemble d’efforts d’acculturation pour se conformer à leur nouveau milieu et donnant souvent lieu à des descriptions de leur ressenti, de la haine d’eux mêmes, de la “honte” de leur classe d’origine. L’article d’Hamana avait eu un grand succès, déclenchant même la franche colère d’Edouard Louis. Retour à Reims, dans lequel son auteur explore son “retour” dans son milieu ouvrier d’enfance, est un des titres phares de cette littérature. Pour autant, bien que certains aspects continuent de nous interroger, il est aussi indéniable que cet ouvrage de l’écrivain et sociologue Didier Eribon donne à réfléchir sur bien des points et propose aussi des réflexions brillantes et d’actualité, notamment sur le vote RN.
Troisième et dernier article de Rob Grams sur Retour à Reims de Didier Eribon
Comme Edouard Louis après lui, Didier Eribon fait assez longuement la description du sentiment d’infériorité sociale qu’il a ressenti, de sa “honte” de provenir d’un milieu ouvrier, qu’il présente parfois presque comme une évidence. C’est peut-être les moments du livre où il nous est le plus difficile de nous identifier.
“On parle rarement des milieux ouvriers, mais quand on en parle c’est le plus souvent parce qu’on en est sorti, et pour dire qu’on en est sorti et qu’on est heureux d’en être sorti, ce qui réinstalle l’illégitimité sociale de ceux dont on parle au moment où l’on veut parler d’eux »
Retour à Reims (2009), Didier Eribon
Il en a d’ailleurs conscience : “On parle rarement des milieux ouvriers, mais quand on en parle c’est le plus souvent parce qu’on en est sorti, et pour dire qu’on en est sorti et qu’on est heureux d’en être sorti, ce qui réinstalle l’illégitimité sociale de ceux dont on parle au moment où l’on veut parler d’eux, précisément pour dénoncer (…) le statut d’illégitimité sociale auquel ils sont inlassablement renvoyés.”
C’est vrai – et c’est notamment souvent ce dont procède le récit du transfuge (bien qu’il faudrait nuancer au cas par cas, notamment pour Annie Ernaux par exemple) – mais est-ce vraiment une fatalité ? Notre interview de Corinne Masiero dans notre numéro 2022-2023 pourrait, par exemple, démontrer le contraire, elle qui revendique avec fierté son origine sociale et ses codes prolos.
L’inverse existe : on peut avoir honte d’avoir fait une école de commerce, un sciences Po ou l’Ena quand on vient d’un milieu plutôt populaire, car, quand on n’a pas perdu tout contact avec notre milieu d’origine, on sait à quel point, dans de larges pans de la population, cela est synonyme de « petits cons » « arrogants ». Accéder à ces milieux (devenir cadre, travailler dans la culture…) n’émancipe pas forcément, ne fascine pas forcément. On peut même facilement ressentir une détestation immédiate, un dégoût, face à la bêtise, à la violence lâche et sourde de ce nouveau milieu – mais Eribon fait aussi part de ce type de sentiments, parlant de la haine immédiate qu’il ressentait face aux discours de mépris de classe.
L’inverse existe : on peut avoir honte d’avoir fait une école de commerce, un Sciences Po ou l’Ena quand on vient d’un milieu plutôt populaire, car, quand on n’a pas perdu tout contact avec notre milieu d’origine, on sait à quel point, dans de larges pans de la population, cela est synonyme de « petits cons » « arrogants »
Un autre chemin est possible, qu’Eribon ne dessine pas vraiment : le refus de parvenir. « Transfuge » (mot dont je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il soit utilisé dans le livre) ne serait-il pas le mot poli, ou valorisant, pour « parvenu », pour « arriviste », pour « self made man » ? L’accession à un capital culturel, beaucoup plus facile à massifier que le capital économique, ne signifie pas être hors sol, à condition de se comporter comme quelqu’un de normal, de ne pas chercher volontairement à étaler sa culture comme un signe de supériorité et un instrument de domination, et même à aller jusqu’à, pourquoi pas, assumer qu’il n’y a pas forcément de supériorité au goût pour l’art, au goût pour la théorie, au goût pour la chose politique, par rapport à d’autres goûts et aspirations, et que, finalement, à chacun sa passion.
La question qui s’ensuit c’est « existe t’il un retour heureux » ? Il est évident que la question du racisme et l’homophobie sont incontournables pour répondre avec honnêteté à cette question : il serait malvenu de reprocher à Didier Eribon d’avoir voulu mettre une distance avec un milieu dans lequel il s’est senti, et a été, en danger – ce à quoi il faut ajouter la dimension historique – la classe ouvrière qu’il a connu a beaucoup changé (ce qu’il dit d’ailleurs).
Un autre chemin est possible, qu’Eribon ne dessine pas vraiment : le refus de parvenir.
Didier Eribon ne note pas non plus, mais peut-être que ce phénomène est plus récent, la honte sociale de beaucoup de bourgeois : lorsque l’on découvre après un temps passé avec eux, que derrière le “schlague” apparent, derrière la fausse précarité pourtant affichée, se cachait une vraie bourgeoisie, faite de liens avec les élites politiques et culturelles, se gavant par la spéculation immobilière et autres rentes. L’étalage de la culpabilité bourgeoise, du “check tes privilèges”, de la question du “classisme” (terme d’ailleurs spectaculairement porté par des bourgeois) est devenu, dans ce milieu, un sport national.
Retour à Reims met en lumière de manière subjective et incarnée la reproduction des inégalités sociales et les illusions de la méritocratie. Didier Eribon raconte aussi la transformation des dynamiques électorales et idéologiques au sein des classes populaires, c’est-à-dire le glissement d’une partie de celle-ci vers l’extrême droite. La gauche (particulièrement socialiste) qui a progressivement abandonné la question du travail et des conditions de vie concrètes y a une lourde responsabilité. Face à ce constat : comment reconstruire un discours capable de rassembler à nouveau ces classes populaires ?
Troisième et dernier article de Rob Grams sur Retour à Reims de Didier Eribon

Photo de couverture : Par Foto: © JCS, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=87713018
