Retour à Reims de Didier Eribon : PERCÉE DU RN DANS LES CLASSES POPULAIRES, QUE S’EST-IL PASSÉ ?

À Frustration, nous avons un rapport critique sur la fonction et la réception des récits de ce qu’on appelle les “transfuges de classe” – les personnes nées dans des milieux populaires et/ou ouvriers, qui, par des parcours atypiques, se retrouvent propulsés dans la bourgeoisie – souvent culturelle – demandant d’elles et d’eux tout un ensemble d’efforts d’acculturation pour se conformer à leur nouveau milieu et donnant souvent lieu à des descriptions de leur ressenti, de la haine d’eux mêmes, de la “honte” de leur classe d’origine. L’article d’Hamana avait eu un grand succès, déclenchant même la franche colère d’Edouard Louis. Nous avions ensuite recensé l’ouvrage de Laelia Veron et Karine Abiven, Trahir et Venger qui sur bien des points allait dans la même direction que cet article.
Retour à Reims, dans lequel son auteur explore son “retour” dans son milieu ouvrier d’enfance, est un des titres phares de cette littérature. Pour autant, bien que certains aspects continuent de nous interroger, il est aussi indéniable que cet ouvrage de l’écrivain et sociologue Didier Eribon donne à réfléchir sur bien des points et propose aussi des réflexions brillantes et d’actualité, notamment sur le vote RN.
Deuxième article de Rob Grams d’une série de trois sur Retour à Reims de Didier Eribon
Une des analyses centrales de Retour à Reims est le passage, que Didier Eribon, né en 1953, a vécu au cours de sa vie, d’une forte présence du communisme dans une partie de la classe ouvrière à une forte présence de l’extrême droite et du Rassemblement national.
Le communisme dans la classe ouvrière
Il commence donc par analyser ce qu’était cet attachement au communisme et rappelle qu’il n’avait globalement rien à voir avec des questions de politique étrangère ni de désir de voir être mis en place une république soviétique en France. Cette adhésion était au contraire ancrée dans des préoccupations “immédiates” et “concrètes”.
“La politique de gauche consistait avant tout en un refus très pragmatique de ce que l’on subissait dans sa vie quotidienne”.
Retour à Reims (2009), Didier Eribon
Bref, tout le contraire d’un certain idéalisme de gauche, bien incarné, comme il le mentionne, dans la définition de la gauche par Deleuze dans son abécédaire où celui ci dit qu’être “de gauche” c’est “percevoir le monde d’abord” là où ne pas être de gauche serait se focaliser d’abord sur là où on habite. Pourtant, nous dit Eribon, dans la classe laborieuse “la politique de gauche consistait avant tout en un refus très pragmatique de ce que l’on subissait dans sa vie quotidienne”.
Pour l’auteur des phrases comme “ce qu’il nous faudrait c’est une bonne révolution” (plus ou moins le titre de notre numéro papier 2022-2023 au passage) étaient avant tout liées “à la dureté des conditions de vie et au caractère intolérable des injustices” qu’au souhait d’une révolution bolchevique.
Un problème de la gauche : l’abandon des questions du travail et du quotidien
Pour Didier Eribon c’est donc (assez logiquement) cette problématisation des questions de la vie quotidienne et de l’exploitation au travail qui permettait l’identification à la gauche communiste dans le milieu ouvrier.
« Je ne parviens pas à comprendre pourquoi et comment cette pénibilité du travail et les slogans qui servaient à la dénoncer – « à bas les cadences infernales » – ont pu disparaître des discours de la gauche »
Retour à Reims (2009), Didier Eribon
Une des causes de la défiance vis-à-vis de la gauche vient donc conséquemment de la mise à distance de ces sujets par celle-ci pendant des décennies. L’auteur s’interroge : “Je ne parviens pas à comprendre pourquoi et comment cette pénibilité du travail et les slogans qui servaient à la dénoncer – « à bas les cadences infernales » – ont pu disparaître des discours de la gauche et de sa perception même du mouvement social, alors que ce sont les réalités les plus concrètes des existences individuelles qui sont en jeu : la santé, par exemple”.
Il faudrait voir l’actualité de cette thèse depuis l’émergence du mélenchonisme dont une des actions a été de remettre ces questions à l’ordre du jour et de contester l’hégémonie de la gauche néolibérale (PS, Écologistes, Glucksmann etc.) mais il est certain que cela n’efface pas d’un trait de plume des années et des années de dégâts et d’avance pour le Rassemblement national.
“Doit-on admettre que la censure qu’exerçait le marxisme et qui repoussait hors des cadres de la perception politique et théorique un ensemble de questions telles que le genre ou la sexualité ne pouvait être contournée qu’en censurant ou refoulant ce que le marxisme nous avait accoutumés à « percevoir » comme l’unique forme de domination ?”
Retour à Reims (2009), Didier Eribon
Cette critique, Didier Eribon l’a fait toutefois d’un point de vue qu’on pourrait qualifier d’ “intersectionnel”, c’est-à-dire que bien qu’il constate la primauté d’autres luttes dans certaines parties de la gauche, il ne considère pas qu’il faille mettre en haut de la hiérarchie des luttes la lutte des classes comme cela avait pu être le cas dans les années 1960-1970. Au contraire, il appelle à bâtir des discours capable d’agréger les différents combats et pointe même la responsabilité des marxistes sur ce point : “Doit-on admettre que la censure qu’exerçait le marxisme et qui repoussait hors des cadres de la perception politique et théorique un ensemble de questions telles que le genre ou la sexualité ne pouvait être contournée qu’en censurant ou refoulant ce que le marxisme nous avait accoutumés à « percevoir » comme l’unique forme de domination ?”
La bataille idéologique de la droite et la trahison du Parti Socialiste
Cette mise à distance de la question de la classe ne s’est pas faite naturellement. Elle a nécessité une lutte active de la droite et du Parti Socialiste, une lutte dont Didier Eribon retrace l’histoire, pour l’avoir vécu parfois de l’intérieur.
Il raconte ainsi comment les idéologues se sont appuyés d’abord sur Raymond Aron dans les années 1980 et 1990 pour essayer “d’imposer l’hégémonie d’une pensée de droite dans la vie intellectuelle française”.
La gauche a également joué ce rôle : la victoire de Mitterrand a débouché “sur une forte désillusion des milieux populaires, et sur une désaffection à l’égard des politiciens (…) par lesquels ils se sentirent négligés et trahis”. L’écrivain décrit la mutation profonde de ce parti, “sous l’emprise d’intellectuels néoconservateurs qui (…) travaillaient à effacer tout ce qui faisait que la gauche était la gauche”. Ces derniers ont contribué à remplacer les rapports de classes par la “modernisation nécessaire”, les “destins sociaux” par la “responsabilité individuelle”, à dissimuler l’opposition entre “dominants” et “dominés”, à exalter “le sujet autonome”… Tout cela pour justifier le démantèlement de l’Etat social, c’est-à-dire les protections acquises de haute lutte dans l’après-guerre. Ainsi ces vieux projets de droite devinrent aussi ceux de la gauche.
Successivement journaliste à Libération (“un des principaux vecteurs de la révolution conservatrice”) puis au Nouvel Observateur, il témoigne de ce tournant qu’il a vu de ses yeux. Il raconte comment un petit clan monopolisait les pages littéraires pour imposer la pensée réactionnaire dans “une guerre de chaque instant” et la “fureur” de celui-ci face à chacun de ses articles ou interviews, ce qui se traduisait par des “menaces” et des “invectives”.
Du communisme au RN
Didier Eribon s’interroge donc sur le passage à droite d’une partie non négligeable du monde ouvrier. À noter toutefois, qu’à l’échelle individuelle les passages du vote communiste au vote d’extrême droite restent relativement rares. Le glissement le plus courant ayant plutôt été de la classe ouvrière de droite – qui a toujours existé – vers l’extrême droite, et celui de la classe ouvrière de gauche vers l’abstention. Ce qui d’ailleurs amène à des différences stratégiques électorales profondes : faut-il « récupérer » l’électorat populaire d’extrême droite (Ruffin/Roussel) ou récupérer les abstentionnistes (Mélenchon/LFI) ?
Cela n’enlève pas ce fait indéniable : “Des régions ouvrières autrefois bastions de la gauche et notamment du Parti Communiste ont assuré, et continuent d’assurer, une présence électorale significative à l’extrême droite.”
Les raisons du vote RN
Didier Eribon s’attaque donc au point sur lequel bute toute la gauche, surtout celle très matérialiste : pourquoi des gens voteraient-ils contre leurs intérêts objectifs ? Comment expliquer cette apparente « fausse conscience » ? Comment aller plus loin qu’une approche purement moralisante et un peu tautologique : « ils votent RN parce qu’ils sont racistes, ils sont racistes parce qu’ils sont mauvais », approche qui est aussi essentialiste et donc vouée à l’impuissance ? Didier Eribon propose des pistes d’analyse très intéressantes.
La défense d’une identité collective
Pour Didier Eribon, la droite et la gauche socialiste sont parvenus à détruire petit à petit les signifiants de classe mais pas à faire disparaître une opposition entre “gens d’en bas” et “gens d’en haut”, si bien que cette opposition a fini par intégrer une “dimension nationale et raciale, les gens d’en haut étant perçus comme favorisant l’immigration et ceux d’en bas comme souffrant dans leur vie quotidienne de celle-ci, accusée d’être responsable de tous leurs maux.”
Il précise : “On a cru réussir à priver ceux qui votaient ensemble de la possibilité même de se penser comme un groupe cimenté par des intérêts communs et des préoccupations partagés, on les a ramenés à l’individualisation de leur opinion et on a dissocié cette opinion de la force qu’elle avait pu contenir autrefois, la vouant dès lors à l’impuissance. Mais cette impuissance devint rage. Le résultat était inéluctable : le groupe se reforma différemment, et la classe sociale déconstruite (…) trouva un nouveau moyen de s’organiser et de faire connaître son point de vue”.
La disparition des ouvriers et des classes populaires du discours politique aurait ainsi permis de recomposer les alliances de classes. L’alliance traditionnelle entre le monde ouvrier, et, notamment, les salariés du secteur public et les enseignants a laissé place à de nouvelles alliances, cette fois entre les ouvriers et “les professions commerçantes”, “les retraités aisés du Sud de la France”, “les militaires fascistes” et les “vieilles familles catholiques traditionnelles”
L’élection est un terrain favorable à l’extrême droite
Didier Eribon rappelle, tout en la nuançant largement par la suite, l’analyse que Jean-Paul Sartre fait du vote et des périodes électorales : des moments qu’il interprétait comme des “processus (…) de dépolitisation de l’opinion”, qu’il opposait à “la formation collective et politisante de la pensée au cours d’un mouvement ou d’une mobilisation”.
Il cite également Merleau-Ponty, qui écrivait : “le vote consulte les hommes au repos, hors du métier, hors de la vie (…) Nous votons en violents”.
« Le vote consulte les hommes au repos, hors du métier, hors de la vie (…) Nous votons en violents”.
Maurice Merleau-Ponty (cité par Didier Ribon)
Il constate également “à quel point le vote ne traduit le plus souvent – et cela vaut pour tous – qu’une adhésion partielle ou oblique au discours ou au programme du parti ou du candidat auxquels on apporte son suffrage”.
Les classes populaires ne sont pas, par nature, de gauche
Sur ce thème, Didier Eribon invite également à sortir d’un matérialisme très simpliste (qu’on appelle parfois “matérialisme vulgaire”) qui ferait que les idées et les comportements des individus ou des groupes refléteraient strictement leurs intérêts matériels.
“La position des individus dans le monde social et dans l’organisation du travail ne suffit pas à déterminer « l’intérêt de classe » ou la perception de cet intérêt.”
Retour à Reims (2009), Didier Eribon
C’est pourquoi il invite à s’interroger sur “ce présupposé – qu’il serait naturel” que les classes populaires “votent à gauche, en dépit du fait que ce n’est pas toujours le cas, et que ça n’est jamais complètement le cas”, rappelant au passage que la vision d’un petit peuple communiste est largement mythifié : “Même quand le Parti Communiste prospérait électoralement comme « parti de la classe ouvrière », seuls 30% des ouvriers lui apportaient leurs suffrages, et ils étaient au moins aussi nombreux, si ce n’est plus, à voter pour les candidats de la droite.”
Cela n’est donc pas nouveau : “La position des individus dans le monde social et dans l’organisation du travail ne suffit pas à déterminer « l’intérêt de classe » ou la perception de cet intérêt.”
Ce qui ferait donc la différence, qui aiderait à comprendre pourquoi les classes populaires peuvent être des fois à gauche, des fois à droite, “ce sont les discours organisés qui produisent les catégories de perception, les manières de se penser comme sujet politique et qui définissent la conception que l’on se fait de ses propres « intérêts » et des choix électoraux qui en découlent”, les partis jouant ici, selon lui, un rôle plus important qu’on se l’imagine parfois.
Le racisme (et ses fonctions)
Le racisme est bien sûr central dans l’explication de la percée de l’extrême droite. Il ne suffit toutefois pas à expliquer entièrement cette hégémonie, tout simplement car le racisme était déjà présent, y compris chez ceux et celles qui votaient communistes, ou se syndiquaient à la CGT. Ces organisations étaient d’ailleurs très ambivalentes, dénonçant par moments activement le racisme, militant contre la guerre en Algérie, et flattant à d’autres moments “les sentiments racistes” (par exemple lorsque le PCF chassait les immigrés à Vitry et Montigny au début des années 1980)
La différence notable était toutefois que ces derniers “ne se sédimentaient pas comme le foyer central de la préoccupation politique”.
Pour Didier Eribon c’est “très largement l’absence de mobilisation ou de perception de soi comme appartenant à un groupe social mobilisé ou solidaire (…) qui permet à la division raciste de supplanter la division en classe”. Il invoque de nouveau Sartre : “avant la grève, l’ouvrier français est spontanément raciste, se méfie des immigrés, mais une fois l’action déclenchée, ces mauvais sentiments s’effacent et c’est la solidarité qui prédomine”
Le racisme se nourrit également de la destruction des acquis sociaux, il devient une manière de revendiquer ces droits, de s’affirmer, alors que l’on est en situation de déclassement, comme supérieur à d’autres. S’interrogeant sur le racisme de sa mère envers les Arabes, Eribon fait l’hypothèse que ce fut “pour elle, qui avait appartenu à une catégorie sociale constamment rappelée à son infériorité de se sentir supérieure à des gens plus démunis encore. Une manière de se construire une image valorisante d’elle-même, par le biais de la dévalorisation des autres”.
Ce racisme est pour lui “l’affirmation de soi comme maître et possesseur naturel d’un pays dont on revendique le bénéfice exclusif des droits qu’il accorde à ses citoyens”. Pour ces personnes “l’idée que d’ « autres » puissent profiter de ces droits – le peu que l’on a – devient insupportable dans la mesure où il apparaît qu’il faut les partager donc voir diminuer la part qui revient à chacun. C’est une affirmation de soi qui s’opère contre ceux à qui (…) on aimerait refuser les droits qu’on tente de maintenir pour soi même au moment où ils sont remis en cause par le pouvoir et par ceux qui parlent en son nom.”
La gauche radicale peut-elle récupérer ces électeurs ?
Pour l’auteur, cette situation n’a rien d’une fatalité, et l’extrême gauche pourrait tout à fait parvenir à reconquérir ces bastions perdus.
« On ne se dissocie pas aisément d’une appartenance politique dans laquelle on s’est mentalement installé depuis longtemps »
Retour à Reims (2009), Didier Eribon
Mais cela nécessitera des changements de situations importants, de nombreux évènements (grèves, mobilisations…). Il faut accepter d’emblée que cela prendra du temps : “on ne se dissocie pas aisément d’une appartenance politique dans laquelle on s’est mentalement installé depuis longtemps (…) et l’on ne se crée pas du jour au lendemain une autre appartenance, c’est-à-dire un rapport à soi et aux autres, un autre regard sur le monde, un autre discours sur les choses de la vie”
La tâche est donc de réussir à créer de nouveau des perspectives réjouissantes, mobilisatrices, tout en essayant de “neutraliser au maximum les passions négatives à l’œuvre dans le corps social”.
Cet article est le deuxième d’une série de trois par Rob Grams sur Retour à Reims de Didier Eribon

Photo de couverture : Photo de Claudio Poggio sur Unsplash
