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Quelle est la ligne politique de Frustration ?


À Frustration, on nous interroge régulièrement sur notre ligne politique. Certains estiment, par exemple, que nous ne sommes pas assez communistes ou assez radicaux, en raison du vocabulaire que nous employons ou des thèmes, parfois plus « légers », que nous abordons. D’autres nous jugent trop proches de la France insoumise, ou au contraire trop critiques envers elle, ainsi qu’envers les syndicats. Ces remarques nous ont donné envie de clarifier quelques points qui dessinent les contours de notre positionnement politique, partagé par notre équipe, même si chacun y apporte bien sûr ses nuances. 

Tout d’abord, nous sommes non seulement indépendants des partis politiques, mais nous revendiquons une distance assumée vis-à-vis d’eux. Leur fonctionnement est, par nature, guidé par des objectifs électoraux, et leurs programmes comme leurs choix d’alliances souvent très court-termistes découlent de ces impératifs. Nous saluons tout de même l’importance du travail de LFI à l’Assemblée sur de nombreux sujets (l’affaire Betharram, par exemple), ainsi que son engagement constant sur des causes pour lesquelles elle encaisse de nombreux coups, la Palestine et la lutte contre l’islamophobie en premier lieu. Mais dans le même temps, sa stratégie d’alliances à géométrie variable selon les scrutins (alliée au Parti socialiste aux législatives, isolée à d’autres élections) nous semble dévastatrice. L’autonomie vis-à-vis des forces politiques qui ont précédemment si mal gouverné le pays nous paraît indispensable. Par ailleurs, nous n’hésitons pas à mettre en avant les idées de certains partis anticapitalistes. Notre longue interview d’Olivier Besancenot (NPA) dans notre dernier numéro annuel ou encore nos collaborations ponctuelles avec Révolution Permanente en témoignent. Nous nous qualifions parfois de “gauche”, mais surtout par défaut, car il est difficile d’échapper complètement à cette étiquette. En réalité, nous sommes avant tout anticapitalistes et conscients que ce terme de “gauche” regroupe le plus souvent des positions contradictoires. D’ailleurs, l’idée d’une unité de la gauche relève pour nous surtout d’une illusion électorale.

Illustration Laurie-Anne Poquet

Plus fondamentalement, nous considérons qu’il n’existe pas de véritable issue électorale dans la période politique actuelle. Vu l’état du rapport de force, il paraît peu probable qu’un parti porteur d’un projet de transformation sociale puisse gagner un second tour de présidentielle et, en plus, obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Et même dans ce scénario improbable, le Sénat bloquerait tout programme contraire au cadre européen, qui empêche déjà la mise en œuvre de réformes réellement progressistes. Bien sûr, il reste indispensable que des partis en rupture avec le néolibéralisme tentent d’imposer d’autres orientations. Mais ce n’est pas, selon nous, le cœur du problème, même si les élections obsèdent la plupart des médias. Pour nous, l’essentiel se situe ailleurs : dans la réappropriation du quotidien par la population elle-même, dans les entreprises comme dans les villes. Ce sont les luttes concrètes, entreprise par entreprise, quartier par quartier, qui peuvent un jour produire un véritable basculement. Les institutions électorales bourgeoises sont conçues pour ne permettre que l’application de programmes conformes aux intérêts dominants. Elles n’accoucheront donc jamais miraculeusement d’une révolution « citoyenne » renversant la constitution qui les fait vivre. Bien sûr, nous préférons quelques avancées sociales marginales à des réformes qui démantèlent nos droits. Il vaut mieux une taxe Zucman que l’absence totale d’ISF. Mais est-ce que cela transformerait réellement notre quotidien ? Nous ne le pensons pas.

Nous n’hésitons pas non plus à critiquer les stratégies des centrales syndicales. Leur routine, leur inscription dans le « dialogue social » institué par le pouvoir et le patronat, les empêchent souvent d’être les points d’appui que nous souhaiterions, rôle qu’ont su jouer, par exemple, les Gilets jaunes en 2018-2019. Pour autant, nous ne considérons ni que le combat syndical serait archaïque, ni qu’il serait dépassé par les mobilisations qui émergent en dehors de l’entreprise. Au sein du monde du travail, c’est bel et bien l’engagement des syndicalistes qui permet d’arracher des avancées et de protéger les salariés contre l’arbitraire patronal. Nous faisons donc la distinction entre la faiblesse des appareils bureaucratisés et la sincérité des militants qui consacrent une part importante de leur vie à la lutte. 

Actualiser la lutte des classes et nommer la bourgeoisie

Notre objectif est de proposer des grilles de lecture de la réalité qui permettent, au travail, dans la vie quotidienne, vis-à-vis des médias et de la politique, de comprendre cette réalité et d’identifier des leviers pour agir sur le cours des choses. Nous ne sommes pas les seuls à poursuivre cet objectif : au cours de la dernière décennie, les pensées antiracistes et féministes sont vraiment parvenues à réactualiser ou fonder des théories critiques de la réalité qui ont produit des effets concrets sur la vie des gens. De notre côté, nous nous inscrivons dans ces traditions mais nous avons consacré toute une partie de notre énergie à réhabiliter et réactualiser la lutte des classes, notion qui avait été enterrée depuis les années 1980 par une intense contre-révolution politique et intellectuelle. Par lutte des classes nous entendons l’antagonisme d’intérêts entre la bourgeoisie – qui est la classe qui possède les moyens de production et qui contrôle l’État via ses représentants – et les autres classes sociales, que l’on nomme classes laborieuses au pluriel, mais que l’on découpe aussi parfois en classe moyenne et classe populaire – au sein duquel on trouve la classe ouvrière.

Illustration Laurie-Anne Poquet

La bourgeoisie est une classe dont nous cherchons à identifier les membres et décrire le fonctionnement depuis que le magazine a été créé. Cette bourgeoisie, qui peut compter sur les relais politiques idéologiques que sont la sous-bourgeoisie (qui comporte les journalistes puissants, les intellectuels de cour et les cadres supérieurs en entreprise) et la petite bourgeoisie (le petit patronat et les professions libérales), est une classe qui a les idées de ses intérêts : nous avons la conviction qu’il est donc impossible de lui faire changer de point de vue en la sollicitant via des pétitions, en quémandant sa mansuétude lors de manifestations pacifistes, en attendant d’elle qu’elle respecte le mandat que l’on croit accorder aux gouvernements successifs par les urnes. Il nous semble que comprendre la façon dont fonctionne la bourgeoisie doit nous pousser à sortir des réflexes vains que sont le “dialogue social”, les grandes concertations, la foi excessive dans des institutions dont elle est largement à l’origine. 

Vivre sans domination 

Au cœur de nos convictions se trouve l’idée que l’égalité et l’autonomie sont indissociables. Trop souvent, les traditions de gauche ont voulu résoudre les injustices sociales principalement par un renforcement de l’État, comme si l’émancipation consistait seulement à substituer une tutelle publique à une tutelle patronale. Notre expérience, nos parcours professionnels, nos rencontres et nos lectures nous conduisent à défendre une position différente : nous voulons une société où chacun puisse vivre sans domination, sans chefferie inutile, sans subordination humiliante, qu’elle soit économique, administrative ou politique. L’égalité n’a de sens pour nous que si elle s’accompagne d’un pouvoir réel des individus et des collectifs sur leur propre existence. Cette conviction est née de ce que nous avons vécu : des années dans des entreprises privées ou dans des groupes parlementaires, dans les deux cas au contact direct des hiérarchies absurdes et du management infantilisant. Nous avons vu ce que signifie être dépendant du bon vouloir d’un chef. Nous avons aussi vu celles et ceux qui cherchent l’indépendance, en particulier par le statut d’auto-entrepreneur, malgré la précarité, non pas par adhésion au capitalisme, mais par désir d’autonomie. 

Notre ligne éditoriale part donc d’une idée simple : pour qu’une transformation sociale soit désirable, elle doit être radicalement démocratique et, pour cela, partir des individus et des collectifs. Nous nous éloignons naturellement des visions autoritaires de l’émancipation et de ce fait des idéologies qui visent à défendre le bilan des régimes totalitaires, quels qu’ils soient. Nous nous tenons également à distance des discours de gauche qui continuent de fantasmer l’État comme solution unique, et qui peinent à comprendre que pour beaucoup, le problème n’est pas seulement l’injustice matérielle, un problème de redistribution ou de partage des richesses, mais aussi la domination quotidienne exercée sur le travail, les corps et les vies. Nous ne considérons pas que la République, même dite “sociale”, soit en elle-même une solution. Par exemple, notre préférence va aux Communards davantage qu’au Front populaire : parce que la Commune fut une tentative d’autogestion et de démocratie directe, tandis que le Front populaire s’inscrit pleinement dans la logique étatique, parlementaire et réformiste qui permet au capitalisme de se maintenir en vie. C’est dans la filiation de la Commune que nous nous reconnaissons, sans pour autant minimiser les conquêtes sociales que le gouvernement de 1936 a dû accorder sous la pression des luttes. Nous n’avons pas besoin de politiciens prétendant être le nouveau front populaire ou le nouveau CNR. Nous avons besoin de refaire la Commune de Paris et ses suites : le Turin des années 1920, la Catalogne révolutionnaire des années 1930, les cordons sanitaires du Chili des années 1970. 

Vers l’émancipation totale 

Notre défense de l’autonomie individuelle va de pair avec un autre choix stratégique : nous ne parlons pas à un entre-soi militant, nous souhaitons contribuer à former un camp majoritaire contre la classe dominante. Pour rassembler ce camp, nous pensons qu’il faut rompre avec les réflexes esthétiques, universitaires ou institutionnels qui cloisonnent la critique sociale. Il faut parler clairement, nommer les choses sans avoir besoin d’utiliser un vocabulaire militant pour s’auto-légitimer. La lutte des classes n’est pas une métaphore : elle structure la vie quotidienne, les salaires, les loyers, les horaires, les humiliations, les perspectives d’avenir. Notre travail politique vise à politiser ce qui est présenté comme « normal », avec les mots de tout le monde et sur l’ensemble des sujets, des divertissements, des passions qui structurent nos vies. Au-delà de nos idées, qui sont développées dans nos articles, éditos et ouvrages, nous accueillons à Frustration les différentes tendances de l’anticapitalisme que ce soit, par exemple, à travers des recensions ou des interviews (marxisme, trotskysme, décoloniaux, féministes, anarchisme, autonomes, etc.). Nous ne prétendons pas avoir un avis sur tout, une ligne politique parfaitement précise à décliner sur tous les sujets, car nous restons un média et non un parti politique. 

Pour résumer, notre ligne politique est inséparable d’un horizon d’émancipation totale. Nous voulons une société sans classes, débarrassée des hiérarchies inutiles, où la richesse produite collectivement est administrée démocratiquement, où la liberté individuelle ne se paie ni de misère ni de soumission. Mais nous ne considérons pas que la classe sociale définisse pleinement l’individu et les oppressions qu’il subit. Nous plaçons les combats antiracistes, anticolonialistes, féministes sur le même plan que le combat du travail contre le capital. Cet horizon n’a rien d’abstrait : il se construit dans les rapports de force, dans la grève, le blocage, la désobéissance, dans toutes les formes de résistance concrète à la domination. Nous ne croyons ni aux messies politiques, ni aux solutions purement techniques. Nous croyons aux majorités sociales capables de s’organiser, de se défendre, de reprendre ce qui leur appartient. À Frustration, nous voulons l’égalité, mais pas au prix de la liberté. Nous assumons la conflictualité, mais sans chercher à remplacer une domination par une autre. Nous voulons la révolution, mais une révolution démocratique, anti-autoritaire et vivable. 

Illustration de couverture : Antoine Glorieux

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Guillaume Étievant
Guillaume Étievant
Responsable éditorial
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