Pourquoi l’obsession des élections nous empêche de (les) gagner

Les nouvelles qui nous parviennent d’Allemagne sont mauvaises et inquiétantes. La droite hyper dure a remporté les élections, les néo-nazis de l’AFD ont fait 20%, la gauche libérale se maintient à des bons scores. Alors que l’urgence devrait être de réfléchir à comment s’organiser rapidement, à savoir comment bloquer matériellement les politiques racistes et de destruction des conditions de travail, des images étranges nous sont parvenues. Celles des cadres et des militants du parti de gauche Die Linke, équivalent allemand de la France Insoumise (pour le dire rapidement), hurlant de joie à l’annonce des résultats… alors que ce parti a fait 9%.
En France, où la résurgence du nazisme en Allemagne a tendance à un peu inquiéter, car elle ne rappelle pas des super souvenirs, les réactions ne sont pas aussi dithyrambiques mais certaines sont en partie similaires : “quand même ils ont triplé leur score !” “faut quand même se réjouir de ces victoires !”, sans visiblement voir ce qu’il peut y avoir d’indécent là-dedans.
C’est que notre gauche est atteinte d’une maladie, qu’on retrouve un peu partout dans le monde, celle de l’hyper-électoralisme qui consiste à ne pas voir l’élection comme un outil et un terrain de luttes parmi d’autres, mais plutôt comme une finalité absolue et même détachée du reste, comme une sphère séparée. Si bien que l’analyse d’une élection aussi grave finit par ressembler à du commentaire sportif, où on analyse les dynamiques, les scores… plutôt que de se demander quelle est la conséquence réelle de l’élection. Ici le motif de réjouissance n’est pas que Die Linke sera en mesure de bloquer quoi que ce soit, mais que le parti va avoir… des élus, comme si cela était une fin en soi qui ne méritait même plus d’être interrogée.
Le problème de tout cela, c’ est que l’hyper électoralisme n’est pas neutre : il ne vient pas s’ajouter, en complément, à une stratégie globale de luttes, il biaise profondément l’analyse du réel et limite radicalement les tactiques et les réflexions.
Pourquoi la gauche électorale suscite de l’espoir
C’est un fait : des partis comme Die Linke ou La France Insoumise suscitent de l’espoir chez de nombreuses personnes. Cela se justifie à plein d’endroits et il ne s’agit pas de tomber dans un purisme révolutionnaire aussi agaçant qu’inopérant.
La France insoumise par exemple, et avant elle le Front de gauche en 2012, a participé à recréer de la conscience de classe, à politiser, notamment des jeunes, a permis à un courant de la gauche, plus radical que le Parti socialiste, d’exister, de survivre puis de gagner en hégémonie au sein de la gauche, alors qu’il avait largement disparu dans de nombreux autres pays européens à force de compromissions. LFI a permis de décomplexer certains discours de gauche, comme elle continue à le faire aujourd’hui, par exemple, sur la Palestine, l’antiracisme, la critique de la police ou des médias.
La famille Le Pen construit patiemment son hégémonie depuis une trentaine d’années et toutes choses égales par ailleurs, la progression du mouvement mélenchoniste est en réalité beaucoup plus fulgurante
Sur la plan électoral, La France Insoumise progresse de manière constante à chaque élection, alors même qu’à chaque fois les éditocrates et les leaders de la gauche 2% nous expliquent que Mélenchon est, cette fois, “vraiment fini” et qu’ “il ne peut pas gagner”.
Dans les faits, Mélenchon a fait 11% en 2012, environ 20% en 2017, puis environ 22% en 2022. Chaque fois les sondages l’ont largement sous-estimé, chaque fois il avait en face de lui de nombreux autres candidates et candidats de gauche lui faisant concurrence.
Dans les autres scrutins, LFI progresse également, passant aux européennes de 6% en 2019 à environ 10% en 2024. C’est ce qui laisse penser à certaines et certains que si cette progression se poursuit, ce sera un jour le tour de LFI. Après tout, la famille Le Pen construit patiemment son hégémonie depuis une trentaine d’années et toutes choses égales par ailleurs la progression du mouvement mélenchoniste est en réalité beaucoup plus fulgurante.
Le problème est qu’il s’agit d’une lecture essentiellement électorale de la politique.
Que pourrait faire la gauche si elle gagnait les élections ?
La gauche électorale cherche à rendre le capitalisme français plus vivable pour les travailleuses et les travailleurs, pour les minorités, ainsi que changer l’orientation internationale du pays (sans remettre en cause les structures de l’impérialisme). L’argument qui consiste à dire qu’on n’a pas le luxe de refuser ces potentiels conquis sociaux au nom d’on ne sait quel idéal est tout à fait entendable. Mais la question de la radicalité n’est pas qu’une affaire de goûts ou de posture, c’est aussi, justement, une analyse de ce qui est possible ou non.
La question de la radicalité n’est pas qu’une affaire de goûts ou de posture, c’est aussi, justement, une analyse de ce qui est possible ou non.
Pour qu’une victoire électorale ait un intérêt il faut soit croire qu’un compromis est toujours possible (quand tout semble démontrer le contraire), soit penser que la recherche d’un compromis implique justement, par nécessité, de choisir entre la rupture et la capitulation (la leçon de la Grèce de Syriza), auquel cas une opportunité serait possible (avec une prise de risque, celui d’un découragement total en cas de “trahison”).
Sans avoir la prétention d’apporter une réponse définitive à la première hypothèse, nous sommes bien obligés de partager nos craintes quant à la deuxième. En réaction à notre article sur Mitterrand, un candidat de gauche à la présidentielle avait commenté par des propos qui nous ont paru inquiétants : “Vous ne comprenez rien aux rapports de force de l’époque”. Mais si les rapports de force de l’époque de Mitterrand qui, avec l’Union soviétique, un Parti communiste à 15% et pas encore d’Union européenne, étaient infiniment plus favorables, ont tout de même contraint au “tournant libéral”, qu’est-ce que l’on pourrait bien obtenir aujourd’hui ?
La gauche a peu de chance de gagner les élections
La difficulté à répondre directement à la question est qu’en l’état, à l’instant t, une victoire électorale est assez improbable.
Au-delà du déchaînement politique, médiatique, judiciaire contre ces formations politiques, qui porte, malgré tout, ses fruits, la victoire de la gauche à la présidentielle n’est envisageable que dans le cas d’un duel avec Le Pen. Pour le moment tout laisse penser (les dynamiques électorales, l’agenda médiatique, les victoires idéologiques dans le monde entier, le soutien du grand capital, la mise en place d’un barrage républicain anti-FI avec le RN par la droite et de larges pans du centre) que dans cette situation, ce serait l’extrême droite qui l’emporterait.
C’est considérer l’élection comme le centre de gravité politique qui est impuissantant et source de nombreuses et régulières déceptions. Répéter en boucle que tout se joue au niveau des élections mais constater inlassablement qu’une machine bien rodée rend ces élections ingagnables (y compris quand la gauche arrive en tête comme aux dernières législatives), on peut difficilement imaginer plus désespérant
Si jamais, contre toute attente, le barrage fonctionnait encore une fois – ce qui impliquerait qu’il ait été autre chose qu’une manœuvre du camp libéral pour se faire réélire facilement, et qu’une grosse partie de la droite et du centre votent pour ce qu’ils qualifient à longueur de journée “d’extrême gauche” “antisémite” et contre un parti d’extrême droite avec qui ils partagent l’essentiel – il serait encore plus improbable que la gauche obtienne une majorité à l’Assemblée lors des élections législatives qui suivraient. Elle devrait donc soit composer des alliances lunaires lui enlevant toute marge de manœuvre réelle, soit subir une cohabitation.
Cette analyse un peu rude n’a pas pour vocation de renforcer le sentiment d’impuissance, déjà fort dans notre camp, de rabâcher que “rien n’est plus possible” et que “tout est perdu d’avance”, mais au contraire de souligner que c’est justement considérer l’élection comme le centre de gravité politique qui est impuissantant et source de nombreuses et régulières déceptions. Répéter en boucle que tout se joue au niveau des élections mais constater inlassablement qu’une machine bien rodée rend ces élections ingagnables (y compris quand la gauche arrive en tête comme aux dernières législatives), on peut difficilement imaginer plus désespérant.
L’élection suscite trop d’espoir : c’est la mobilisation qui amène, éventuellement, aux victoires électorales et non l’inverse
En effet, une grande partie de la gauche européenne a une vision très institutionnelle et représentative de l’action politique. C’est le champ dans lequel elle concentre l’essentiel de ses efforts. Ces mouvements semblent considérer que tout se joue dans l’élection présidentielle et uniquement là. À chaque crise, cette gauche se donne comme perspective la prochaine échéance électorale, comme elle l’a fait en France au moment du mouvement contre la réforme des retraites.
L’extrême droite, ce n’est pas la victoire électorale du RN, c’est un ensemble de pratiques réelles du pouvoir et un corpus idéologique. De la même façon, son hégémonie ne se construit pas un jour de mai une fois tous les cinq ans, c’est un processus continu qui invite à une résistance permanente. L’élection de Marine Le Pen n’en serait que l’aboutissement, la sanction institutionnelle.
Penser l’élection comme un moment séparé qui créerait de lui-même les dynamiques politiques, où chaque citoyen retrouverait une virginité idéologique et ferait un choix éclairé au sein d’une large offre politique sur la base de programmes lus avec attention et indépendamment des tendances lourdes de la période, est une fiction à l’origine de nombreuses erreurs. C’est d’ailleurs cette erreur analytique qui, selon nous, a créé les nombreux malentendus autour de nos articles sur le barrage à l’extrême droite. Pour nous, l’extrême droite, ce n’est pas la victoire électorale du RN, c’est un ensemble de pratiques réelles du pouvoir et un corpus idéologique. De la même façon, son hégémonie ne se construit pas un jour de mai une fois tous les cinq ans, c’est un processus continu qui invite à une résistance permanente. L’élection de Marine Le Pen n’en serait que l’aboutissement, la sanction institutionnelle. Cela ne veut pas dire que ça ne vaut pas le coup de “tenter le tout pour le tout” en faisant barrage avec un vote, mais simplement que ce n’est pas un vote, le moment de l’élection, qui construit une contre-hégémonie. Pour le dire plus simplement : les élections sont le plus souvent des caisses enregistreuses de dynamiques politiques et de classe plutôt qu’elles ne les créent de toute pièce.
Pour autant les élections entretiennent avec les dynamiques politiques de fond un rapport dialectique. Si elles ne les créent pas entièrement, elles peuvent, par l’incarnation, une stratégie efficace, de la propagande, y contribuer, s’y insérer, les accompagner ou les récupérer. Une campagne électorale, sur un terrain bien préparé et mature, peut contribuer à accroître le mouvement existant. Elle n’est pas entièrement neutre.
Pour gagner d’une part, et obtenir des résultats d’autre part, la gauche de rupture a besoin d’une mobilisation en mesure de créer des contre-hégémonies, car son programme s’en prend, même modérément, à la classe dominante.
Toutefois ce rapport dialectique n’est pas égal selon les formations et objectifs politiques. Un mouvement comme le RN, dont l’objectif n’est pas révolutionnaire (c’est peut-être ce qui le distingue d’ailleurs du fascisme stricto sensu) mais d’accompagner et de renforcer le capitalisme autoritaire, colonial, raciste et policier existant, n’a pas besoin pour l’emporter d’un mouvement de masse pour le soutenir. Celui-ci a déjà réussi à obtenir un soutien suffisant de la classe dominante, via plusieurs milliardaires, des médias puissants, une partie de la haute fonction publique, des cadres d’autres partis politiques…
En revanche, pour gagner d’une part, et obtenir des résultats d’autre part, la gauche de rupture a besoin d’une mobilisation en mesure de créer des contre-hégémonies, car son programme s’en prend, même modérément, à la classe dominante.
On privilégie des gains électoraux médiocres mais immédiats à des avancées réelles dans la conscientisation et l’organisation.
En fait, nous revenons à la fameuse thèse qu’il faudrait simultanément “la pression de la rue” avec “un gouvernement progressiste”. Cette thèse a une part de justesse mais est quelque peu déformée par les électoralistes qui en confondent l’ordre et la hiérarchie. En effet, imaginer qu’après des élections qui amèneraient un candidat de la gauche radicale à la victoire juste par le pouvoir de sa gouaille et de sa rhétorique – grande illusion du spectacle électoral – des gens descendraient subitement en masse dans les rues pour crier “vive le gouvernement !” ou “applique ton programme !” est un petit peu absurde. En réalité, cela n’a de sens que, précisément, si les gens sont déjà en masse dans la rue, les entreprises déjà en grève et occupées. Un gouvernement de gauche qui arrive au pouvoir dans ce contexte subit une pression très intense mais dispose aussi de marges de manœuvre plus importantes.
Si l’on envisage la politique avant tout depuis une perspective électorale c’est toute l’analyse et toute la stratégie qui s’en trouvent changées. Plutôt que de se concentrer sur les problèmes d’organisation qu’il y a eu lors des derniers mouvements sociaux d’importance (Gilets jaunes et réforme des retraites), on va plutôt se lancer dans des calculs de boutiquiers sur les parts de marché du corps électoral, penser que le problème vient non pas du fait que la gauche est minoritaire mais du fait qu’elle est divisée. Si on pense que Mélenchon et la gauche peuvent gagner électoralement dans les prochains mois, on va donc promouvoir des alliances contre-nature avec le PS, le PCF et les Ecologistes (NUPES puis Front Populaire) sans voir que, précisément, cela nuit au travail lent et ingrat d’hégémonisation globale de la gauche, en étant source de compromissions et de confusions, et sans pour autant, d’ailleurs, parvenir à gagner les élections. On privilégie des gains électoraux médiocres mais immédiats à des avancées réelles dans la conscientisation et l’organisation.
Un parti peut-il être autre chose qu’hyper-électoraliste ? (Oui)
Si les militantes et militants de tous ces partis sont évidemment présentes et présents dans les luttes, les directions des mouvements sont souvent obnubilées par l’élection présidentielle. Les députés, quant à elles et eux, sont, comme les autres, concentrés sur leur réélection plutôt qu’occupés à déconstruire les illusions de l’électoralisme depuis l’institution électorale (ce qui ne serait pourtant pas inutile).
Le militantisme dans les partis politiques électoraux consiste souvent à gonfler les égos déjà boursouflés d’élus surpayés qui deviennent convaincus de leur importance, de représenter quelque chose, d’agir quand ils ne font qu’incarner à la manière d’actrices et d’acteurs, et travailler à la reconduction du dispositif électoral.
Un parti peut pourtant être autre chose ou plus qu’un parti électoral. Il peut tenter une implémentation réelle dans le monde du travail, dans les campagnes, dans les quartiers populaires. Tout en participant aux élections, il peut les considérer comme un outil parmi d’autres – et pas forcément le plus efficace – de la lutte des classes et des autres luttes. Cela implique un champ d’actions militantes beaucoup plus étendu que ce qu’il est aujourd’hui – mais par ailleurs beaucoup plus intéressant, le militantisme dans les partis politiques électoraux consistant souvent à gonfler les égos déjà boursouflés d’élus surpayés qui deviennent convaincus de leur importance, de représenter quelque chose, d’agir quand ils ne font qu’incarner à la manière d’actrices et d’acteurs, et travailler à la reconduction du dispositif électoral.
Il y a des milliers de choses qu’un parti qui ne soit pas obsédé par les élections peut mettre en place et qui lui permettraient d’agir sur le réel et d’avoir un impact plus décisif au sein des luttes, plutôt que de tracter et boiter sur la tronche de premier de la classe du premier notable un peu arriviste du coin. Par exemple organiser des maraudes, des cantines populaires, des aides juridiques et administratives, des activités sportives et de loisirs, des bibliothèques solidaires… En bref, être un mouvement qui prétende dès maintenant à l’(auto)organisation et à la solidarité de classe.
Il y a des milliers de choses qu’un parti qui ne soit pas obsédé par les élections peut mettre en place et qui lui permettraient d’agir sur le réel et d’avoir un impact plus décisif au sein des luttes, plutôt que de tracter et boiter sur la tronche de premier de la classe du premier notable un peu arriviste du coin.
Pour le dire aussi simplement que possible : pour qu’un parti comme LFI ou Die Linke gagne un jour les élections, et pour que cette victoire serve à quelque chose, le moyen le plus sûr est que ces derniers arrêtent d’être obsédés par l’idée de les gagner.
Bien sûr, contrairement à ce que semble parfois suggérer une partie de l’extrême gauche, on ne peut pas expliquer toutes les difficultés à mobiliser et conscientiser uniquement par l’obsession représentative de partis comme la France insoumise. Cela serait même un peu ridicule : la précarisation, l’éclatement des collectifs de travail, les “trahisons” répétées de la gauche politique et syndicale, un perfectionnement et un renforcement des politiques et du logiciel néolibéral sont des motifs autrement plus sérieux et déterminants. Mais disons avec elle que cela n’aide pas beaucoup.
L’électoralisme crée des contradictions
On la dit, sur nombre de points, ces partis de gauche font “du bon travail”. La France insoumise, pour parler du cas français, tient des discours difficiles dans des médias extrêmement hostiles sans se vautrer devant les injonctions réactionnaires comme le reste des partis de la gauche politique, notamment sur la Palestine. Elle parvient aussi à organiser des manifestations et des mobilisations avec une participation conséquente. Sur le plan électoral, on l’a dit aussi, le parti progresse de manière continue.
La France insoumise, pour parler du cas français, tient des discours difficiles dans des médias extrêmement hostiles sans se vautrer devant les injonctions réactionnaires comme le reste des partis de la gauche politique, notamment sur la Palestine
Mais l’obsession électorale crée des problèmes structuraux. Cette obsession convainc beaucoup de celles et ceux qui la partagent que tous les moyens sont bons pour cette fin suprême (voir son favori devenir Président). Elle promeut des individus, souvent des professionnels de la politique ou aspirants et aspirantes à l’être, dans des situations de pouvoir, avec des revenus très importants, ce qui est extrêmement propice aux abus et au déclenchement de délires égotiques – ceux et celles-là devenant persuadés que leur reconduction ad vitam æternam est nécessaire non pas pour elles et eux, mais pour l’intérêt général.
Il n’y a pas à attendre d’élus de gauche une perfection morale individuelle, qu’ils ou elles flottent au-dessus des rapports sociaux existants. Si nous vivons dans une société sexiste, il y aura des comportements sexistes y compris dans les formations qui prétendent lutter contre. Toutefois, par les effets corporatistes qu’elle implique, par les profils spécifiques qu’elle attire et qu’elle fait émerger, par la personnalisation à outrance, par sa vocation à intégrer des institutions qu’elle devrait avoir à cœur de détruire, la surfocalisation de la gauche de rupture sur la question électorale produit sans cesse des contextes propices à la reconduction, voire à l’amplification de rapports de domination et de violence qu’elle souhaite et prétend combattre.
Par les effets corporatistes qu’elle implique, par les profils spécifiques qu’elle attire et qu’elle fait émerger, par la personnalisation à outrance, par sa vocation à intégrer des institutions qu’elle devrait avoir à cœur de détruire, la surfocalisation de la gauche de rupture sur la question électorale produit sans cesse des contextes propices à la reconduction voire à l’amplification de rapports de domination et de violence qu’elle souhaite et prétend combattre.
Il est logique et normal de juger un mouvement à ce qu’il fait réellement. Quand un député va dans les médias ou dans un rassemblement discourir sur la violence au travail, cela ne change à peu près rien pour les travailleuses et les travailleurs et reste dans la sphère de la représentation et du spectacle. En revanche, si lui-même maltraite ses salariés, cela a un effet réel, immédiat. Or la gauche, y compris de rupture, n’échappe pas à ce que l’on voit dans les autres partis : multiples affaires de violations du droit du travail, affaires de violences sexistes et/ou sexuelles, ou de comportements extrêmement inappropriés envers les femmes, y compris dans le contexte militant, possibles détournements de fonds, etc.
Il ne s’agit pas là de problèmes spécifiques à la gauche, loin de là, mais bien de problèmes de structures. Il serait toutefois normal d’attendre de partis qui promeuvent la rupture qu’ils aient un rapport plus radical à ces structures mêmes.
Re-radicaliser les programmes ?
Au-delà de la mobilisation de larges forces sociales autour de lui, condition qui n’est pas pleinement réunie aujourd’hui, pour avoir une chance d’appliquer des mesures de redistribution, d’égalité, de mieux-vivre, un parti de gauche aurait besoin d’un programme radical.
Pour avoir un impact réel, un certain nombre de mesures sont indispensables : sortie de l’euro (et, par conséquent, éventuellement de l’Union européenne), sortie de l’OTAN, mise en place d’alliances anti-impérialistes, nationalisation d’entreprises stratégiques (transports, énergies, etc), occupations sauvages et collectivisations de beaucoup de lieux de travail et de production, constituante… Cela implique également de penser et de se préparer à des réactions d’une violence potentielle inouïe du capital, et pas seulement des capitalistes nationaux.
Il existe des tensions entre l’espoir suscité par la possibilité d’une victoire électorale et les limites structurelles de l’approche institutionnelle. La gauche de rupture en Europe est encore tributaire d’une lecture hyper-électoraliste de la politique, qui pourrait limiter sa capacité à transformer durablement les rapports de force. Comme le montre l’histoire des grandes avancées sociales, les victoires électorales ne sont jamais des fins en soi, mais des moments où des mobilisations de fond trouvent leur prolongement institutionnel.
Pour résumer, il nous semble qu’il existe des tensions entre l’espoir suscité par la possibilité d’une victoire électorale et les limites structurelles de l’approche institutionnelle. La gauche de rupture en Europe est encore tributaire d’une lecture hyper-électoraliste de la politique, qui pourrait limiter sa capacité à transformer durablement les rapports de force. Comme le montre l’histoire des grandes avancées sociales, les victoires électorales ne sont jamais des fins en soi, mais des moments où des mobilisations de fond trouvent leur prolongement institutionnel. Notre camp devra donc, pour réussir, s’appuyer non seulement sur ces forces mais aussi sur une dynamique collective plus large, où les luttes sociales, écologiques et antiracistes se rencontrent pour construire un véritable contre-pouvoir populaire.
Dans ce contexte, le défi ne réside pas uniquement dans la conquête du pouvoir mais aussi dans la capacité à inventer de nouvelles formes de mobilisation et à créer des résistances et solidarités durables.
