Prétention à l’objectivité du journalisme français : ça suffit !

Dans un café du quartier des ministères, Patrick Cohen (France Inter), Thomas Legrand (Libération), Luc Broussy et Pierre Jouvet, responsables socialistes, font de la stratégie électorale autour d’un expresso, se lâchent sur Rachida Dati et évoquent un soutien à Raphaël Glucksmann pour 2027. La vidéo, publiée par le magazine d’extrême droite identitaire L’Incorrect, n’est pas spectaculaire en soi, mais elle est révélatrice d’une hypocrisie journalistique à la française. Elle met au jour ce que beaucoup savent déjà : les journalistes politiques français ne sont pas des arbitres neutres, ils sont des acteurs du champ politique, proches des élites, qui subissent des biais politiques, sociaux et raciaux tout en prétendant porter une « objectivité » journalistique.
Le problème n’est donc pas que Cohen ou Legrand aient une préférence pour Glucksmann. Le problème, c’est qu’ils font mine de n’en avoir aucune !
Le journalisme français s’est bâti sur ce mythe : celui d’une objectivité quasi scientifique. Le journaliste, dit-on, « relate les faits », sans parti-pris. Cette fiction, héritée de l’universalisme républicain, est brandie comme un étendard de professionnalisme. Mais comme l’ont montré par exemple les sociologues Pierre Bourdieu et Patrick Champagne, cette neutralité est un masque. Les journalistes politiques évoluent dans les mêmes cercles que les élus, fréquentent les mêmes grandes écoles, partagent les mêmes habitus bourgeois et parisiens. Ce n’est pas de l’objectivité : c’est un point de vue situé, celui d’une classe sociale dominante qui a réussi à imposer son regard comme « neutre ». Le problème n’est donc pas que Cohen ou Legrand aient une préférence pour Glucksmann. Le problème, c’est qu’ils font mine de n’en avoir aucune !
Des modèles médiatiques d’exercice du journalisme
Le journalisme français n’a pas toujours fonctionné ainsi. Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, la presse était fondamentalement une presse d’opinion. Chaque quotidien affichait clairement sa couleur politique : L’Humanité pour les communistes, L’Aurore à droite, La Croix pour les catholiques, Le Populaire pour les socialistes. Lire un journal, c’était choisir une vision du monde et se confronter à d’autres. Cette pluralité assumée permettait au lecteur de savoir qui lui parlait et d’où. Le débat public était plus frontal, plus conflictuel, mais aussi plus transparent. C’est dans l’après-guerre, avec la professionnalisation du journalisme et la montée de l’ORTF comme appareil d’État, qu’a triomphé l’idée d’une presse au-dessus des partis, qui se veut neutre. Mais derrière ce vernis d’objectivité, c’est surtout la voix des classes dominantes qui s’est imposée comme ligne éditoriale par défaut.
Les chercheurs Daniel Hallin et Paolo Mancini, dans Comparing Media Systems (2004), distinguent trois grands modèles. La France appartient désormais au modèle « pluraliste polarisé » : une presse historiquement politisée, très liée à l’État, mais qui, paradoxalement, revendique aujourd’hui une impossible objectivité. À l’inverse, le monde anglo-saxon fonctionne selon un modèle « libéral ». Les journaux y assument clairement leur ligne: The Guardian est au centre-gauche, The Daily Telegraph à droite, Fox News est républicain, MSNBC démocrate. Comme le dit Jay Rosen, universitaire spécialisé en journalisme à l’Université de New York, « mieux vaut afficher ses biais que prétendre ne pas en avoir car c’est plus facile pour les gens de vous croire ». De son côté, le modèle libéral anglo-saxon produit ses propres dérives, notamment une polarisation extrême, mais au moins, le public sait qui lui parle. En France, l’illusion de neutralité produit au contraire une défiance croissante.
Quand la presse parle au nom des dominants
Cette défiance, les classes populaires la connaissent bien. Pendant le mouvement des Gilets jaunes, les éditorialistes expliquaient que les ronds-points étaient le théâtre de la « déraison », que la colère des gueux menaçait la République. Pendant que des familles tenaient tête au froid et aux fins de mois impossibles, sur les plateaux télé on s’inquiétait du prix des radars détruits et des violences contre la police. Pendant les révoltes urbaines suivant le meurtre de Nahel par un policier, nous avons entendu les médias dominants produire une injonction permanente au calme, avec un cadrage sur la violence dans les banlieues plutôt que sur les violences policières ou encore l’islamophobie et le racisme dans la police, désormais largement documentée. Ce décalage n’est pas un accident : il est le produit d’une homogénéité sociale des rédactions. Comme le rappelle le sociologue Erik Neveu, la profession journalistique recrute massivement parmi les classes moyennes et supérieures, par conséquent, les sujets et les angles reflètent la vision du monde de ces milieux, pas celle des classes populaires. Autrement dit : la prétendue objectivité journalistique n’est rien d’autre qu’une domination symbolique qui correspond, en réalité, à se positionner au centre de l’échiquier politique, quel que soit le degré de radicalisation de celui-ci.
La profession journalistique recrute massivement parmi les classes moyennes et supérieures, par conséquent, les sujets et les angles reflètent la vision du monde de ces milieux, pas celle des classes populaires.
Ce cadrage ne se limite pas aux intérêts de classes : il s’ajoute à un biais racial, particulièrement visible dans la différence de traitement entre la guerre en Ukraine et le génocide en cours à Gaza. Quand Moscou bombarde Kiev, les éditorialistes dénoncent sans détour l’agression et se mobilisent pour soutenir la résistance ukrainienne. Mais quand Israël bombarde Gaza, détruit ses infrastructures vitales et tue des milliers de civils, le ton change et les victimes palestiniennes deviennent vite des « dommages collatéraux ». Cette dissymétrie s’explique aussi par l’entre-soi blanc et bourgeois qui domine les plateaux télé : l’Ukraine est perçue comme une nation “semblable”, européenne, tandis que Gaza est reléguée à un ailleurs arabe et musulman, donc moins digne d’empathie. Dans cette hiérarchie racialisée des vies, certaines valent plus que d’autres. Lors d’une émission des Grandes Gueules sur RMC, le 1er mars 2022, l’animateur Olivier Truchot explique ainsi l’accueil enthousiaste en France des réfugié·es venant d’Ukraine par le fait que les « Ukrainiens ressemblent aux Français, ils conduisent les mêmes voitures. Ce n’est pas comme avec un Afghan ».
Certains médias français rompent avec cette hypocrisie. Le Média TV, Blast, Politis, Regards ou encore Frustration assument une ligne politique claire. On peut être en désaccord frontal, mais au moins, on sait qui parle et depuis où. C’est ainsi qu’on peut faire confiance, selon Michael Schudson, historien du journalisme américain, qui affirme que la confiance ne se gagne pas par une objectivité introuvable, mais par la capacité de « rendre visibles ses propres présupposés ». En d’autres termes, la transparence n’est pas un luxe, c’est une condition pour que les journalistes soient crus. Et les chiffres confirment cette urgence : selon le Reuters Institute (2024), la France est l’un des pays où la confiance dans les médias est la plus basse d’Europe.
L’affaire Cohen-Legrand, symptôme d’un système
On comprend alors pourquoi le café Cohen-Legrand fait scandale : il ne révèle pas des opinions cachées, mais la duplicité d’un système. En coulisses, les journalistes peuvent discuter avec leurs chouchous comme des stratèges politiques puis à l’antenne, ils s’érigent en arbitres impartiaux. Ce double discours fragilise la presse car au lieu de clarifier les positions, il alimente l’idée que les journalistes « roulent pour quelqu’un » tout en le niant. Le résultat ne peut être qu’une défiance, qui se généralise de plus en plus dans la société, et qui alimente à la fois le complotisme mais aussi l’extrême droite.
La solution ne réside pas dans un fantasme d’objectivité retrouvée. Elle réside dans l’assomption claire des lignes éditoriales. Un journaliste n’est pas neutre. Il n’est jamais extérieur au monde social. Il est situé, traversé par ses intérêts et ses privilèges de race et de classe. Le nier, c’est participer à la reproduction de ces mêmes dominations. L’assumer, au contraire, c’est accepter que la presse ne soit pas un arbitre mais un acteur, et que la confrontation des visions vaille mieux que l’hypocrisie de la fausse neutralité. Si des éditorialistes comme Cohen et Legrand assument leurs préférences électorales, les écouter sur le service public ne pose plus de problèmes en soi, tant qu’il y a une confrontation à d’autres lignes politiques.
La solution ne réside pas dans un fantasme d’objectivité retrouvée. Elle réside dans l’assomption claire des lignes éditoriales.
En attendant la transparence, la vidéo du café parisien restera comme un symbole : des journalistes qui se croient au-dessus de la tambouille politique mais qui peuvent y tremper le petit doigt quand les intérêts convergent sous la protection du parapluie nucléaire de l’objectivité. Ce n’est pas tant le journalisme français qui est pourri, mais son cadrage qui refuse d’assumer ce qu’il est vraiment : un outil, qui doit assumer ses limites et ses biais, pour qu’il soit audible et que l’information qu’il fournit soit complète. Omettre ses propres biais quand on prétend informer, ce n’est pas de la malhonnêteté ni même pas un complot mais de l’incompétence, voire du mensonge.
Amine Snoussi
