Discours de Mandon : la guerre avec la Russie est-elle inévitable ?
Le 18 novembre dernier, Fabien Mandon, chef d’état-major des armées, c’est-à-dire le commandant des trois corps d’armée (Marine, Terre, Air et Espace), qui est la plus haute autorité militaire derrière le président de la République, était invité par le congrès de l’Association des maires de France, une structure centenaire qui représente et conseille les maires du pays. Il y a tenu un discours d’une trentaine de minutes dont un extrait a fait polémique : “Si notre pays flanche, a-t-il dit après avoir parlé d’une possible guerre avec la Russie en 2030, c’est parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, parce qu’il faut dire les choses, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production de défense par exemple. Si on n’est pas prêt à ça, alors on est en risque.” L’extrait a provoqué des réactions politiques négatives, d’abord à la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon estimant que Fabien Mandon outrepassait ses prérogatives en annonçant une confrontation armée à la place du président et du Parlement, tout en déniant son constat alarmiste. Sébastien Chenu, du RN, a aussi contesté sa légitimité sans entrer dans le fond du débat. La critique de la forme a aussi été celle de Marine Tondelier et du PS, tandis que le centriste Raphaël Glucksmann l’a défendu, jugeant que le chef d’état-major des armées avait raison “d’alerter la Nation”. Il s’en est également pris “aux pseudos-pacifistes” qui contestent son intervention. Depuis, Fabien Mandon a reçu l’approbation de la ministre des Armées et d’Emmanuel Macron. Dans toutes les réactions, à l’exception de celle de la France insoumise, c’est d’abord la forme, jugée maladroite, qui a été condamnée. Dans un éditorial, Le Monde déplore cette forme mais valide le fond de son intervention, car “faire de la pédagogie sur la réalité de la menace russe est une nécessité”. Libération estime que cette intervention peut favoriser “le déni ou la moquerie” et que c’est bien dommage. En dehors de l’extrait viral de son discours et sans parler de la légitimité ou non de son expression publique – qui ne fait plus tant débat depuis que Macron l’a acceptée -, que vaut, dans le fond, l’intervention de Fabien Mandon ? Ce fond correspond-il à une réalité militaire qu’il faudrait ne pas ignorer ? Faut-il effectivement nous préparer à une agression militaire russe et sacrifier beaucoup, par exemple sur le plan budgétaire, pour l’anticiper ? Ou bien s’agit-il avant tout d’un discours de propagande, c’est-à-dire qui exagère ou invente certains faits pour faire avaler la pilule d’une réalité budgétaire et politique contestable ?
1 – Au-delà du spectaculaire, que veut le chef d’état-major des armées ?
Fabien Mandon est un militaire de métier et de carrière qui défend les intérêts de l’armée dans le pays. Il en est le premier représentant auprès du gouvernement, qu’il conseille, et il en a la responsabilité opérationnelle. L’armée française compte 260 000 personnes, civils comme militaires, et elle est classée 5e au niveau mondial et 2e à l’échelle européenne, derrière la Russie. Dans de nombreux pays du monde, l’armée est une puissance politique à part entière, dont l’approbation est nécessaire pour le maintien en place d’un gouvernement, comme en témoigne le rôle joué par des officiers dans les changements politiques qui ont affecté des pays comme la Turquie (avec Mustapha Kemal Atatürk), l’Espagne (avec Francisco Franco) ou, actuellement, le Myanmar (ou Birmanie, où une junte militaire fait la pluie et le beau temps). En France, des officiers comme Bonaparte, Boulanger, Pétain ou de Gaulle ont joué des rôles politiques importants voire ont dirigé le pays : c’est un héritage lourd qui mérite de prendre des précautions, ce que la IIIe République a par exemple fait en supprimant le droit de vote des militaires en 1872… Il sera rétabli en 1944. Surnommé “la grande muette”, l’armée de conception républicaine doit rester en retrait, même dans la Constitution de la Ve République, fondée par un officier. Il n’en demeure pas moins que l’armée représente en France employeur important, un budget très conséquent pour les finances publiques et un client essentiel pour l’industrie de l’armement : c’est pour cela que l’on parle, surtout au sujet des États-Unis, du “complexe militaro-industriel”, mais cela peut s’appliquer à la France qui produit et exporte des armes, avec la bénédiction et le soutien actif de l’armée.
Invité par le congrès de l’association des maires de France, l’objectif du chef d’état-major des armées, et il ne s’en cache pas durant son discours, est d’obtenir le soutien des élus et qu’ils se fassent le relais des intérêts de l’armée parmi leurs administrés. Il vient faire du lobbying pour favoriser l’adhésion à la très forte augmentation du budget consacré aux forces armées ces dernières années : 3,5 milliards de plus en 2016 et 3 milliards en 2027, a annoncé le président de la République cet été. Tout au long de son discours, Fabien Mandon enjoint aux maires de soutenir les militaires, favoriser leur intégration dans leur commune en cas de mutation, poursuivre les cérémonies de commémoration autour des monuments aux morts et… préparer leurs administrés à une montée en puissance de l’armée, via des sacrifices nécessaires.
Surnommé “la grande muette”, l’armée de conception républicaine doit rester en retrait, même dans la Constitution de la Ve République, fondée par un officier. Il n’en demeure pas moins que l’armée représente en France employeur important, un budget très conséquent pour les finances publiques et un client essentiel pour l’industrie de l’armement : c’est pour cela qu’on parle, surtout au sujet des États-Unis, du “complexe militaro-industriel”, mais cela peut s’appliquer à la France qui produit et exporte des armes, avec la bénédiction et le soutien actif de l’armée.
Contrairement à ce qui a été parfois dit trop rapidement dans les médias et les discours politiques, il n’a pas appelé à un conflit avec la Russie : il l’a annoncé pour 2030 et développe l’idée selon laquelle, en augmentant leurs moyens militaires, le France et l’Union européenne pourront l’éviter. Ce n’est pas un discours guerrier mais c’est un discours d’escalade militaire : il demande des moyens, mais pas seulement. Le chef d’état-major demande aux maires d’encourager l’entretien d’une “force d’âme” : “Ce qu’il nous manque, et c’est là que vous avez un rôle majeur, c’est la force d’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est”, dit-il. Autrement dit, la population ne serait pas assez sensibilisée à l’importance de l’escalade militaire qu’il préconise.
La position de Fabien Mandon n’est pas isolée, il n’a pas dit des choses qu’on n’a pas déjà entendues dans le fond. Son prédécesseur, Thierry Burkhard, disait fin août dernier à Politico et Libération qu’il fallait “s’endurcir”, car « Les gouvernements et les populations sont dans une forme de déni face au niveau de violence qui règne dans le monde aujourd’hui ». Macron, lui aussi, s’inscrit depuis des années dans cet objectif de “secouer” la population française pour lui faire accepter une sorte d’état de guerre permanent, de sa métaphore guerrière pendant l’épidémie de Covid à son annonce d’un potentiel envoi de troupes françaises au sol en Ukraine en février 2024, aussitôt démenti par l’Élysée lui-même. La tonalité du discours de Fabien Mandon est cohérente avec celui du président de la République, de telle sorte que le procès en illégitimité qui lui est fait ne tient pas vraiment la route.
En revanche, il n’est pas un interlocuteur neutre, dont on devrait accepter le discours tel quel. Il représente une institution qui a intérêt à l’escalade militaire, et pas seulement pour se protéger de la menace russe : plutôt que de suspendre notre esprit critique face à ce genre de discours nous devrions interroger les intérêts de celui qui le tient. L’industrie de l’armement est un acteur puissant en France comme dans l’Union européenne, et elle profite pleinement de l’industrie militaire. On ne peut pas résumer tout ce qui nous arrive à ça mais il est important, pour appréhender un discours comme celui du chef d’état-major des armées, de ne pas le mettre de côté : la France est le deuxième pays exportateur d’armes au monde et l’armée est aussi une vitrine de son savoir-faire… au service d’intérêts privés puissants.
2 – S’agit-il d’un discours de propagande ?
Durant la trentaine de minutes que dure son discours, Fabien Mandon cherche à apparaître comme un expert. Il décrit un tableau sombre, s’en excuse, mais pousse ses interlocuteurs à accepter les choses telles qu’elles sont : il faut “dire les choses”, dit-il, la situation est “grave”, ce qui n’est pas sans rappeler la rhétorique macroniste et, avant Macron, des gouvernements successifs, pour justifier une réduction de la protection sociale et des services publics. L’idée d’un destin inéluctable qui nécessiterait, qu’on le veuille ou non, des sacrifices urgents pour y faire face, est un classique de la propagande, et de la propagande militaire en particulier. Les journalistes appellent ça un discours churchillien, du nom du Premier ministre britannique qui, au début de la Seconde Guerre mondiale, a dit au Parlement : « Je n’ai à offrir que du sang, du labeur, des larmes et de la sueur » (il reprenait lui-même une citation de l’italien Garibaldi pendant une retraite particulièrement périlleuse) : assumer le réalisme d’une situation et sa dureté, pour éviter de “faire les autruches” comme l’a dit Raphaël Glucksmann au sujet des réactions négatives face au discours de Fabien Mandon.
Le tableau décrit par Fabien Mandon est-il réaliste ? S’il l’est, il serait rationnel d’accepter ses conclusions. Mais est-ce le cas ? Revenons sur l’intégralité du discours. Le chef d’état-major des armées présente tout d’abord la France et l’UE comme des puissances neutres, passives, qui subissent des tas d’évènements problématiques, notamment l’expansionnisme des “empires”. C’est un classique de la propagande occidentale, que Rob Grams avait bien décrit dans son article sur le dernier film de Kathryn Bigelow, A House of Dynamite : les États-Unis et l’Europe sont présentés comme victimes des ambitions agressives du reste du monde à leur égard.
Ainsi, si les États-Unis se désengagent de l’Europe, explique Mandon, c’est parce qu’ils sont inquiets de la puissance de la Chine, dont il nous fait un portrait menaçant mais banal : la Chine exporterait ses produits partout dans le monde, nous utilisons les téléphones Huawei, et elle mettrait en place une “prédation” des ressources naturelles sur l’ensemble du globe… Chose que les entreprises pétrolières ou les cimentiers français, anglais ou américains ne font jamais, bien évidemment. Mais il y a un passage particulièrement propagandiste, car comportant une exagération clairement abusive, du discours de Mandon au sujet de la Chine qui mérite qu’on s’y attarde :
“Aujourd’hui, vous avez au Pentagone une horloge, visible de tous les officiers qui servent au Pentagone, qui décompte tous les jours jusqu’en 2027. Parce que pour les États-Unis, en 2027, la Chine s’empare de Taïwan et rentre dans la confrontation. Ce que je veux dire, c’est que ce ne sont pas uniquement des analyses de renseignement. Vous avez la première puissance mondiale aujourd’hui qui affiche au cœur de sa défense un horizon 2027 d’affrontement possible.”
On ne trouve pas trace de cette fameuse horloge dans la presse états-unienne, mais l’image est frappante : biberonné aux fictions hollywoodiennes mettant en scène des officiers du Pentagone (quartier général de l’armée états-unienne) à cran, on les imagine bien face à un compte à rebours, avant l’invasion programmée de l’île de Taïwan, indépendante de fait de la Chine après la révolution maoïste de 1949 (le parti nationaliste Kuomintang défait par Mao s’y réfugie alors et depuis, l’Île est revendiquée par la Chine). Sauf que cette invasion programmée fait débat dans les médias états-uniens comme australiens, qui suivent de près cette affaire : la chaîne publique australienne ABC expliquait par exemple que si les renseignements états-uniens et australiens avaient identifié la construction de ferry de débarquement de troupes, leur présence ne garantissait en rien la programmation d’une invasion (les forces armées australiennes et américaines entretiennent également une flotte du même type), tandis que la revue américaine spécialisée Defense News estime que l’obsession de Washington pour cette invasion programmée en 2027 est exagérée, rappelle qu’elle est niée par les autorités chinoises, et qu’agiter 2027 a permis aux partisans de l’augmentation des dépenses militaires d’obtenir des crédits pour l’armée dans cette partie du globe.
L’urgence est un élément clef des discours de propagande de toute nature : l’objectif est d’empêcher vos interlocuteurs d’examiner d’autres options que celles que vous annoncez. Ainsi, et alors même que la question de Taïwan est un sujet très problématique en Asie, on doit s’autoriser à remettre en question l’échéance annoncée par le chef d’état-major des armées.
D’une façon générale, sans écarter le risque d’une invasion, les médias états-uniens sont critiques de cette idée d’une action chinoise en 2027, et la resituent, dans leurs analyses, comme un élément potentiel de propagande à prendre avec des pincettes… Il est clair que le gouvernement chinois revendique, depuis 1949 donc, la souveraineté de Taïwan, tandis que l’île n’affirme pas officiellement son indépendance. Le statu quo règne depuis des décennies et la situation n’est pas résolue. Mais le scénario d’une invasion militaire chinoise imminente est repris comme un fait incontestable par le chef d’état-major des armées françaises afin de servir sa propre rhétorique : si les États-Unis sont obsédés par l’invasion prochaine de Taïwan, si un compte à rebours est lancé au Pentagone pour y faire face, alors on peut être sûr et certain qu’ils nous laisseront tout seul face à la Russie. L’urgence est un élément clef des discours de propagande de toute nature : l’objectif est d’empêcher vos interlocuteurs d’examiner d’autres options que celles que vous annoncez. Ainsi, et alors même que la question de Taïwan est un sujet très problématique en Asie, on doit s’autoriser à remettre en question l’échéance annoncée par le chef d’état-major des armées.
Son tour d’horizon comprend ensuite un passage rapide du côté du Proche-Orient, où pour le coup la propagande dans son discours est très facile à identifier, même pour les profanes :
“Le Proche et Moyen-Orient : la situation n’est pas bonne non plus. Malheureusement, vous avez tous assisté à cette terrible attaque du 7 octobre contre Israël. La barbarie à l’état pur, la barbarie la plus absolue. Et s’ensuit un combat qui s’est étendu progressivement de Gaza à l’ensemble de la région avec des bombardements et des tirs de missiles entre l’Iran et Israël. Des groupes terroristes au Yémen qui menacent la circulation du flux économique mondial en mer Rouge où nos frégates interviennent, où nos avions interviennent pour protéger la circulation du trafic commercial.”
Nous avons déjà beaucoup écrit sur la situation à Gaza mais, au risque de nous répéter, l’idée selon laquelle seule la “barbarie” de l’attaque du 7 octobre mériterait d’être mentionnée, tandis que le chef d’état-major des armées n’a pas un seul mot pour le génocide en cours en Palestine, en dit bien trop long sur ses biais. Et ces biais affectent la véracité et la crédibilité de son analyse en niant le rôle profondément déstabilisateur d’Israël dans la région. Rappelons que l’armée israélienne peut bombarder durant la même semaine Beyrouth, le Yémen, Gaza et terroriser la population en Cisjordanie, tout en ouvrant le feu sur des troupes de l’ONU au Sud Liban. Ces éléments manquent cruellement au discours “expert” du chef d’état-major des armées, et montre que nous avons à faire à un politicien comme un autre : il nous raconte les histoires qui arrangent ses intérêts.
3 – La confrontation avec la Russie est-elle inéluctable ?
Et l’histoire sur laquelle il insiste le plus, c’est bien entendu celle d’un conflit avec la Russie :
“Malheureusement, la Russie aujourd’hui, je le sais par les éléments auxquels j’ai accès, se prépare à une confrontation à l’horizon 2030 avec nos pays.”
2027 pour l’invasion de Taïwan, 2030 pour une confrontation avec la Russie, ces dates concordent décidément avec l’agenda du gouvernement : en 2027, le camp macroniste et la bourgeoisie dans son ensemble va devoir faire élire son prochain candidat, et ça se présente assez mal pour eux. Et 2030, c’est l’horizon de la future loi de programmation militaire annoncée par la ministre des Armées Catherine Vautrin, et qui prévoit une très forte augmentation des dépenses publiques en faveur des forces armées. C’est cette hausse du budget militaire que Fabien Mandon tente de faire passer dans son discours. Rappelons qu’il s’adresse à des maires, qui représentent des collectivités privés de plus en plus de moyens depuis l’arrivée au pouvoir de Macron, et qui s’en plaignent régulièrement.
Voici pour le contexte de son analyse. Qu’en est-il du fond maintenant ? Est-il réaliste d’évoquer cette confrontation militaire avec la Russie ? Fabien Mandon se base sur plusieurs éléments principaux. D’abord, “les éléments auxquels il a accès”, et dont on ne verra pas la couleur. À priori c’est normal, sa fonction comporte notamment la supervision du renseignement militaire, dont il ne va pas nous livrer les rapports sur un plateau. Ensuite, cela tient pour lui aux précédents en la matière :
“En 2008, la Russie décide d’attaquer la Géorgie. En 2014, elle s’empare de la Crimée. En 2022, elle relance une attaque en Ukraine en s’emparant de quatre régions qu’elle a quasiment conquises aujourd’hui. Donc, quand on regarde ce film : 2008, 2014, 2022, il n’y a aucune raison d’imaginer que c’est la fin de la guerre sur notre continent.”
Le tableau est simple, voire simpliste. Par exemple, la guerre Russo-géorgienne de 2008 a débuté par une offensive de l’armée géorgienne sur fond de contestation de souveraineté sur des provinces séparatistes (l’Ossétie-du-Sud et l’Abkhazie) passées sous le giron de la Russie. La Russie n’est évidemment pas une victime dans cette affaire mais celle-ci est plus compliquée que ce que Mandon décrit. Depuis, la Russie s’immisce dans la politique géorgienne via le milliardaire pro-russe Bidzina Ivanichvili et son parti Rêve géorgien, qui éloigne le pays de l’UE et de l’Otan, comme je l’expliquais dans ce reportage. En mettant sur le même plan le conflit russo-géorgien de 2008 et une menace russe pour l’ensemble de l’Europe, Mandon met sur le même plan des logiques de nature différente, pour justifier l’escalade militaire qu’il appelle de ses vœux.
L’expansionnisme russe est réel, le nationalisme fonde d’ailleurs en grande partie la légitimité de Poutine. Contrairement à ce qu’on a pu entendre à gauche, l’invasion de l’Ukraine n’est pas qu’une réaction au déploiement des forces de l’Otan en Europe de l’Est : il s’agit aussi d’une ambition nationaliste visant à ramener l’Ukraine dans le giron de la Russie. Cet impérialisme russe dure depuis longtemps : l’Union soviétique avait amené des pays comme l’Ukraine et la Géorgie sous le joug de la Russie, avec une grande brutalité et la réduction à néant de la souveraineté de ces populations : la revendication d’une idéologie communiste n’a pas freiné l’impérialisme, elle semble au contraire lui avoir donné une légitimité nouvelle. Depuis le XVIIe siècle, la Russie des tsars puis des Soviets puis de Poutine enchaîne les actions hostiles envers ses voisins, avec plusieurs invasions au cours du XXe siècle (en Pologne, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Afghanistan…). Pour autant, est-ce que ce processus est inéluctable ? Est-ce que parce que des actions hostiles de la Russie se succèdent depuis 2008, il est inévitable qu’elles se poursuivent ?
Fabien Mandon pense que oui. Et le troisième élément sur lequel il se base est l’augmentation de l’effort de guerre russe ces dernières années, qui est avéré, mais également lié à un conflit en Ukraine qui ne s’est pas du tout passé comme prévu.
La mention par Fabien Mandon du “sacrifice de nos enfants”, qui renvoie à l’imaginaire des guerres mondiales où la France a été envahie, masque les objectifs réels de l’armée française dans les années à venir : ne plus se cantonner à la défense nationale (ce qu’elle n’a jamais réellement fait, évidemment), mais être une force d’intervention dans le reste du monde, capable d’intervenir sur différents fronts en fonction d’objectifs géopolitiques.
Face à cela, est-ce que la voie dessinée par le chef d’état-major des armées est la seule possible, à savoir augmenter les capacités militaires de la France et embrigader la population en mobilisant sa “force d’âme” pour, enfin, accepter de sacrifier nos enfants ?
Ce programme est particulièrement flou, et c’est un élément particulièrement critiquable de ce type de discours. Fabien Mandon ne précise pas sur quel théâtre d’opération la confrontation militaire avec la Russie se fera : par une invasion de la Pologne ? Des pays baltes ? Aucune précision n’est donnée. C’est d’ailleurs pour cela que son intervention a été si mal comprise : le sacrifice des enfants évoque les grandes guerres mondiales, avec des combats sur le territoire national. Ce n’est pas ce qu’il se produirait en cas de conflit avec la Russie : c’est bien le scénario de combat dans des pays membres de l’Otan comme l’Estonie ou la Pologne qui est redouté.
Enfin, à aucun moment Fabien Mandon n’évoque la dissuasion nucléaire, qui est pourtant un élément clef de notre protection face à la Russie : même au plus fort de la guerre froide, à un niveau de tension bien plus grand que celui que nous connaissons actuellement, il n’y a pas eu de confrontation militaire directe entre l’OTAN et l’Union Soviétique. Le réalisme dont Fabien Mandon se réclame nécessiterait de prendre en compte cet historique et ce paramètre tragique : l’équilibre de la terreur structure les relations internationales depuis la guerre froide et cela n’a pas changé. Le fait qu’il n’évoque pas la dissuasion nucléaire, dans son discours, montre qu’il n’est pas clair avec nous. Sa mention du “sacrifice de nos enfants”, qui renvoie à l’imaginaire des guerres mondiales où la France a été envahie, masque les objectifs réels de l’armée française dans les années à venir : ne plus se cantonner à la défense nationale (ce qu’elle n’a jamais réellement fait, évidemment), mais être une force d’intervention dans le reste du monde, capable d’intervenir sur différents fronts en fonction d’objectifs géopolitiques. Le changement de nom du ministère de la Défense (en vigueur depuis les années 1970) en ministère des Armées”, en 2017, traduit cette évolution souhaitée par l’état-major et le gouvernement. La vérité qu’il faut bien dire, pour reprendre l’expression de Mandon, c’est que la France dotée d’une armée plus puissante pourra intervenir contre la Russie en Europe de l’est, c’est vrai, mais aussi en Afrique pour protéger les intérêts des multinationales françaises.
Contrairement à Churchill et les alliés qui envisageaient la défaite d’Hitler et mobilisaient leur population à cette fin, nos dirigeants bellicistes ne proposent aucun horizon hormis la guerre elle-même.
Les partisans d’une guerre ouverte avec la Russie, parmi lesquels Macron, selon ses humeurs, et Raphaël Glucksmann, absolument tout le temps, ne nous disent jamais ce qu’ils comptent en faire et comment ils imaginent une potentielle victoire. Comment Glucksmann, ce génial chef de guerre, compte-t-il précisément défaire la Russie, puissance nucléaire mondiale ? Comment un pays qui pendant le Covid était incapable de produire 3 masques compte « reprendre l’Ukraine » ? Et pour prévenir de futures agressions et montrer toute sa force, compte-t-il monter jusqu’à Moscou ? Jamais Glucksmann ne développe son projet stratégique, se contentant de dénoncer ceux qui rappellent que la paix doit être un objectif. Les bellicistes n’ont aucune perspective à nous proposer à part un état de guerre permanent, car une victoire décisive contre un pays aussi puissant que la Russie est inenvisageable. Contrairement à Churchill et les alliés qui envisageaient la défaite d’Hitler et mobilisaient leur population à cette fin, nos dirigeants bellicistes ne proposent aucun horizon hormis la guerre elle-même. C’est aussi pour cela que le discours de Fabien Mandon est bien de la propagande militaire : il vise à obtenir notre adhésion à la logique de guerre, à renoncer à notre souveraineté pour nous incliner devant ceux qui savent ce qu’il convient de faire, sans soumettre à la discussion d’autres perspectives politiques ou diplomatiques.
4 – Face aux discours guerriers, ne pas renoncer à notre esprit critique
Je l’ai dit plus tôt : la structure argumentative et persuasive du discours du chef d’état-major des armées françaises ne diffère pas des discours de propagandes politiques et économiques auxquelles nous sommes habitués depuis des années : ce discours qui s’appuie sur le réalisme des analyses de ceux qui savent mieux que nous, qui n’offre plus aucune perspective positive car “c’est le monde dans lequel nous vivons”, et qui nous enjoint à nous suivre pleinement, et sans rechigner, ce que l’on nous propose.
Fabien Mandon sait que l’opinion publique française est majoritairement pacifiste, car nous sommes marqués par l’Histoire des massacres commis par les puissants, au nom des puissants, et pour leurs intérêts. Ce genre de discours vise à nous faire rompre avec nos réticences et à accepter que, cette fois-ci, nos dirigeants nous demandent des sacrifices légitimes et proportionnés à l’analyse réaliste et “neutre” de la situation. Or, cette analyse n’a rien de neutre : elle est biaisée par les intérêts d’un complexe militaro-industriel, elle est totalement influencée, on l’a vu à propos de Taïwan, par le point de vue de Washington, et elle accepte le massacre de population entière, comme à Gaza. Ce n’est pas la paix qui est visée par un discours de ce type : c’est la continuité d’un impérialisme militaire et économique (notamment via les ventes d’armes) de l’Occident, entendu comme l’alliance entre l’Europe et les États-Unis, sur le reste du monde et sur les autres puissances.
Enfin, à aucun moment ce discours ne prend en compte ses propres effets pervers : et le principal, c’est qu’il nourrit une escalade militaire entre puissances concurrentes. Le réarmement de l’Europe qui est déjà en cours, et que Mandon appelle à embrasser pleinement, va conduire à une réaction russe, et vice-versa. C’est le cas partout dans le monde. A court terme, on peut espérer, comme il l’annonce, l’amélioration du rapport de force avec Moscou et donc l’empêchement d’un acte hostile de sa part. Mais à moyen et long terme, que peut-on espérer ? Quel est le plan de nos dirigeants face au réarmement de toutes les puissances du monde, sans perspective de désescalade ? Comment peut-on penser qu’une telle situation nous protégera de quoi que ce soit ?
Ce type de discours s’appuie sur le réalisme des analyses de ceux qui savent mieux que nous, n’offre plus aucune perspective positive car “c’est le monde dans lequel nous vivons”, et nous enjoint à nous suivre pleinement, et sans rechigner, ce que l’on nous propose.
Donald Trump a proposé un plan de paix très défavorable à l’Ukraine, mais favorable à l’impérialisme américain comme russe. Cela ne résout pas grand-chose sur le fond. Alors rappelons que tout n’a pas été tenté pour affaiblir la Russie : les fameux actifs russes gelés n’ont toujours pas été confisqués, alors même qu’une grande partie d’entre eux sont gérés par une entreprise financière européenne basée … à Bruxelles, Euroclear. Dans l’article du Monde qui est consacré à ces avoirs, on comprend, via la directrice générale d’Euroclear, que la stabilité des marchés financiers est plus importante, pour les dirigeants européens, que ce qui représenterait une sanction très dure et potentiellement un moyen de pression massif sur la Russie. Tout n’a donc pas été tenté pour affaiblir la Russie, et il semble bien que pour le gouvernement français et le dirigeant de ses forces armées, sacrifier nos services publics et la vie de “nos enfants” en investissant dans l’armée soit plus intéressant que d’affronter le système financier.
La vérité, c’est qu’agiter en permanence l’état de guerre est une position court termiste, inconséquente et lâche car l’état de guerre n’est jamais subi par les plus riches, au contraire : l’industrie de l’armement est florissante, et l’atmosphère guerrière permet la stabilité du pouvoir bourgeois, en neutralisant la contestation sociale au nom de l’état de guerre, comme le fait la classe bourgeoise française depuis au moins 2022, mais comme elle l’a toujours fait, à travers le monde, contre le mouvement ouvrier et les mouvements décoloniaux. La position courageuse et de long terme consiste à penser la désescalade et un désarmement mutuel progressif : mais c’est impossible tant que l’analyse militaire et diplomatique est monopolisée par des gens qui ont davantage intérêt à l’état de guerre permanent qu’à la construction patiente de la paix.
Nicolas Framont
Rédacteur en chef
