Les actionnaires ne prennent pas de risques et ne créent pas d’emplois : nous les payons pour rien
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Le ciel semble être la seule limite à la montée des dividendes des entreprises du CAC 40, les plus grandes sociétés françaises. Ces derniers jours encore, avec la publication des dividendes versés, les records tombent et les superlatifs journalistiques pleuvent : « Du jamais vu », s’enflamme Les Échos. « Pas de ralentissement en vue », titre plus modérément Le Monde. « Le sujet hautement inflammable de l’augmentation des dividendes en Europe », commence à s’inquiéter Le Figaro. Leurs éditoriaux fiévreux ne se questionnent toutefois pas sur les raisons de cette montagne d’argent. Ils préfèrent, dans le même temps, geindre sur l’état « alarmant » des finances publiques et l’explosion de la dette. Ils ne mettent jamais en avant que l’un est la conséquence de l’autre et ils présentent les actionnaires et les grands patrons comme indispensables à notre économie, car ce seraient eux qui « prendraient des risques » en « créant des emplois ». Déconstruisons ensemble cette mythologie.
En 2024, les entreprises du CAC 40 ont redistribué 72,8 milliards d’euros de dividendes à leurs actionnaires, contre 67,1 milliards en 2023. D’après le dernier rapport de l’ONG Oxfam, depuis 2019, la fortune des milliardaires français a bondi de 24 milliards d’euros, soit l’équivalent de 13 millions d’euros par jour. Les chiffres sont vertigineux, mais ne disent au fond pas grand-chose. Quand on dépasse le milliard, tout chiffre paraît extraordinaire. Les dividendes versés pourraient être encore dix fois plus élevés, les médias traiteraient le sujet de la même manière et la plupart des gens ne seraient pas plus choqués. Les milliards, ce n’est pas palpable, ce n’est pas appréhendable, sauf pour ceux qui les ont dans leur compte en banque.
Ce qui est très concret, par contre, ce sont les conséquences de cette prédation sur la vie quotidienne. Pour extraire toujours plus de valeur, les grandes entreprises ont profondément modifié leur organisation ces dernières années. Le pouvoir des filiales françaises s’est effondré au profit de directions basées à l’étranger, rendant les décisions stratégiques inaccessibles aux salariés. Les services des ressources humaines, par exemple, n’ont souvent plus aucune autonomie pour négocier des hausses de salaires, et les syndicats peinent à identifier des interlocuteurs capables de débloquer des budgets. Le droit du travail français, au-delà des régressions qu’il a subies sous les pouvoirs socialistes et macronistes, est dans sa nature même impuissant, car les vrais décideurs, c’est-à-dire les actionnaires, n’ont aucune obligation légale de se présenter face aux syndicats et ne serait-ce que d’écouter leur revendication.
Un recrutement au sein d’une entreprise n’équivaut pas nécessairement à une véritable « création d’emploi ». En réalité, une grande partie des embauches consiste souvent à attirer des employés d’autres entreprises, créant ainsi un simple transfert de main-d’œuvre.
La maximisation du retour aux actionnaires ne connaît donc quasiment pas de limite. Cette logique explique la dégradation des conditions de travail : sous-effectif permanent, intensification des cadences, augmentation du stress, explosion des accidents du travail. Ce processus n’est pas une dérive passagère ni un effet pervers du système, mais bien la conséquence directe de la logique capitaliste, selon laquelle la finalité d’une entreprise est d’assurer un rendement maximal à ses actionnaires, comme le stipule le Code civil français, qui précise dans son article 1832 : « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. (…) ». Cette définition légale illustre parfaitement comment le système capitaliste institutionnalise l’appropriation privée de la plus-value produite par le travail, garantissant ainsi la primauté des détenteurs du capital sur les producteurs réels de richesse, au détriment de la classe laborieuse et de l’intérêt collectif. Les grandes entreprises aiment nous vendre une image idéalisée d’elles-mêmes. Elles parlent de leurs « valeurs », de leur « mission », et de leur rôle dans le soutien à la culture, à l’artisanat ou à l’innovation (Bernard Arnault est un spécialiste du genre avec ses fondations). Mais à la fin de la journée, ce qui guide leurs décisions, c’est toujours la logique de maximisation du profit.
La plupart des entreprises ne créent aucun emploi
La fatalité de cette situation est profondément ancrée dans les esprits : dès qu’un gouvernement propose une modification marginale de la fiscalité en légère défaveur des grandes entreprises, les mêmes mythes sont systématiquement ressassés dans le débat public pour mettre en avant l’importance de caresser les actionnaires dans le sens du poil. Les entreprises seraient les « créatrices d’emplois », et toute mesure réduisant leur attractivité d’investissement entraînerait inévitablement une destruction d’emplois. Cette vision, qui légitime le chantage à l’emploi exercé par les grands groupes, mérite d’être largement nuancée.
Tout d’abord, un recrutement au sein d’une entreprise n’équivaut pas nécessairement à une véritable « création d’emploi ». En réalité, une grande partie des embauches consiste souvent à attirer des employés d’autres entreprises, créant ainsi un simple transfert de main-d’œuvre. Par exemple, les restaurants peinent fréquemment à recruter des serveurs. Si je décide d’ouvrir un restaurant et d’embaucher, ai-je réellement « créé de l’emploi » ? Pas véritablement, car les personnes que j’embauche auraient très bien pu travailler dans un autre établissement du même secteur.
Par ailleurs, bien que certaines entreprises réussissent mieux que d’autres à réduire leurs prix ou à innover, ces différences n’ont d’effet que sur la répartition de la demande entre les entreprises, et non sur la création globale d’emplois. Comme l’explique Frédéric Lordon, les emplois sont avant tout le reflet des demandes que les entreprises enregistrent passivement, et non le produit d’un acte créatif ou innovant de leur part. Elles se livrent une concurrence acharnée pour capter des parts d’un marché déjà existant ou pour élargir le marché dans lequel elles interviennent, mais ce dernier reste toujours limité par le revenu disponible dans l’économie, c’est-à-dire l’argent qu’ont les gens ou les entreprises pour acheter des prestations, des services ou des produits.
Être un entrepreneur, ça n’est pas créer de l’emploi, c’est décider du degré d’exploitation de ses subordonnés.
Certaines très rares entreprises innovantes arrivent à créer des nouveaux marchés, mais ces derniers remplacent dans la quasi-totalité des cas d’autres marchés devenus dès lors obsolètes. L’impact positif sur l’emploi global est donc au mieux absolument dérisoire ou même négatif, car il est courant que ces nouveaux marchés nécessitent moins de main-d’œuvre. A pouvoir d’achat équivalent, si un secteur ou un produit en particulier connaît une croissance, cette dynamique se fait inévitablement au détriment d’un autre. Par exemple, si les ventes de capsules de lessive augmentent, cela sera fait au détriment des ventes de barils de lessive. De même, si les voitures électriques deviennent plus populaires, cela se fait au détriment des ventes de voitures à énergies fossiles.
En fin de compte, ce qui permet de créer des emplois, au niveau macroéconomique, ce n’est pas la stratégie individuelle des entreprises, mais bien la croissance de la demande nationale et mondiale, soutenue par l’augmentation démographique et par les revenus des consommateurs, capable d’acheter les produits et services proposés. C’est la conjoncture économique générale, déterminée par d’innombrables facteurs, dont font partie les entreprises, mais parmi beaucoup d’autres : les modes de vies des populations, leur envie et capacité à faire des enfants, les politiques publiques de redistribution, etc. Comme l’écrit Frédéric Lordon, « la conjoncture est un effet de composition, la synthèse inintentionnelle et inassignable des myriades de décisions individuelles, celles des ménages qui vont consommer plutôt qu’épargner, celles des entreprises qui lanceront ou non des investissements — et, drame pour la pensée libérale-héroïsante, il faut avoir la sagesse intellectuelle de s’intéresser à un processus impersonnel. »
Évidemment, mon raisonnement est global, et les actionnaires restent maîtres des emplois au sein des groupes qu’ils détiennent. Ils peuvent tout à fait décider de licencier dans un pays pour embaucher dans un autre si cela peut leur permettre d’augmenter leurs profits. Et ils décident des conditions dans lesquelles le travail se réalise, les niveaux de salaires, le temps de travail, etc. Être un entrepreneur, ça n’est pas créer de l’emploi, c’est décider du degré d’exploitation de ses subordonnés.
C’est donc bien là le cœur du sujet : les objectifs de rentabilité et non pas l’innovation pour « créer des emplois ». Les gouvernements se succèdent donc pour maximiser ces profits pour convaincre les entreprises de rester en France. À long terme c’est vain, sauf à vouloir rapprocher le modèle social français des pays les plus pauvres. C’est une logique inverse qu’il faut mettre en place en rendant les salariés propriétaires des entreprises pour qu’ils aient à cœur de préserver les emplois en France et en mettant en place des institutions sociales, qui sur le modèle de la sécurité sociale étendu à la sécurité économique, investiraient massivement dans l’économie, ce qui coûterait beaucoup moins cher que tout l’argent déversé par l’État au profit des grandes entreprises et qui finit directement dans le compte en banque des actionnaires.
Les actionnaires aiment se donner l’air de bons princes nous accordant une fleur en embauchant, alors que c’est nous qui sommes collectivement bien gentils de bosser pour eux. Comme l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche le dit, « ne dites jamais « un patron vous donne du travail », un patron ne donne jamais rien, il achète votre force de travail, et il fait le maximum de profit dessus, ce n’est pas lui qui vous paie, c’est vous qui le payez. » Le bénéfice net de LVMH, détenu par Bernard Arnault, a atteint 12,5 milliards d’euros en 2024. Pourtant, cela ne l’empêche pas de manifester sa « colère » face à une surtaxe temporaire sur les bénéfices décidée par le gouvernement, qui reste bien loin de compenser les récentes baisses de l’impôt sur les sociétés, passées de 33 % à 25 % ces dernières années.
Les médias amplifient cette prétendue colère, invoquant la menace de licenciements, comme si M. Arnault était sur le point de se séparer des 40 000 salariés qu’il emploie en France. Il devrait être tout simplement interdit de recourir à de telles mesures. Les employés de ses entreprises lui ont, pendant des années, octroyé généreusement une grande partie de la valeur qu’ils généraient par leur travail, consacrant leur temps à cette tâche. De plus, il est fort probable, comme c’est le cas pour de nombreux dirigeants, qu’il ait sous-investi dans leur formation pour les empêcher de se reconvertir dans d’autres secteurs, créant ainsi une forme de dépendance. À ce titre, les salariés méritent au minimum la sécurité de l’emploi.
Les actionnaires ne prennent pas de risque
L’autre mythe glorifiant les propriétaires des entreprises est le fait qu’ils prennent des risques et que celui-ci doit dès lors bien être rémunéré. En réalité, ils n’en prennent en général aucun. La plupart d’entre-eux ont commencé leur carrière grâce à l’argent de leur famille. Et ensuite ils sont fortement protégés par la loi. Sur le plan civil, ils ne sont responsables qu’à hauteur de leurs apports au capital de la société. En cas de difficultés financières ou de faillite, les créanciers de la société ne pourront pas saisir leurs biens personnels. Sur le plan pénal, ils ne sont pas responsables des infractions (non-respect du Code du travail, non-respect des normes sanitaires et environnementales, etc.) commises par les dirigeants de l’entreprise qu’ils ont nommés.
De plus, lorsqu’un groupe acquiert une autre entreprise, les actionnaires ont tendance à affirmer qu’ils prennent un risque en investissant pour son avenir. C’est faux. Très souvent, les groupes s’étendent non pas grâce à de l’argent frais apporté par les actionnaires via des souscriptions à des émissions d’actions, mais grâce à de l’endettement bancaire contracté par l’entreprise elle-même. Ce n’est donc pas aux actionnaires que revient le risque financier lié à l’opération, mais bien à l’entreprise et, en dernière instance, à ses salariés. En effet, ce mode de financement par la dette place l’entreprise sous une pression accrue pour générer des profits suffisants afin de rembourser les échéances. Dans ce contexte, la direction est souvent amenée à réduire les coûts et à maximiser la rentabilité à court terme. Cela se traduit fréquemment par des suppressions de postes, des réductions de moyens et une intensification du travail pour les salariés restants. Ainsi, après une fusion ou une acquisition, il n’est pas rare qu’un plan social soit mis en œuvre pour satisfaire aux exigences des créanciers.
Les dividendes ne sont pas une abstraction, ils sont le reflet d’une réalité sociale qu’il nous incombe de renverser. Cela commence par nous libérer de l’emprise symbolique que les actionnaires exercent sur nous. Nous ne devons plus les considérer comme des acteurs incontournables du système économique. Nous devons les regarder de haut. Et les voir comme ils sont : des privilégiés qui s’approprient le travail des autres sans jamais en assumer les risques. Leur rôle n’est pas celui de créateurs, mais de captateurs, accaparant les bénéfices d’un système qu’ils ont façonné pour leur profit exclusif.
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