Kaoutar Harchi et Joseph Andras : La vie bonne ou la barbarie

En 2023, nous réunissions les écrivains Kaoutar Harchi et Joseph Andras pour un échange croisé. De cette rencontre est né un ouvrage prolongeant la réflexion amorcée : Littérature et révolution, publié aux éditions Divergences. Récemment traduit, il vient de paraître en Grèce. À cette occasion, les auteurs ont répondu aux questions de Kostas Stoforos, écrivain et traducteur. Frustration publie aujourd’hui la version française de cet entretien, profondément ancré dans l’actualité. Au fil de leur dialogue, les deux écrivains abordent des thématiques majeures, telles que la colonisation en Palestine et ailleurs, l’élection de Donald Trump, la place de l’argent, mais aussi les figures de Léon Trotsky et d’Edward Saïd. Ils évoquent également, sans détour, leurs conditions d’écriture et de vie.
La vie bonne ou la barbarie
Depuis la publication de votre livre, Littérature et révolution, il y a eu de nombreux développements au niveau international. Quel est, pour chacun d’entre vous, celui qui importe le plus à vos yeux ?
Kaoutar Harchi : Il s’est passé du temps et des choses. Ça veut dire que des personnes sont mortes. En disant ça, je pense notamment à la Palestine, au 7 octobre, à tous les jours d’avant et à tous ceux d’après, jusqu’à maintenant. Ça reste pour moi une situation insondable. Nous savons beaucoup. Les Palestiniens nous informent comme ils peuvent de l’ampleur de la famine, des maladies, des bombardements, des meurtres ciblés, des démolitions de maisons, de routes, d’écoles, d’hôpitaux. Ils parlent des emprisonnements, de la torture, des drones qui rôdent. Ça vient de partout, de Gaza bien sûr mais il ne faut pas oublier la Cisjordanie occupée. Israël, lui, ne l’oublie pas : bien au contraire. Depuis 1967 et le développement des politiques d’annexion, la violence n’a jamais été si totale. Elle a atteint son acmé il y a peu, vers la fin de l’année 2024. Ça a plus ou moins coïncidé avec le « cessez-le-feu » : près de 40 000 Palestiniens ont été expulsés des camps où ils survivaient. On rapporte que 50 personnes sont mortes. À Nour Shams, par exemple, nous avons vu des Palestiniens fuir, leurs enfants sous le bras, leurs parents sur le dos. Et, mais qui s’en étonnera, Israël leur interdit de revenir. C’est la question du retour, de son abolition, du maintien des Palestiniens en dehors de toute terre – à commencer par celle où ils sont nés – qui est là, en creux. Il y a là-bas mais il y a également ici. C’est d’ailleurs lié. Il ne peut se produire un génocide, il ne peut se produire une annexion continue des terres et des corps qu’en raison du fait que l’Occident laisse faire. Pour ne pas dire encourage de multiples manières de pareils crimes. Le fait qu’Anasse Kazib, porte-parole de Révolution Permanente, ainsi qu’un autre camarade soient poursuivis par l’État français pour avoir soutenu la cause palestinienne, c’est le signe qu’entre le gouvernement d’Emmanuel Macron et l’extrême droite, la poignée de main se renforce. C’est même de l’ordre de l’embrassade maintenant.
Le fait qu’Anasse Kazib, porte-parole de Révolution Permanente, ainsi qu’un autre camarade soient poursuivis par l’État français pour avoir soutenu la cause palestinienne, c’est le signe qu’entre le gouvernement d’Emmanuel Macron et l’extrême droite, la poignée de main se renforce.
Kaoutar Harchi
Joseph Andras : Et on apprend que Rima Hassan, députée européenne, est menacée de déchéance de nationalité par le gouvernement français. Folie. Quand bien même elle serait partisane du Hamas – ce qu’elle n’est pas : tant d’un point de vue idéologique, puisqu’elle défend un État binational démocratique et laïc, que stratégique, puisqu’elle n’acquiesce pas aux meurtres de civils –, pourquoi devrait-elle être condamnée pour ça ? Car il faudrait alors frapper d’indignité nationale, comme on disait avant, les Français qui ont ratifié les crimes israéliens. Car tout commentateur ayant parlé de « victimes collatérales » pour caractériser les morts civils gazaouis ou de droit inconditionnel d’Israël à « se défendre », tout laudateur de Tsahal est de facto coupable d’apologie de crime.
Kaoutar Harchi : Oui. Ce que subit Rima Hassan est d’une violence totale. On ne compte plus les plaintes qu’elle a dû déposer pour se défendre, se protéger ou faire valoir une décision inique qui a été prise à son égard. Tout notre camp doit la soutenir. Car c’est une chose d’exister et c’est autre chose de durer. Rima Hassan doit pouvoir durer aussi longtemps que sa lutte doit être menée.
Tout commentateur ayant parlé de
Joseph Andras
« victimes collatérales » pour caractériser les morts civils gazaouis ou de droit inconditionnel d’Israël à « se défendre », tout laudateur de Tsahal est de facto coupable d’apologie de crime.
Joseph Andras : Tu as répondu par la Palestine. J’aurais pu. Ou, pour m’en tenir aux espaces sur lesquels je peux m’exprimer puisque je m’y suis rendu, par le Kurdistan, le Sahara occidental ou la Kanaky, tous trois colonisés à l’heure où nous parlons.
Kaoutar Harchi : Oui… Ça me fait penser à ce que tu dis souvent : l’ennemi est l’ennemi, il suit sa route, mais nous, face à tout ça ?
Joseph Andras : Je vais répondre à propos de la réélection de Trump. Autrement dit, puisqu’il n’est que l’expression particulière d’un problème planétaire, de la progression des forces contre-révolutionnaires. Car oui : aussitôt que l’ennemi gagne il ne faut pas tant s’attarder sur l’ennemi que sur nous-mêmes. L’ennemi fait ce qu’il a à faire : inutile de s’en étonner. Nos manquements sont plus curieux que leurs horreurs. La question est : nous, les égalitaires, pourquoi perdons-nous ? Pourquoi les contre-révolutionnaires sont-il plus convaincants que nous ? Pourquoi ne parvenons-nous pas à toucher les cœurs plus et mieux ? Le premier geste antifasciste qui soit est l’autocritique. Une autocritique collective permanente. Une autocritique sans aigreur ni ressentiment. Une autocritique pratique, sans préciosité ni rigorisme. Toute de générosité. Nos aînés nous ont légué ce merveilleux héritage sous la forme d’une triple interpellation. En 1923, Clara Zetkin examine la percée fasciste en Italie et constate : « Les actions de ces partis [communistes] n’ont, très souvent, pas été suffisamment vigoureuses : leurs initiatives ont manqué de portée et leur pénétration dans les masses a été insuffisante. » En 1932, Simone Weil rentre d’une Allemagne largement séduite par le nazisme et demande : « Que manque-t-il au mouvement ouvrier allemand ? » Cinq ans plus tard, l’Espagne conquise par le franquisme et le socialisme en recul en Grande-Bretagne, Orwell ajoute : « Cela signifie que le socialisme, tel qu’on nous le présente aujourd’hui, comporte en lui quelque chose d’invinciblement déplaisant, quelque chose qui détourne de lui ceux qui devraient s’unir pour assurer son avènement. » Ces trois interpellations, qui n’en font qu’une, nous convoquent identiquement.
Kaoutar Harchi : « Identiquement », autrement dit dans les mêmes termes ?
Joseph Andras : Dans les très grandes largeurs, oui. Car aussitôt que ça souffre nous devrions être les réceptacles et les transmutateurs de cette souffrance. Notre unique raison d’être historique est d’être le mouvement local, national et international – les trois niveaux sont inséparables – de la vie bonne pour le plus grand nombre. Un grand mouvement désirable, fraternel, accueillant. Or nous devons le reconnaître : nous sommes rarement aimables. Naomi Klein en parle mieux que personne.
Kaoutar Harchi : Pour que ça soit bien clair : quand tu dis « nous », tu penses à qui, à quoi ?
Joseph Andras : Aux égalitaires. À tous ceux qui estiment que ce qui est pourrait être autrement, c’est-à-dire être mieux. Non pas radieux, idéal, harmonieux, juste mieux. Il n’est pas question d’établir ici-bas le paradis mais de rater mieux. Asseoir un nouvel ordre social moins indigne. Moins indécent. Moins violent. C’est le « nous » des partis, des collectifs, des médias, des militants, des intellectuels, des artistes. Je ne m’exclus pas : j’ai probablement, dans quelque écrit, commis des erreurs. Brecht nous a égarés quand il a déclaré que, pour préparer l’amitié future, nous devions nous montrer inamicaux ici et maintenant. L’avenir est replié dans chaque mot, dans chaque geste présents. On le sait : les moyens sont déjà des fins. Dans les moyens employés vous voyez la fin voulue, la société future. Le terrain de l’amitié n’est pas à bâtir : une société moins dégradante est à ériger depuis ce terrain même. Nous pourrions donc, par une organisation populaire rivée à quelques idées claires, affirmatives, proposer une issue de secours audible et souhaitable, j’allais presque dire belle, à la barbarie en cours – barbarie écocidaire, capitaliste, identitaire.
Kaoutar Harchi : La « vie bonne » ?
Peu avant sa mort Sartre a déclaré que le but de tout ça, ces efforts fournis depuis des siècles partout sur Terre, c’est « une société plus juste où les hommes pourront avoir de bons rapports les uns avec les autres ». J’aime bien cette simplicité apparente.
Joseph Andras
Joseph Andras : La vie bonne – simple synonyme de socialisme – ou la barbarie : je ne vois pas de troisième voie. Peu avant sa mort Sartre a déclaré que le but de tout ça, ces efforts fournis depuis des siècles partout sur Terre, c’est « une société plus juste où les hommes pourront avoir de bons rapports les uns avec les autres ». J’aime bien cette simplicité apparente. Sans héroïsme ni romantisme. Sans cris ni ergotage. Nous devons exposer des objectifs rudimentaires, transversaux et vastes – une vastitude qui, précisément, ne néglige en rien les conditions minoritaires puisqu’elle les embrasse, les subsume. Comme un rouage : une dignité peut accrocher une autre dignité. À ce mouvement de prendre place en tout coin du pays, en l’espèce la France, dans les villages et dans les villes, dans les salles des fêtes et les cafés du commerce, d’être entendu de tous ceux qui se méfient de « la politique ». De tous ceux qui ne parlent pas un mot de la langue militante. De tous ceux qui n’ont jamais mis un pied sur X ou se moquent des désunions doctrinaires et partidaires. Bref, de tous ceux qui, par dizaines de millions, rendent possible l’existence collective et aimeraient une vie digne au travail comme à la maison. Ce qui ne permet pas cette centralité stratégique, cette échappée de la marge, cette réceptivité ordinaire, ce qui ne permet pas la dérivation de l’amertume grandissante doit être repensé, reformulé, reconfiguré ou abandonné. Alors, je crois, les forces de l’inégalité, de l’indignité, de la puissance, les forces de la force pourraient s’affaisser. Je ne vois pas d’urgence plus grande.
Kaoutar Harchi : Quand je pense à l’urgence je pense à l’espoir. Ce qui nous menace c’est une absence trop intense d’espoir. L’espoir est toujours absent. Nous manquons toujours d’espoir. Mais il ne faut pas trop en manquer sinon nous risquons le drame : l’indifférence, le nihilisme, le cynisme. Si, sur Terre, des peuples affrontent au quotidien l’étouffement de leur rêve de vie, et gardent pourtant espoir, continuent à manifester, à prier, à célébrer la naissance d’un enfant, nous qui sommes ici, en Europe, dans une forme de paix quoiqu’apparente, quoique réelle, nous ne pouvons pas perdre espoir. Ou alors nous sommes perdus. Regarde : on voit s’organiser dans certaines fractions du monde militant des projets de rassemblement des forces de résistance et de révolution. Alors, bien sûr, nous sommes, dans ces fractions, arabes, noirs, asiatiques, juifs, handicapés, trans, portant le voile, jeunes des quartiers. Je pourrais continuer longuement comme ça car nos vécus sont d’une grande densité historique. Mais nous sommes aussi pauvres. J’use de ce terme non pas pour rejouer la combinatoire race/classe/genre mais pour rappeler que nous avons tous et toutes en commun, en plus d’être dans le viseur de l’État et de ses politiques d’identification négative, d’être confrontés à la question de l’argent. Certains plus que d’autres, bien sûr, mais quand même. Et là encore j’use sciemment de ce terme : l’argent. L’argent c’est absolument terrible. C’est l’accumulation du capital, bien sûr, les amas de richesses pour les uns et l’exploitation sans fin pour les autres. Mais c’est au-delà encore de ça. Je veux dire que ça n’est pas réductible, à mon sens, à la question du capitalisme. Péguy a écrit : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles par une seule puissance matérielle qui est celle de l’argent. Et pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. » Il a écrit ça en 1913. Pour nous, aujourd’hui, c’est toujours à cette « première fois » que nous sommes confrontés. Nous sommes beaucoup, et nous sommes la somme de beaucoup d’expériences, mais nous ne devons pas oublier que nous sommes aussi sans argent pour nous nourrir convenablement, pour nous soigner, pour chauffer nos logements, pour nous déplacer comme bon nous semble, etc. Et ça, jouer le jeu du monde, ce n’est pas rien : se lever à l’aube, travailler tout le jour, rentrer tard chez soi après des heures de trajet, ne même pas avoir la force de rester assis sur une chaise, et chercher son lit et s’y coucher, et tomber comme une somme, et dormir. Tout ça ce n’est pas rien, c’est une vie qui passe, et malgré tout ne pas y arriver, travailler et être pauvres, comme avant le travail, comme pendant, comme après le travail, non, vraiment ce n’est pas rien. Je serais presque tentée de dire : ça aussi c’est tout. Paradoxalement, dans toute cette fatigue, tout cette quête légitime de sommeil et de repos, moi je vois beaucoup de force, d’éveil, de possibilités. Et il y a ceux, il y a celles qui souffrent de travailler, de faire des jobs infâmes, répétitifs, qui vous tuent de l’intérieur, qui vous conduisent à vous recroqueviller sur vous-mêmes, mais il y a aussi ceux, celles, qui souffrent d’être plus loin encore. Là où plus aucun travail ne se trouve ni ne se donne. Les jeunes des quartiers populaires sont profondément éprouvés par le chômage. Dans certaines villes, le chômage peut atteindre 30 % de la population citée. Comment ils vivent ces jeunes, dans un monde qui hurle à chaque geste que nous faisons que, si nous sommes sans l’argent, nous ne sommes rien ? C’est tout de même quelque chose qui compte de ne pas compter pour des histoires de comptes qui ne sont pas au beau fixe, qui ne sont pas bons. Un « grand mouvement », pour reprendre ton mot, un grand mouvement d’ensemble ne peut pas être un mouvement qui n’aborde pas cette question fondamentale du travail, de l’absence de travail. Les Gilets jaunes ont pris place sur les ronds-points parce qu’ils n’avaient pas suffisamment d’argent pour aller au travail. C’est très significatif. L’argent, le travail, le salaire, l’ordre économique, tout ça, à gauche, devrait nous rassembler plus fortement. Je pense que nous avons eu raison, historiquement parlant, d’engager des luttes de justice sociale pour la reconnaissance symbolique de nos êtres, de nos corps, de ce qui leur est arrivé – dans ce qu’il peut y avoir de plus meurtrissant, de plus méprisant –, mais nous avons peut-être trop négligé, ou pas assez retenu, la question du partage des richesses.
L’argent, le travail, le salaire, l’ordre économique, tout ça, à gauche, devrait nous rassembler plus fortement.
Kaoutar Harchi
Joseph Andras : Cet abandon de la totalité, c’est l’abandon courant, à gauche, qu’elle soit « radicale » ou non, du mot d’ordre international socialiste, de l’idée communiste.
Kaoutar Harchi : Oui. Mais ce n’est pas seulement nous : c’est un vaste mouvement, celui-là même qui nous mène à vivre, aujourd’hui, dans un monde tout entier post-socialiste. Pourtant le socialisme c’est un droit. Et nous ne pouvons pas accepter de vivre dans un monde où un droit extraordinaire, peut-être le plus beau des droits, est derrière nous. Et non à nous. Et non devant nous.
Joseph Andras : Ce que tu dis à propos du mot « espoir », mot que je n’arrive vraiment pas à manier aussi spontanément que toi, me fait penser à une lecture récente. Où allons-nous ? de Luther King. Sans l’espoir c’est l’apitoiement, l’aigreur, la haine, la dérive, il dit. L’espoir « envers et contre tout » ou faisons nos adieux à « la révolution », il dit.
Trotsky et Saïd
Le titre de votre livre est identique à celui que Trotsky a publié un jour. C’est sans doute intentionnel. Pourquoi ? Quel est votre rapport respectif à Trotsky ?
Joseph Andras : En réalité c’est un clin d’œil au livre du même nom de Victor Serge. Mais nous n’ignorions pas le livre de Trotsky.

Kaoutar Harchi : Il est d’ailleurs mentionné au cours de notre discussion.
Joseph Andras : Je dis à un moment que je ne suis pas trotskyste mais qu’il faudrait un livre pour m’en expliquer. En trois mots qu’en dire ? Je connais assez bien l’homme et l’œuvre. Je me suis rendu dans la maison où il a été assassiné, au Mexique, par un agent stalinien. Il y a quelques passages saisissants dans Ma vie. Avec le trotskysme j’ai en partage deux ou trois choses : l’aspiration à une rupture de masse organisée pour instituer une société sans classes ; l’internationalisme et l’anticolonialisme ; un geste, disons, celui du double élan critique – contre le capitalisme et contre l’anticapitalisme totalitaire ; la réprobation du stalinisme et du sionisme, ce « piège sanglant » ; la défiance à l’endroit de l’enlisement communautaire. Je pense aussi à sa proposition, avec Breton, d’un art révolutionnaire anarchiste.
Kaoutar Harchi : Tu la remobilises dans notre livre.
Joseph Andras : Oui. C’est une proposition qui, remaniée, me paraît plus fertile que l’art ou la littérature « politique », « engagée » ou « citoyenne » de notre époque. J’ai également de l’intérêt pour plusieurs figures trotskystes : je songe au Trinidadien C.L.R. James ou au Palestinien Jabra Nicola. À cette formule de Pierre Naville popularisée par Benjamin : « organiser le pessimisme ». À la société socialiste décrite par Mandel, celle « où l’immense majorité de l’humanité » sera « devenue maîtresse de son sort » et « détermin[era] librement, démocratiquement », toutes les questions liées à sa vie quotidienne. Je pense encore aux réflexions écologistes de Daniel Tanuro et à sa critique du rapport que Trotsky entretenait à la nature, au vivant. Un rapport affreux. Voilà, en deux mots. Mais toi, au départ, tu n’as pas ce rapport d’étude à ces traditions.

Kaoutar Harchi : En effet, j’entre par une autre porte. Je suis née dans une famille très peu politisée. Notre manière de vivre, comme j’ai pu l’évoquer brièvement dans Comme nous existons, consistait à vivre loin de tout mais aussi de tous. Dehors, c’était le danger. Dedans, c’était la sécurité. Cette vision est celle de mon père. Et j’ai cru en cette vision. Je veux dire j’ai vécu comme mon père estimait qu’il nous fallait vivre. Sans nouer de liens, de relations, en nourrissant méfiance et paranoïa, d’une certaine façon. Je crois que tout ce que mon père voyait de la France l’effrayait. On ne peut que le comprendre. Il a transmis cette frayeur aux siens. Je me souviens qu’il répétait toujours Ne mange pas ce que les gens te donnent à manger. Il me disait ça le matin, avant de partir à l’école. Ou avant une fête d’anniversaire, une sortie. Une fois, je m’en rappelle encore, j’avais faim et j’ai mangé un petit bout de quelque chose. J’ai eu très peur de ce qui allait m’arriver. Je craignais de tomber malade ou qu’un malheur se produise. J’ai attendu. Mais rien. Rien ne m’est arrivé. J’étais jeune encore. Et je crois m’être dit, ou avoir plus ou moins pensé, que mon père se trompait. Après je me suis tournée, ni retournée contre mon père, ni détournée de ma famille, juste tournée. J’ai dû commencer à regarder les choses autrement, j’imagine. Je me permets ce détour par le passé pour tenter d’illustrer ce long chemin qu’est la politisation de soi, de sa conscience lorsque nous naissons dans une famille qui transmet quelque chose d’une forme de frayeur. J’ai dû apprendre à avoir moins peur de ce dont mon père avait peur pour pouvoir, en moi, faire de la place au réel. Ce n’était plus seulement le monde de ma famille, mais le monde dans lequel ce monde lui-même était plongé. Et bien sûr ça m’a fait peur. Mais au moins, disons que c’était ma peur. Voilà, c’est un peu la forme familiale de configuration de ma personne. Je crois que ça a déterminé, en partie, la manière dont je suis venue aux questions qui nous occupent aujourd’hui, nous préoccupent. Dans le monde réel, j’ai eu besoin de créer une famille, une chaleur familiale, le sentiment d’un chez soi. D’une phrase, pour aller à l’essentiel, je ne voyais pas Marx, Marx et tous les autres, comme des pères, comme la famille. Mais Kateb Yacine, oui, un peu, Rachid Boudjedra aussi, Tahar Djaout également. Je pourrais citer encore d’autres noms. Des écrivains, des hommes, des Arabes. Dans leur récit, chacun à leur manière, abordait la question de la guerre, le colonialisme, la violence. Ça me parlait beaucoup. Tout a commencé pour moi par être arabe. Pauvre, à mes yeux, ça venait de ce fait d’être arabe. C’est parce qu’arabe que le patron de mon père ne le payait pas, lui, mais payait les autres travailleurs. C’était ça alors ma porte d’entrée, être faite arabe et aimer ça.
Joseph Andras : Quand tu te lies à Révolution Permanente, organisation trotskyste, ce n’est donc pas au nom du marxisme-léninisme.
Kaoutar Harchi : Pas simplement, oui. Aussi parce que la question raciste existe dans leurs rangs, même si j’espère qu’elle existe encore plus.
Joseph Andras : Mais tu te réclames aujourd’hui du communisme. Tu appelles à l’établissement d’une « société socialiste ». Comment ce champ révolutionnaire devient, pour reprendre ton mot, ta « famille » ?
J’approche donc la question du socialisme notamment par cette question du travail, de l’exploitation, et par ce fait qui doit toujours nous étonner, nous faire agir, à savoir que des gens ordonnent et d’autres exécutent. Il y a des patrons et il y a des travailleurs. Au nom de quoi ?
Kaoutar Harchi
Kaoutar Harchi : C’est très simple : c’est par la question du travail. J’ai de vagues souvenirs de mes parents, dans la cuisine, qui parlent d’une avocate qu’il s’agirait de contacter car ils aimeraient porter plainte contre le patron de l’entreprise de nettoyage où travaillait mon père. Ou un autre souvenir encore : nous sommes au Maroc, c’est le mois d’août, nous allons bientôt rentrer en France mais ma mère tient absolument à aller en ville pour acheter un petit cadeau qu’elle offrira plus tard à l’avocate. Dans Comme nous existons j’aborde un peu cette dimension. J’y avais écrit ça : « Dès cet instant, je me savais perdre le père et retrouver le travailleur. » J’approche donc la question du socialisme notamment par cette question du travail, de l’exploitation, et par ce fait qui doit toujours nous étonner, nous faire agir, à savoir que des gens ordonnent et d’autres exécutent. Il y a des patrons et il y a des travailleurs. Au nom de quoi ? Mais j’ai mis du temps à passer de cette question du travail, de ces figures du travailleur et du patron – dont j’entendais parler nuit et jour chez moi –, à la question explicitement socialiste. Ou communiste, comme tu veux. Ça s’est fait progressivement. Par des lectures, beaucoup. Mais, pour ne pas perdre Trotsky : c’est tout de même pas mal ce que tu as en partage, pour quelqu’un qui ne se réclame pas de lui !
Joseph Andras : Car ce qui me sépare de lui – ou du trotskysme – est plus grand. Trotsky est l’une des incarnations du marxisme-léninisme et je ne me réclame pas de cette proposition. Je l’ai étudiée pendant des années : c’est incontournable pour quiconque réfléchit à un agencement du monde moins inégal. J’ai d’ailleurs écrit une sorte de petite Vie de Lénine qu’un éditeur grec a publiée chez vous, uniquement en Grèce.
Trotsky est l’une des incarnations du marxisme-léninisme et je ne me réclame pas de cette proposition.
Joseph Andras
Kaoutar Harchi : Qu’est-ce qui t’éloigne exactement du marxisme-léninisme ?
Joseph Andras : Les écrits de Marx et d’Engels comptent pour moi. Disons juste que je ne crois pas à la pertinence théorique contemporaine du marxisme-léninisme – le parti de fer, l’étroitesse du sujet révolutionnaire, la vision des stades, le productivisme, l’obsession scientifique, l’espèce d’amoralisme philosophique, etc. Et que je fais miennes les observations formulées dès 1918 par Rosa Luxemburg quand elle parle de l’« erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotsky » quant à leur mépris de la démocratie sous couvert de rejet de la démocratie formelle. La sauvagerie de la guerre civile révolutionnaire russe ne suffit pas à expliquer la toute-puissance du parti-État, la dévitalisation des Soviets, la centralisation hystérique, l’écrasement des forces d’opposition, le déchaînement de la Tchéka. Il y a dans le noyau dur bolchevik une conception autoritaire et brutale de l’affranchissement. Rien ne justifiait, examen à l’appui, de mater les hommes de Makhno et de Kronstadt. Sans parler de certains passages glaçants de Leur morale et la nôtre ou de Terrorisme et communisme. Il m’est impossible d’oublier cette page du Journal d’exil de Trotsky consacrée à l’exécution de la famille impériale. Il y balaie tout questionnement d’un revers de la main, plein de sa brusquerie habituelle. À titre personnel je ne balaie pas l’assassinat d’Anastasia, alors adolescente, donc innocente : c’est un de nos crimes historiques. Il y en a eu d’autres. J’en suis comptable, quelque part, puisqu’elle a été tuée au nom du socialisme. Je pense, comme Rosa Luxemburg, que « chaque larme qui aurait pu être évitée est une accusation ». Elle poursuivait : quiconque, au nom de la révolution, « écrase par inadvertance même un pauvre ver de terre commet un crime ». Voilà « la vraie essence », elle disait, du socialisme.
Je ne crois pas à la pertinence théorique contemporaine du marxisme-léninisme – le parti de fer, l’étroitesse du sujet révolutionnaire, la vision des stades, le productivisme, l’obsession scientifique, l’espèce d’amoralisme philosophique, etc.
Joseph Andras
Kaoutar Harchi : C’est ça, au fond, la vision qui porte tout ton travail ?
Joseph Andras : Exactement. Je n’ai écrit qu’au nom de ça. Le socialisme est bien autre chose que la seule transformation des rapports matériels – « socialisme » ou « communisme », c’est pareil. Victor Serge s’est finalement brouillé avec Trotsky en raison de son agressivité, de son sectarisme, de son intolérance. Et Serge, anarchiste devenu trotskyste puis proscrit du trotskysme, a laissé un testament au sortir de la Seconde Guerre mondiale : il invite à fonder un socialisme à la fois révolutionnaire, populaire et démocratique. Tu as cité tout à l’heure trois écrivains qui t’ont formée dans ta jeunesse – deux d’entre eux sont explicitement socialistes, communistes. Mais je sais qu’Edward Saïd, qui n’est pas écrivain, a beaucoup compté aussi. Qu’est-ce que tu gardes de lui ?
Serge, anarchiste devenu trotskyste puis proscrit du trotskysme, a laissé un testament au sortir de la Seconde Guerre mondiale : il invite à fonder un socialisme à la fois révolutionnaire, populaire et démocratique.
Joseph Andras
Kaoutar Harchi : Oui, il a beaucoup compté. Pour la raison simple qu’il a incarné une parole critique non occidentale révoltée, révolutionnaire. En son centre même, il faudrait dire. Et ce qui m’a marqué, aussi, c’est, comme tu dis, qu’il n’était pas écrivain – bien qu’il écrivait à propos des écrits de certains écrivains. Il ne racontait pas d’histoires au monde occidental. Je le percevais sur un chemin droit, sur lequel il se tenait droit. C’était sans détour mais c’était un retour. Un retour retentissant. Un retour sur ce que l’Occident disait, et à partir de là faisait au monde non occidental. Et Saïd était arabe, palestinien plus précisément. Et Saïd était américain. Je dis « et » mais ce n’est pas une chose en plus, ce fait d’être arabo-américain, a fortiori aux États-Unis, a fortiori au sein de l’université américaine. C’était la condition de sa pensée critique. J’ai aimé Saïd pour sa capacité à révéler les frontières politiques de la science. Qu’en son temps il énonce que le savoir produit par la perspective orientaliste n’était scientifique que pour mieux masquer qu’elle était politique, politique et morale, afin de favoriser le positionnement des peuples orientaux sur une échelle de valeur et de traitements, qu’il énonce ça était une manière de voir inédite.
Joseph Andras : Au sens où personne avant lui ne l’aurait dit ?
L’Occident impérial tient pour lui-même, et donc pour le reste du monde, que la pensée est blanche.
Kaoutar Harchi
Kaoutar Harchi : Cet adjectif, « inédit », n’est pas tout à fait juste. Disons que l’établissement du lien entre l’orientalisme et la colonisation avait été abordée par un sociologue égyptien, Anouar Abd-El-Malek, qui avait réalisé une partie de sa carrière académique à Paris, au sein du monde des études arabes françaises. On pourrait, on devrait même, dans une certaine mesure, citer aussi le nom de l’anthropologue américain Talal Asad, né en Arabie Saoudite dans les années 1930. On lui doit une réflexion majeure sur les conditions conceptuelles du colonialisme. Conditions fournies par la démarche anthropologique occidentale, notamment. Je mentionne les noms d’Abd-El-Malek et d’Asad car, pour moi, il n’y a jamais Saïd seul. Il y a, l’ayant précédé, des penseurs arabes. Et que signifie être un penseur arabe ? C’est une question très importante. Ce n’est pas une chose qui, aux yeux de l’Occident impérial, va de soi que d’être arabe et que de penser. La possibilité d’exercer une pensée, et plus encore sa pensée, n’a pas immédiatement de lien avec ce qui est pensé – l’objet – mais avec le statut quasi ontologique imputé de qui pense – le sujet. Pour le dire autrement, l’Occident impérial tient pour lui-même, et donc pour le reste du monde, que la pensée est blanche. Edward Saïd a pu penser car un certain nombre de conditions matérielles étaient réunies. Par exemple, si Saïd avait été musulman, l’histoire aurait été différente. À travers Saïd, il y a bien sûr la pensée saïdienne, mais il y a, pour moi en tout cas, sa trajectoire. À quel prix cette trajectoire-là a été construite ? C’est une trajectoire qui touche évidemment à l’intelligence de Saïd, mais il ne faudrait pas sous-estimer, comme je le disais, la dimension matérialiste d’une pensée, celle d’Edward Saïd, qui n’était pas donné d’avance mais qui a été rendu possible par une agencement social complexe. Il l’a souvent dit, je crois. Il était un professeur de littérature à Columbia. Il en existait bien d’autres, des professeurs. Il aurait pu finir comme eux : sans gloire. Mais la guerre des Six Jours a touché Saïd. Elle n’a pas touché les autres professeurs de littérature. C’est là que la gloire de Saïd commence. Quand tout d’un coup, au lieu de retourner sa veste, ou de se détourner, il se tourne vers la guerre. Et là Saïd, qui était un occidental, a cessé de l’être. Il est devenu un Arabe palestinien, parlant aux Palestiniens, aux Jordaniens, etc., multipliant les voyages et les rencontres. Parce que Golda Meir existait et qu’elle disait à l’époque que les Palestiniens n’existaient pas. Ça, pour moi, c’est bouleversant. Mais Saïd a beaucoup compté pour toi aussi.
Joseph Andras : Oui. Je pense avoir tout lu de Saïd en français. Et comme tout n’est pas traduit je le lis parfois en anglais. Ce que j’aime par-dessus tout dans son travail, c’est ce qu’il a appelé « le maintien d’un état d’alerte ». Ne jamais paresser intellectuellement. Rester attentif. Il conçoit le travail intellectuel comme un travail de déstabilisation de l’ordre et de ses lecteurs, de son auditoire, de son camp. Ça, c’est terriblement rare ! Car contester l’ordre en place quand on est écrivain, c’est élémentaire – c’est même la moindre des choses. Toute littérature du pouvoir fait rire. Accuser les puissants, le capitalisme, l’impérialisme, Macron, Trump, Netanyahu, les injustices structurelles, tout ce qu’on veut, je l’ai fait cent fois car je le fais comme je respire : il n’y a pas le moindre mérite à ça. C’est très bien vu, médiatiquement, d’être un écrivain ou un artiste « rebelle ». Les choses sérieuses commencent avec le double élan. Le geste total. Nos écrits ne peuvent presque jamais atteindre le pouvoir mais ils peuvent parfois toucher notre camp qui, lui, peut atteindre le pouvoir. La plupart des intellectuels ou des militants ne veulent pas troubler ceux qui les apprécient. Saïd, lui, le cherche ! Il refuse le confort, la sécurité, l’assise. Il aurait pu s’en tenir à la critique de l’Occident mais non, il a pensé pleinement, totalement. Il est antisioniste et martèle qu’il faut incorporer le génocide des Juifs et s’élever contre l’antisémitisme de certaines figures du monde arabe. Il désosse l’universalisme hégémonique et loue un « certain universalisme ». Il dissèque la littérature impérialiste et trouve absurde l’idée que « pour être politiquement correct on ne doi[ve] lire que certains auteurs, choisis en fonction de leurs convictions, de leur race, de leur sexe ». Il s’oppose à la diabolisation des musulmans et, au nom de la liberté d’expression absolue, soutient haut et fort Salman Rushdie. Il est partie prenante de l’OLP, conteste Arafat et se dresse contre le Hamas – son idéologie islamiste autant que ses méthodes de combat. Il apparaît comme l’un des défenseurs de l’identité palestinienne et jure que rien ne l’intéresse moins que « la filiation », que son « identité propre ». Il déjoue la plupart des oppositions épaisses, faciles, racoleuses. Tout le gras de la pensée. Cette condition borgne qui, si souvent, plombe la lutte politique. Ce mouvement rare, ce goût pour débusquer le vrai, a peut-être partie liée avec son penchant libertaire. Je ne sais pas – il a confié un jour sa sympathie pour l’anarcho-syndicalisme. Je ne peux d’ailleurs pas m’empêcher de lier sa position, quoique différente évidemment, à celle de Serge quand, dans ses Carnets, il écrit : « Conception du double devoir, défendre la révolution, combattre à l’intérieur ses tares. » Il n’y a pas beaucoup d’intellectuels décédés dont je me dis que leur parole manque à notre monde. Qu’elle nous aiderait, nous ferait du bien. Saïd en fait partie.
Vers une existence paisible
Que signifient « nous » et « je » pour chacun d’entre vous ?
Joseph Andras : Quand je pense à « nous » je pense instinctivement à l’espèce. Au primate, à Homo sapiens. C’est un mot qui me vient aussitôt quand j’écris, « espèce ». Je n’ai jamais vérifié mais il doit figurer dans la plupart de mes livres. Mais ce « nous » est tigré, évidemment. Il y a le « nous » des partisans du socialisme, le « nous » français. Il y en a d’autres – le « vous » dans lequel on me situe quelquefois et dont je sais, très tranquillement, que j’en suis : celui des hommes, celui des Blancs, etc. Tout s’entremêle sans difficultés. Au « je » de s’insérer.
Kaoutar Harchi : Moi, j’ai un peuple. Je ressens ça instinctivement. Mais c’est malheureux d’avoir un peuple. Ça signifie que ce peuple connaît ou a connu le malheur. Que l’Histoire est tombé sur ce peuple et que des individus, pour se relever, doivent parvenir à imaginer qu’ils ne sont pas seuls, qu’il y a du monde, un monde, un peuple autour d’eux.
C’est incroyable d’être arabe : vraiment, je conseille à tout le monde !
Kaoutar Harchi
Joseph Andras : Tu penses à un peuple arabe ?
Kaoutar Harchi : Oui, je pense aux Arabes. C’est incroyable d’être arabe : vraiment, je conseille à tout le monde ! (rires) Plus sérieusement : c’est pour ça qu’en disant « je » je crois que je dis toujours « nous », en fait. Ce n’est pas imaginaire, un peuple. C’est imaginé. C’est bien ce que je dois tenter d’imaginer, que je ne suis pas seule.
Les identités naissent des violentes formes d’identification produites incessamment par l’État, ses polices et par l’ensemble des institutions qui règlent la vie sociale. Nous ne pouvons donc que comprendre que la question identitaire compte. Ça en dérange beaucoup, j’en conviens. Mais c’est ainsi : ça participe des coordonnées du conflit.
Kaoutar Harchi
Joseph Andras : Comment envisages-tu la transformation de ce que tu qualifies de « malheur » à, je ne dis pas l’humanité hors-sol, abstraite, liquide, car je n’ai en rien ça à l’esprit, mais à la possibilité politique d’un monde d’égaux ?
Kaoutar Harchi : Les identités naissent des violentes formes d’identification produites incessamment par l’État, ses polices et par l’ensemble des institutions qui règlent la vie sociale. Nous ne pouvons donc que comprendre que la question identitaire compte. Ça en dérange beaucoup, j’en conviens. Mais c’est ainsi : ça participe des coordonnées du conflit. C’est ça, le jeu. Et, comme nous pouvons, nous jouons bien que nous sommes nombreux à savoir que ce jeu est haïssable. Je crois que personne n’oubliera jamais ce qui a été fait de lui, de ses parents, de ses ancêtres. C’est une énergie de la mémoire qui est, à mon sens, intarissable. Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là, c’est vrai. Il faut continuer à marcher et décider ce que nous voulons faire de tout ça. Je pense que l’approche essentialiste, ontologisante, de ce que nous sommes, comme si nous étions nécessairement, c’est-à-dire intrinsèquement, ceci ou cela plutôt que ceci et cela, est dangereuse. Elle ne peut mener qu’à une forme de pourrissement de toute possibilité de bâtir un monde où une vie importe autant que toute autre vie. Nous devons trouver une boussole plus sûre, plus juste. Cette boussole demeure la justice sociale, l’égalité, c’est-à-dire la considération égale des vies. Je nous souhaite de finir par devenir un seul et unique peuple d’égaux, libérés des passions tristes, libérés, surtout, du désir des uns de faire supporter le poids de leur vie à d’autres vies. L’ontologie ne peut pas être celle de l’identité mais celle de la relation, des relations.
Joseph Andras : Au sens qu’Édouard Glissant donne à « la Relation » dans sa proposition du « Tout-monde » ?
Kaoutar Harchi : Oui, penser la relation, c’est-à-dire ce qu’il y a entre nous, ce qui manque à cet espace entre nous aussi, c’est une manière de tenter de tout tenir ensemble puisque toutes les dominations vont ensemble. Réfléchir aux conditions nécessaires d’une existence paisible, où la vie s’épanouit et s’éteint d’elle-même – et non par la violence d’un bombardement, d’un génocide ou d’une exploitation des forces du corps – implique d’essayer d’articuler des politiques de reconnaissance et des politiques de redistribution. Contre des formes mortifiantes de mépris et contre des inégalités socio-économiques meurtrières, il faut parvenir à bâtir un dialogue. La gauche sociale – qui se fait très rare – et la gauche culturelle – pour reprendre les catégories d’analyse de Nancy Fraser – doivent être pensées selon ce que chacune peut apporter à l’autre. C’est mutuel.
Pourquoi, plus d’une fois, avez-vous raconté, Joseph, la vie de personnes réelles – le Vietnamien Hô Chi Minh, la Kurde Nudem Durak ou encore le Kanak Alphonse Dianou –, mais jamais fictives ?
Joseph Andras : En littérature je n’ai pas un rapport de grande proximité avec la fiction. De ce que peut la littérature j’aime avant tout ce qu’elle peut réellement. Le monde est saturé d’inventions, de mises en scène, d’imprécisions : je n’ai pas d’autre souhait, quand j’écris, que de chercher le vrai. C’est tout. Écrire sur des personnes, et non des personnages, est la manière que j’ai, parfois, trouvée pour écrire sur le monde. Car tout individu est une institution. Dans une personne le monde, l’ordre social, est replié. L’opposition individu/collectif n’a, en ce sens, aucun sens.
Je n’ai pas d’autre souhait, quand j’écris, que de chercher le vrai.
Joseph Andras
Kaoutar, vous avez abandonné le roman au profit de l’autobiographie. Avez-vous un désaccord avec la méfiance que Joseph peut entretenir avec le « je » ?
Kaoutar Harchi : Je lisais ces derniers temps Mathieu Riboulet. Je découvre un peu ce travail. Dans un récit titré Entre les deux il n’y a rien il écrit : « Les écrivains ne cessent de vérifier que la fiction dépasse toujours la réalité. » Partant de là, je crois, les écrivains devraient être les chantres de la contre-fiction ou de l’anti-fiction. Mais non, il y en a toujours pour faire de la fiction. C’est aussi que je place, désormais, l’écriture « de soi » au sommet de toutes les formes d’écriture. Non pas pour hiérarchiser mais simplement car ça me permet de fixer mon regard et mon geste au-dessus du marasme de l’acte d’écrire. Qui est toujours un acte qui peut vous perdre, vous égarer tant on peut question son sens – et ne pas trouver de réponse suffisamment solide pour s’y tenir… Mais vous parlez d’un « désaccord » éventuel avec Joseph. Non. Je comprends sa position de méfiance. Je veux dire par là que je comprends ce que sa propre histoire fait peser sur lui de possibilités, mais peut-être aussi de limites, de choses closes sur lesquelles il réfléchit actuellement. Peut-être pour les ouvrir et découvrir ce qu’elles recèlent.
Joseph Andras : Je n’ai rien écrit depuis deux ans. Je veux dire écrit de littéraire – le reste, les quelques articles politiques, c’est comme rédiger une liste de courses. Panne sèche. Trou noir. Donc oui, ça me laisse du temps pour réfléchir. On a un jour questionné Baldwin à propos de son « talent » d’écrivain : il a répondu « il est à vous, il est à tout le monde ». Car, il a ajouté, il ne l’a « pas inventé ». Le « je » de l’écrivain peut ainsi se confondre au « nous ». Et puis ce qui sépare un humain d’un autre être humain n’est pas bien gros. Une feuille de papier calque. Tout le monde ressent grosso modo la même chose ; nous sommes extrêmement peu singuliers. Les émotions sont les mêmes, les mouvements de pensée sont les mêmes : chaque « je » puise dans la même grande soupe planétaire. Il suffit de se rendre sur deux ou trois continents pour mesurer combien Homo sapiens se déploie sans grande originalité. Mon « je » privé, je le vois d’abord comme un conduit, un relais, un passeur. En ce sens mes livres valent plus que la personne née tel jour et vouée à mourir tel autre jour, personne coincée dans des « traits de caractère », des « goûts », des « opinions » et des « mouvements d’humeur » !
Kaoutar Harchi : Mais tu t’interdis des tas de choses, avec ta crainte, que je ne partage pas, de faire état de ton « je » privé, profond.
Joseph Andras : Je reconnais une raideur. Je n’en suis pas fier et, comme tu dis, j’en vois certaines limites. J’ai incorporé cet interdit pascalien ou révolutionnaire : le moi est haïssable, etc. « Tu ne possèdes rien en propre. Rien ne te distingue des autres », ajoute une figure du zen Sōtō, Kodo Sawaki. Il y a, forte, la peur de l’impudeur, du narcissisme, de l’incontinence – surtout dans une époque à ce point exhibitionniste ! Pourtant je ne déteste pas l’absence de rétention des autres. Je la lis régulièrement avec émotion et passion. J’utilise parfois le « je » comme narrateur, comme facilitateur technique d’une enquête – et encore, j’ai utilisé le « tu » dans une enquête car je n’arrivais pas à utiliser l’autre pronom. Donc oui, tu as raison, je m’interdis volontiers cette émotion, l’expression de l’émotion je veux dire. Et ça c’est un problème littéraire. Je n’ai pas encore réussi à le résoudre. Il y a quelques mois j’ai lu Putain de Nelly Arcan : les larmes me sont venues. Il y a quelques semaines j’ai lu le journal d’Etty Hillesum : on ne peut pas faire plus « je » ; ça m’a retourné le cœur. Cet envol émotionnel, force est d’admettre, est pratiquement impossible sans le recours au « je » profond. Celui sous le capot, sous la peau, tout au fond de l’âme. Personne ne pleure en lisant Trotsky.
Kaoutar Harchi : C’est exactement ça que je voulais dire : je cherche le « je » parce que je cherche le sentiment. Comme je le disais tout à l’heure, le « je » ne renvoie jamais à un moi unique, fermé sur lui-même, qui se penserait différent. Au contraire ! Dire « je » c’est à mes yeux aller tous ensemble – alors que, si souvent, nous allons les uns sans les autres. C’est ce que j’appelle ici le sentiment. Ce sentiment d’une communauté, d’un groupe, d’un ensemble, d’un peuple. Une solitude qui finit.
Vous suivez des voies différentes en ce qui concerne la promotion et les médias. Qu’est-ce qui vous rebute tant, Joseph, dans le fait de devenir une personne publique ? Kaoutar, dans quelle mesure les médias et les réseaux sociaux servent-ils vos objectifs ?
Kaoutar Harchi : « Servir mes objectifs », c’est un très grand mot ! Disons plutôt que la conquête de l’espace public compte pour moi. C’est une arène politique fondamentale pour les mouvements antiracistes et féministes, notamment. Donc il est important de pouvoir contribuer, autant que ce soit possible, à la transformation de cette arène.
La conquête de l’espace public compte pour moi. C’est une arène politique fondamentale pour les mouvements antiracistes et féministes, notamment.
Kaoutar Harchi
Joseph Andras : Rien de plus simple : j’écris des livres, donc ces livres je tiens à ce qu’ils vivent en tant qu’ils sont des livres. Ils n’ont pas besoin que je leur tienne la main pour traverser la route. Mais je comprends tout à fait qu’on voie ça autrement. C’est un truc personnel : je n’ai aucun désir d’exposition, de notoriété ou de reconnaissance médiatique. Je n’aime rien tant que le silence à ma table de travail et les champs pas loin.
Vous parlez dans votre livre sur la situation assez pénible des écrivains en France. Mais en Grèce les choses sont probablement encore plus décourageantes ! Pourrions-nous faire un effort commun dans ce domaine ?
Kaoutar Harchi : Les écrivains doivent se défendre car leur condition est particulièrement menacée par des approches libérales et marchandes des mondes des arts. L’une des voix que nous devons envisager est celle, notamment, de la syndicalisation des écrivains. Le souci, dans les représentations, c’est que syndicaliste ça ne fait pas très écrivain. Les écrivains doivent donc aussi apprendre à être moins préoccupés par ce qui fait écrivain et plus soucieux de la manière dont ils sont empêchés de vivre – et donc d’écrire.
Les écrivains doivent se défendre car leur condition est particulièrement menacée par des approches libérales et marchandes des mondes des arts. L’une des voix que nous devons envisager est celle, notamment, de la syndicalisation des écrivains.
Kaoutar Harchi
Joseph Andras : Considérons les écrivains, les artistes, comme des travailleurs. Et convenons que le système des avances sur droit – modiques, le plus souvent – et des droits d’auteur – si le livre se vend – est injuste. Un écrivain ne devrait pas être payé en fonction des exemplaires écoulés ! Pas plus qu’on n’accepterait qu’une aide-soignante soit rémunérée en fonction du nombre de patients pris en charge. Tout écrivain devrait pouvoir vivre le temps de son travail : s’il lui faut deux ans pour construire un livre, et si on s’en tient au Smic net français, il devrait recevoir 34 000 euros. C’est parfois dix fois moins. Chez vous, je ne sais pas. J’ai très souvent gagné moins d’un Smic mensuel. Ce qui fait partout cette folie : les écrivains ont très souvent deux métiers. Kaoutar, tu dois être professeure pour payer tes courses.
Kaoutar Harchi : Oui, c’est vrai.
Considérons les écrivains, les artistes, comme des travailleurs.
Joseph Andras
Joseph Andras : Tu es pourtant une écrivaine assez visible dans le champ intellectuel français. Quant à moi j’ai eu à connaître quelques moments de grandes difficultés financières. On nous dira qu’un éditeur, surtout s’il est petit, ne peut pas payer correctement ses auteurs au regard de l’économie globale d’un livre. Je l’entends – Divergences, notre éditeur pour ce livre, ne dispose pas, je pense, de cet argent. Certains éditeurs peuvent même faire face à des difficultés financières. C’est donc une refonte bien plus vaste qu’il faut entreprendre – laquelle n’empêche pas d’obtenir, ici et maintenant, des éditeurs qu’ils augmentent sans délai les avances des écrivains. On revient à la question révolutionnaire.
Kaoutar Harchi : Dans le livre est esquissée la proposition, pour l’heure française, je crois, du salaire à vie, de la garantie économique générale. Pour tous, donc pour les écrivains aussi.
Un entretien réalisé par Kostas Stoforos
