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« Jouer avec le feu » : un film irréaliste et lâche sur l’extrême-droite

Affiche du film "Jouer avec le feu"

Jouer avec le feu est sorti à la fin du mois de janvier sous un tonnerre d’applaudissements. Il raconte, du point de vue d’un père, la radicalisation à l’extrême-droite de son fils aîné tandis que le cadet, plus discret, cartonne dans ses études. Pour l’Humanité, c’est “un drame familial captivant”, pour les Inrockuptibles il se situe dans “ce mouvement de balancier qui le fait passer de la lumière du jour aux ombres du soir”. Pour l’Obs, “Jouer avec le feu” “scrute la montée des replis nationalistes et des idées xénophobes dans des territoires sociaux et géographiques délaissés par les politiques”. Le Figaro aussi a adoré. Ouest France également. Il faut dire que le film comporte deux ingrédients qui mettent des étoiles dans les yeux de tout bourgeois culturel qui se respecte : Vincent Lindon + l’Est pauvre et tragique. Alors, faut-il aller voir “jouer avec le feu” si l’on espère comprendre ce que peut vivre une famille ouvrière touchée par la radicalisation à l’extrême-droite d’un fils ? Absolument pas.

Pourquoi les réalisateurs français doivent arrêter de tourner en Moselle (ou dans le Nord)

L’ensemble des critiques saluent la performance inoubliable de Vincent Lindon. Cet acteur, coutumier des films français “sociaux”, joue sa partition à merveille : Vincent Lindon joue Vincent Lindon qui joue un prolo. Comme dans La loi du marché de Stéphane Brizé, également encensé par la critique, Lindon incarne, dans Jouer avec le feu, un prolétaire représentant d’un monde finissant – celui des tracts et des manifestations, des usines et de la métallurgie – qui répond dès le début à un collègue cgtiste que “tout ça, c’est derrière lui”. Qu’importe que, depuis La loi du marché sorti en 2015,  il y ait eu les Gilets jaunes et trois grands mouvements sociaux dont le dernier a rassemblé plus de monde que tout autre mouvement avant lui, le prolo du cinéma français est systématiquement obsolète, résigné, triste et grave. C’est l’ingrédient incontournable du cinéma dit social dont Rob Grams a déjà bien décrit les travers dans cet article sur le bourgeois gaze (regard bourgeois). Lindon maîtrise cet art du prolétaire résigné à la perfection, l’air perpétuellement indigné et blasé à la fois, la larme à l’œil durant les trois quarts du film.

Qu’importe que, depuis La loi du marché sorti en 2015,  il y ait eu les Gilets jaunes et trois grands mouvements sociaux dont le dernier a rassemblé plus de monde que tout autre mouvement avant lui, le prolo du cinéma français est systématiquement obsolète, résigné, triste et grave.

Il est filmé en plan très rapproché (comme tous les pauvres dans les films français, certainement pour souligner l’étroitesse de leurs possibles-haaan) dans sa maison sombre à l’ameublement trop chargé, perpétuellement anxieux et déprimé. Il a de quoi l’être : son fils aîné ne cesse de disparaître et toutes leurs tentatives de dialogue débouchent dans la seconde sur de l’intimidation physique. C’est la trame générale du film : le fils retourne voir ses potes néonazis, le père s’énerve, ils se menacent, s’intimident physiquement, le fils part en claquant la porte. Les discussions un peu élaborées, dans le cinéma français, sont réservées aux films qui se passent dans des grandes villes et où Louis Garrel joue le fils (et Catherine Deneuve la mère). Quand il s’agit des classes laborieuses, les hurlements et le rapport de force physique prennent immédiatement le dessus. Suivis de la traditionnelle sortie au bistrot, à regarder dans le vague en enquillant, seul, des pintes de blonde.

Depuis « La loi du marché », Vincent Lindon est le prolo préféré de la bourgeoisie française : triste, résigné, inoffensif.

Les discussions un peu élaborées, dans le cinéma français, sont réservées aux films qui se passent dans des grandes villes et où Louis Garrel joue le fils (et Catherine Deneuve la mère). Quand il s’agit des classes laborieuses, les hurlements et le rapport de force physique prennent immédiatement le dessus.

C’est le second film français tourné en Moselle qui est sorti au cours des derniers mois. Avant lui, l’adaptation du roman de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux a aussi été tourné dans ce département de la région Grand-Est, qui est l’équivalent social et cinématographique du département du Nord dans la région Hauts-de-France. Des gens pauvres, rustres et des usines désaffectées. Dans Leurs enfants après eux comme dans Jouer avec le feu, la narration est rythmée de plans mélancoliques sur des aciéries abandonnées. On n’en saura pas plus, dans un film comme dans l’autre, sur le contexte économique et social du département : les usines ont fermé, et tout parisien qui a fait Science Po ou une fac de droit pourra hocher la tête d’un air grave (eh oui c’est tragique). Qu’importe s’il y a encore de nombreuses usines en Moselle et toujours beaucoup d’ouvriers dans ce pays, cette classe et ces régions industrielles sont toujours marquées, dans l’imaginaire bourgeois, par le déclin et la dépression, sans que l’on ait besoin de creuser plus loin. Ainsi, le personnage incarné par Benjamin Voisin voit son avenir professionnel visiblement compromis par la désindustrialisation, comme si on était dans les années 1990. Le cinéma français s’intéresse à de rares occasions aux prolos alors il ne faudrait quand même pas lui demander de se mettre à jour et s’interroger vraiment sur ce que devient la jeunesse mosellane !

Dans « Leurs enfants après eux » comme « Jouer avec le feu », des images d’usines désaffectées remplacent tout propos social un peu élaboré. L’image se suffit à elle-même : le bourgeois culturel a compris le tragique de la situation.

Le cinéma français s’intéresse à de rares occasions aux prolos alors il ne faudrait quand même pas lui demander de se mettre à jour et s’interroger vraiment sur ce que devient la jeunesse mosellane !

Benjamin Voisin, nous dit la critique ciné, “crève l’écran”. Il serait ultra crédible dans ce rôle de jeune désœuvré qui rejoint l’extrême-droite. Et il est vrai qu’il est bien sympathique à sauter partout, saturé d’énergie juvénile, et qu’il porte très bien sa veste Adicolor. Jeune acteur parisien, il est le seul, dans le film, à avoir fait l’effort d’imiter l’accent de l’Est, de façon à peine exagérée (si). Du côté des autres, c’est un festival d’accents parisiens et d’accent du Sud (les prolos ont l’accent du Sud non ?). Comme dans Leurs enfants après eux, les acteurs n’ont rien de locaux et ne font aucun effort pour en avoir l’air. Les jeunes premiers comme Paul Kircher (Leurs enfants après eux) et Benjamin Voisin sont choisis pour incarner des jeunes prolos de l’Est, et ça sonne faux, très faux. “Je suis un prolo de l’Est et ça m’a saoulé tout de suite parce qu’ils ne se sont même pas fait chier à apprendre à parler comme des Lorrains, me disait un lecteur au sujet du casting de Leurs enfants après eux. On ne parle jamais de chez toi et quand on le fait on prend des Parisiens qui ne comprennent rien à ta culture. Oui mais voilà, pour les réalisateurs français et la critique ciné, tourner dans l’Est ou le Nord, c’est-à-dire un lieu où ils ne vont jamais en vacances, c’est déjà un exploit : il ne faut pas en demander trop. 

Le film qui ne vous apprendra rien sur l’extrême-droite

À l’heure où le pays est dirigé par un gouvernement soutenu passivement par l’extrême-droite et dont le ministre de l’Intérieur en reprend le programme et les discours, il est courageux de réaliser un film qui dénonce l’emprise que ce courant politique peut avoir sur la jeunesse et les drames auxquels cela peut conduire. Mais Muriel et Delphine Coulin, les réalisatrices de Jouer avec le feu, n’ont pas fait le choix de se pencher sérieusement sur le sujet. 

Pour ma part, lorsque j’ai vu l’affiche du film, j’ai pensé qu’il allait parler d’un jeune homme qui rejoint les petits groupes de sosies de Jordan Bardella, bien propres sur eux, qui viennent tracter sur les marchés de petites villes en saluant les petites grand-mères réacs. Mais non, les réalisatrices ont plutôt choisi d’imaginer son ralliement à une bande de mecs violents, skinheads et néonazis. C’est un choix moins audacieux, je trouve, mais qui demeure réaliste puisque les bandes violentes d’extrême-droite, qui se retrouvent autour de la pratique des sports de combats et visent l’affrontement avec la gauche et les réfugiés, existent bel et bien et se déploient dans le pays. 

Cette absence de début de discussion de fond et de motifs idéologiques permet de dénoncer la violence d’extrême-droite sans jamais parler de ce qui la nourrit et qui est implanté partout dans la société, et particulièrement à son sommet.

Mais ce choix permet aux réalisatrices de résumer l’extrême-droite à l’amour de la violence, tout simplement. Le seul moment où l’on voit le fils aîné avec ses amis fachos, c’est lors d’un combat de MMA. Aucun symbole raciste, nationaliste, sexiste ou homophobe n’est d’ailleurs arboré lors de cette scène. On voit simplement des hommes au visage perpétuellement déformé par un rictus de haine se taper entre eux. Il n’est jamais question des principaux carburants de cette violence, comme le masculinisme ou le racisme. Puisque les discussions entre le père et le fils tournent immédiatement aux invectives, les sujets de fond ne sont jamais abordés. À un seul moment, le fils revendique sa fierté de… Lorrain (le journal Le Monde a quant à lui entendu “du Rhin”… qui ne coule pourtant pas en Moselle mais dans les départements de l’ex-région Alsace vis-à-vis de laquelle les Lorrains entretiennent une rivalité ancestrale, mais passons pour la précision géographique et culturelle depuis Paris). Cette absence de début de discussion de fond et de motifs idéologiques permet de dénoncer la violence sans jamais parler de ce qui la nourrit et qui est implanté partout dans la société, et particulièrement en son sommet, au cinéma comme à la télévision où l’on vire un chroniqueur arabe sur simple pression de l’extrême-droite politique. 

La croix celtique que le personnage incarné par Benjamin Voisin se fait tatouer sur le dos est le moment le plus politique du film. En dehors de ça, jamais les motivations et les idées d’un jeune d’extrême-droite ne sont abordées.

On notera aussi que cette violence des néonazis est placée en symétrie de la violence des antifascistes, dont le fils est dans un premier temps victime avant de (Attention SPOILER mais épargnez-vous 8 euros en n’allant pas le voir) se venger et d’en assassiner un, fait horrible qui est traité comme la simple conséquence d’une guerre de gangs : les antifas ne serait que d’autres violents et non des gens qui tentent de protéger la société des attaques de l’extrême-droite. Une analyse signée le JDD ou France Info, endossée donc sans plus de réflexion par les deux réalisatrices.

Les défenseurs du film estiment que les réalisatrices ne sont pas entrées dans le détail de cette radicalisation à l’extrême-droite parce qu’elles ont plutôt cherché à se concentrer sur la relation père-fils et à produire un drame “intimiste” plus que politique. Ah ça oui, le cinéma français aime les drames intimistes qui mettent en scène des relations père-fils ! Mais alors pourquoi parler d’extrême-droite ? Parce que c’est un thème à la mode qui permet de s’attirer la sympathie de la bourgeoisie culturelle, tout en évitant soigneusement de parler de tout ce qui fâche et dépolitiser au passage toute cette question. Le film ne parlera donc évidemment pas du fait que, dans les départements conquis par l’extrême-droite, la petite bourgeoisie locale, et pas seulement les ouvriers, joue un grand rôle. 

Les difficultés sociales comme moteur de l’engagement à l’extrême-droite constituent une explication clichée d’ailleurs battue en brèche par la plupart des recherches sur le sujet. Bien sûr que le contexte social joue, mais d’autres paramètres existent évidemment. De ce point de vue-là, le film est très paresseux et invisibilise au passage une réalité : l’extrême-droite monte parmi la petite et grande bourgeoisie et c’est bien ça qui risque de nous faire basculer dans le fascisme. De cela, « Jouer avec le feu” ne parle jamais.

On ne saura jamais ce qui a poussé le personnage incarné par Benjamin Voisin à se radicaliser. Ah si : et accrochez-vous, c’est bien lourd. Ce serait son ressentiment à l’égard de son cadet qui nourrit sa rancœur, car il réussit scolairement et il est admis à la Sorbonne (qu’on nous présente dans le film comme un établissement d’élite, dont la doyenne fait un discours digne de Polytechnique alors qu’il s’agit d’une université publique au budget sabré par quinze ans d’austérité, dont la bibliothèque ancestrale ferme ses principaux services faute de budget, mais passons, le film enchaîne les incohérences et les inventions). Les difficultés sociales comme moteur de l’engagement à l’extrême-droite constituent une explication clichée d’ailleurs battue en brèche par la plupart des recherches sur le sujet. Bien sûr que le contexte social joue, mais d’autres paramètres existent évidemment. De ce point de vue-là, le film est très paresseux et invisibilise au passage une réalité : l’extrême-droite monte parmi la petite et grande bourgeoisie et c’est bien ça qui risque de nous faire basculer dans le fascisme. De cela, Jouer avec le feu”ne parle jamais.

Si les fascistes sont des monstres, alors ils restent marginaux et n’importe qui peut aller voir le film sans se sentir concerné ou visé par la montée des idées d’extrême-droite. De la même façon que si les violeurs sont des monstres, alors il est impossible de soupçonner les bons pères de famille, riches et respectables, qui violent. 

Enfin, les amis fachos de Benjamin Voisin sont mono-expression et grotesques : ils ne cessent de hurler, sont moches et effrayants, ce qui ne permet pas du tout de comprendre l’attraction qu’ils exercent sur le jeune homme. Comme le disait mon père en sortant du film, “on aurait dit les néonazis dans Didier”. Pour celles et ceux qui n’ont pas la référence, dans cette comédie sortie en 1997, un groupe de hooligans néonazis apparaît régulièrement et ils sont ridicules : ils hurlent en écoutant du métal et sont bêtes comme leurs pieds. Sauf qu’on n’est plus en 1997 mais en 2025, que Jouer avec le feu n’est pas une comédie et que représenter les fascistes comme des débiles ne permet pas de rendre compte de l’emprise de l’extrême-droite sur nos vies. Comme celle du violeur (souvent représenté comme un homme frustré agissant la nuit dans des parkings souterrains), la figure du facho est ici renvoyée à la monstruosité. C’est pratique, car si les fascistes sont des monstres, alors ils restent marginaux et n’importe qui peut aller voir le film sans se sentir concerné ou visé par la montée des idées d’extrême-droite. De la même façon que si les violeurs sont des monstres, alors il est impossible de soupçonner les bons pères de famille, riches et respectables, qui violent. 

Après avoir enchaîné « Leurs enfants après eux” et « Jouer avec le feu”, on est tenté de cesser de déplorer que les réalisateurs français se complaisent dans des drames familiaux impliquant des bourgeois parisiens. Peut-être que c’est finalement ce qu’ils savent faire de mieux, vu leur propre origine sociale et celle de leurs acteurs fétiches. Il vaut sans doute mieux raconter nous-mêmes nos histoires, celles de nos régions et de nos classes sociales en nous réappropriant l’appareil de production du cinéma, plutôt que de laisser la bourgeoisie culturelle nous décrire de façon aussi socialement paresseuse et politiquement lâche.

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Nicolas Framont
Nicolas Framont
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