Israël était-il menacé d’une frappe nucléaire iranienne ?

“Libérer les femmes !”, “faire tomber la dictature !”… Tous les arguments des puissances impérialistes occidentales pour justifier les guerres catastrophiques des trente dernières années sont ressortis à l’occasion de la guerre déclenchée par Israël contre l’Iran. Mais celui qui est le plus mis en avant, le même qui avait servi pour l’invasion américaine de l’Irak, est que l’Iran se serait apprêté à se doter de l’arme nucléaire, qui serait ensuite utilisée pour annihiler Israël. Mais est-ce vrai ? Qu’en disent les experts ? Y avait-il vraiment un risque d’une frappe nucléaire iranienne sur Israël ?
La prolifération : une mauvaise nouvelle
Précisons tout d’abord que la prolifération d’armes nucléaires est toujours une mauvaise nouvelle. Sur le temps long, imprévisible, elle accroît toujours le risque d’une guerre nucléaire aux conséquences inimaginables. Sur le temps court, elle accélère la course aux armements nucléaires dans le monde entier dans un cercle vicieux qu’il s’agirait d’arrêter au plus vite. L’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire ne ferait pas exception et serait illégale car elle constituerait une violation du Traité de non prolifération.
La prolifération d’armes nucléaires est toujours une mauvaise nouvelle.
Toutefois cette non prolifération ne peut pas raisonnablement ne concerner que les ennemis d’Israël et des Etats-Unis. Les Etats-Unis restent le seul pays à avoir frappé directement des civils avec l’arme nucléaire, à deux reprises (Hiroshima et Nagasaki) ce qui constitue un crime de guerre et un crime contre l’humanité, là où l’arme nucléaire a normalement un objectif de dissuasion.
Israël de son côté a obtenu l’arme nucléaire de façon illégale (avec l’aide de la France). Israël refuse systématiquement le contrôle de ses sites nucléaires par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). D’après le magazine britannique Jane’s Defence Weekly, Israël produirait entre 10 et 15 bombes nucléaires chaque année et disposerait de 80 à 300 ogives nucléaires pouvant être lancées par missiles balistiques, sous-marins et avions. Ces deux nations impérialistes n’ont donc aucune légitimité à agir sur la non-prolifération.
L’Iran était-elle sur le point de développer l’arme nucléaire ?
Ce qui justifie l’intervention israélo-américaine, avec le soutien de l’Europe, serait que l’Iran aurait été au bord de développer l’arme nucléaire. Cela est possible, difficile à prouver, mais n’a pour autant rien de la certitude qui nous est présentée.
Tout d’abord cela fait trente ans qu’Israël et Benjamin Netanyahu, premier ministre israélien sous mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale pour crimes de guerres et crimes contre l’humanité, affirment presque chaque année que l’Iran sera en mesure d’avoir une arme nucléaire “d’ici deux à cinq ans”.
En 1992, il déclarait à la Knesset (le parlement israélien) que « d’ici trois à cinq ans, on peut supposer que l’Iran deviendra autonome dans sa capacité à développer et produire une bombe nucléaire. ». Il l’écrivait de nouveau dans son livre de 1995 Fighting terrorism. En 2002, c’est devant une commission du Congrès américain qu’il l’affirmait, puis à une autre délégation en 2009 (“L’Iran a la capacité maintenant” de faire la bombe). En 2012, agitant un dessin enfantin de bombe, c’est devant l’Assemblée générale des Nations unies qu’il déclarait que « d’ici le printemps prochain, au plus tard l’été prochain… ils auront terminé l’enrichissement moyen et passeront à l’étape finale ». Pas effrayé par le ridicule, il revenait devant cette même assemblée trois ans plus tard, en 2015, pour dire que l’Iran était « à quelques semaines de posséder la matière fissile nécessaire pour constituer tout un arsenal de bombes nucléaires ». En 2018, c’est auprès de CNN qu’il affirmait qu’« ils disposent des moyens nécessaires, du savoir accumulé pour fabriquer une bombe très rapidement ».
Comme cela s’est révélé faux depuis trente ans, il est légitime de ne pas accorder de crédit à cette parole.
Cela fait trente ans qu’Israël et Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien sous mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes de guerres et crimes contre l’humanité, affirment presque chaque année que l’Iran sera en mesure d’avoir une arme nucléaire “d’ici deux à cinq ans”.
De leur côté, les Etats-Unis avaient, avec l’aide de la CIA, produit de fausses preuves du développement “d’armes de destruction massive” pour justifier leur guerre en Irak. Ils ont depuis admis qu’il s’agissait de faux. Leur parole n’a donc pas de valeur non plus sur ce sujet. D’ailleurs, selon la chaîne américaine CNN, les services de renseignement américains ont déclaré que l’Iran ne cherchait pas activement à se doter de l’arme nucléaire, et que si cela devait arriver ce serait dans les trois ans et pas dans l’immédiat. Ces discours contradictoires pullulent depuis des décennies dans le camp occidental. En 2009, ce sont les services de renseignement extérieurs allemands qui affirmaient par exemple que “l’Iran serait en mesure de se doter de l’arme nucléaire dans les six mois”. En 2010, Robert Gates, le secrétaire à la défense américain, affirmait que “sans progrès au cours des prochains mois, nous risquons la prolifération nucléaire au Moyen-Orient”, estimant lui l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran d’ici “quatre à cinq ans”.
L’argument pro-israélien : l’Iran voudrait “vitrifier” Israël
S’il était nécessaire de détruire l’Iran, ce serait parce que l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran signifierait que cette nation l’utiliserait immédiatement contre Israël. C’est l’argument que reprennent en boucle Israël, les gouvernements occidentaux, et en France les macronistes et une partie du Parti socialiste.
« Ce qui est condamnable, c’est la volonté de l’Iran de se procurer l’arme nucléaire en disant concomitamment qu’il en ferait usage contre l’Etat d’Israël avec la volonté de le vitrifier. »
Jérôme Guedj, député PS
Notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a ainsi exprimé son refus “d’un Iran nucléaire qui fait (…) peser un danger existentiel sur Israël, la région mais aussi sur l’Europe”.
Jérôme Guedj, député du Parti socialiste (dont Chloé Ridel nous expliquait pourtant que cette formation politique n’avait jamais été “ambigu vis à vis du gouvernement israélien”) toujours aligné avec la macronie, affirmait quant à lui : “Ce qui est condamnable, c’est la volonté de l’Iran de se procurer l’arme nucléaire en disant concomitamment qu’il en ferait usage contre l’Etat d’Israël avec la volonté de le vitrifier. (…) Israël a estimé, et d’ailleurs les chancelleries occidentales, à commencer par la France, ont estimé que c’est une frappe préventive pour se prémunir de ce danger existentiel. Je crois que c’est le cas. (…) Et qui se plaindrait de la déstabilisation du régime des mollahs ?” Si Jérôme Guedj concède poliment, avec un sens de la nuance qui force l’admiration, qu’Israël tue quand même beaucoup d’enfants palestiniens, celui-ci finit toujours par s’aligner sur la position israélienne, contre le droit international.
Personne de sérieux n’analyse une situation géopolitique, de relations internationales sous l’unique prisme des déclarations. Des déclarations opposées existent par ailleurs.
Cette rhétorique s’appuie sur des déclarations très hostiles à Israël des dirigeants iraniens. Cette théocratie brutale, tyrannique envers les femmes, se lance souvent pour souder son opinion dans des discours un peu délirants et lyriques sur le sujet, parle à propos d’Israël de “tumeur cancéreuse” à éradiquer etc. La phrase la plus souvent citée, bien que plutôt isolée, est celle de l’ancien président iranien Mahmoud Ahmadinejad qui avait déclaré il y a vingt ans, en 2005, qu’“Israël [devait] être rayé de la carte ». Des responsables iraniens étaient ensuite revenus sur cette phrase pour la contester et l’atténuer. Mais personne de sérieux n’analyse une situation géopolitique, de relations internationales, sous l’unique prisme des déclarations. Des déclarations opposées existent par ailleurs. L’ambassadeur d’Iran en France affirmait par exemple ce lundi 16 juin : “Nous n’avons pas mis en cause le droit de quelque entité, de quelque pays dans le monde, d’exister. L’Iran n’a jamais donné un avis d’éradiquer Israël, par contre il y a eu des propos de la part des dirigeants israéliens.” Officiellement, l’Iran ne dit pas vouloir attaquer Israël et affirme que son programme nucléaire sert à des fins civiles (production d’énergie, recherche scientifique). Affirmer que l’Iran dirait ouvertement vouloir “vitrifier” Israël est une simplification, voire une déformation.
Car derrière les discours, les faits : l’Iran a jusqu’ici fait preuve de retenue dans ses ripostes à chaque attaque israélienne, invalidant l’idée d’une « folie » guerrière jusqu’au-boutiste. Lorsque l’Iran avait riposté le 13 avril 2024 à l’assassinat de plusieurs de ses dirigeants et responsables par Israël dans des bombardements de consulat en Syrie (un crime assez grave dans le droit international), il l’avait fait avec beaucoup de mesures. Rym Momtaz, spécialiste du Moyen-Orient et chercheuse à l’Institut international d’études stratégiques (IISS), affirmait à l’époque : « C’était un désir d’envoyer un message et essayer de calibrer la réponse pour d’un côté être efficace pour rétablir un peu de dissuasion, mais en même temps faire en sorte d’éviter un embrasement et une guerre régionale. » L’Iran n’était pas dans une logique d’escalade, déclarant : “Si Israël ne répond pas, nous serons quittes” (quand bien même l’attaque israélienne contre l’Iran avait fait plus d’une dizaine de morts là où l’attaque iranienne contre Israël n’en avait fait aucune). Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales, partageait cette analyse : “L’Iran ne pouvait pas ne pas réagir. Mais Il y a une retenue et pas de volonté d’escalade du côté de l’Iran qui n’y a aucun intérêt, pour Israël c’est différent. » Le très pro-israélien Fréderic Encel, docteur en géopolitique et maître de conférence à Sciences Po allait aussi dans le même sens : “ Il y a une sorte de retenue. Ils ont donné pratiquement la quantité des engins, l’heure de départ et d’arrivée, alors qu’ils n’avaient pas encore atteint le territoire israélien.”Selon Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam), cité par Le Monde, « les Iraniens ont informé par leurs canaux les Américains, qui avaient des informations précises sur la riposte. (…) Les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».
Car derrière les discours, les faits : l’Iran a jusqu’ici fait preuve de retenue dans ses ripostes à chaque attaque israélienne, invalidant l’idée d’une « folie » guerrière jusqu’au-boutiste.
D’une manière générale, l’Iran se comporte de façon stratégique, évitant les conflits directs avec des puissances nucléaires ou très puissantes. Ses actions passent par des intermédiaires (soutien au Hezbollah et au Hamas) et des zones grises, et non pas par des actes suicidaires. Car même dans le cas de la confection d’une bombe nucléaire iranienne, la capacité de frappe d’Israël, comme celle de ses alliés, en particulier les Etats-Unis, resterait infiniment supérieure à celle de l’Iran. Une tentative d’attaque nucléaire de l’Iran contre Israël signifierait rien de moins que l’anéantissement presque immédiat de l’Iran, et les dirigeants iraniens le savent.
Par ailleurs, une frappe nucléaire iranienne sur Israël ne signifierait pas seulement l’anéantissement d’Israël (dans le cas où la frappe toucherait sa cible), mais aussi celle des Palestiniens, ce qui est contraire aux objectifs de l’Iran.
Une tentative d’attaque nucléaire de l’Iran contre Israël signifierait rien de moins que l’anéantissement presque immédiat de l’Iran, et les dirigeants iraniens le savent.
La Russie est la première puissance nucléaire au monde. Malgré cela, et malgré tous ses crimes de guerre, elle n’a utilisé (pour le moment) aucune bombe atomique depuis le début de son agression contre l’Ukraine. Ce qui signifie que même une puissance très agressive n’utilise pas sa bombe à tout bout de champ. Tout laisse à penser que l’Iran doté utiliserait la bombe comme tous les pays l’ont fait à part les Etats-Unis, c’est-à-dire de façon dissuasive.
Avner Cohen, chercheur israélien au Centre d’études internationales et de sécurité (CISSM) allait en ce sens : « La probabilité qu’un Iran doté de l’arme nucléaire lance une attaque nucléaire délibérée contre Israël (…) est pratiquement inexistante… (…) La possibilité que l’Iran – ou d’ailleurs n’importe quelle autre puissance nucléaire – déclenche une frappe nucléaire contre Israël, qui possède elle-même des capacités nucléaires, me semble proche de zéro.” On trouve le même type de conclusions dans ce rapport du Sénat français : « De nombreux spécialistes de l’Iran estiment que les dirigeants de la République islamique, quoi qu’ils en disent, sont prudents et ne veulent pas la guerre. » Même son de cloche de la part de Scott Sagan, professeur à Stanford, qui expliquait dès 2006 dans le très respecté Foreign Affairs, que ce sont les attaques contre l’Iran qui poussent l’Iran à vouloir se doter et non l’inverse.
Pourquoi ce mensonge ? Pourquoi cette guerre contre l’Iran ?
On le voit : l’idée qu’il s’agirait d’empêcher l’Iran « d’atomiser Israël » est carrément fantaisiste. Les objectifs de cette attaque israélienne, soutenue par l’Occident, sont donc autres.
L’idée qu’il s’agirait d’empêcher l’Iran « d’atomiser Israël » est carrément fantaisiste.
Pour Israël, pointe avancée des intérêts occidentaux au Proche et Moyen-Orient, il s’agit effectivement pour partie d’empêcher l’acquisition par l’Iran de l’arme nucléaire mais pas dans l’objectif “préventif” et “défensif” avancé (se protéger d’une menace nucléaire iranienne inexistante). C’est que l’obtention de la bombe atomique par l’Iran renforcerait sa position, rendrait le pays beaucoup plus difficilement attaquable (ce qui est le but de la dissuasion nucléaire) or le souhait de faire tomber le régime par la force par le camp atlantiste est assez clair, et ce depuis l’accession au pouvoir de l’ayatollah Khamenei qui avait renversé le Shah d’Iran en 1979, lui très proche des Américains et des occidentaux. Cette arme nucléaire iranienne augmenterait aussi la course aux armements nucléaires dans la région et donc la prolifération, or les occidentaux souhaitent que les armes nucléaires prolifèrent, mais uniquement entre eux. Cette guerre israélienne vise donc à affaiblir l’Iran mais aussi, et peut-être surtout, à ressouder le soutien occidental à Israël qui s’érodait petit à petit en raison du génocide à Gaza, qui déplait aux opinions.
« C’est à nous de nous libérer du joug de la dictature et de la théocratie. »
Fariba Hachtroudi, écrivaine et journaliste franco-iranienne
Parfois c’est la libération des femmes qui est avancée pour justifier cette guerre contre l’Iran. À ce propos, l’écrivaine et journaliste franco-iranienne Fariba Hachtroudi rappelait que « c’est à nous de nous libérer du joug de la dictature et de la théocratie » et qu’on ne libère personne en les tuant à coups de bombes. Et effectivement, il n’est pas sûr que les femmes afghanes, soumises au régime des Talibans, soient aujourd’hui très satisfaites du bilan de “leur libération” par les Etats-Unis.
En définitive, derrière les mises en scène alarmistes, la guerre menée par Israël contre l’Iran — avec le soutien zélé des puissances occidentales — repose sur un mensonge stratégique. Non, l’Iran ne menace pas d’anéantir Israël par une frappe nucléaire imminente. Non, cette guerre n’est pas un acte de défense légitime. Elle s’inscrit dans une logique impérialiste classique : empêcher par tous les moyens l’émergence de puissances régionales indépendantes, maintenir l’ordre géopolitique établi, et détourner l’attention des crimes de guerre bien réels commis à Gaza. Les précédents irakiens, afghans ou libyens devraient pourtant nous alerter : au nom de la paix, de la démocratie ou des droits des femmes, ces guerres ont semé le chaos, le terrorisme et la misère. La prolifération nucléaire est un grave danger. Mais elle ne peut être dénoncée à sens unique, en autorisant les bombes des uns tout en criminalisant les ambitions supposées des autres. Face à la propagande guerrière, à l’instrumentalisation cynique des droits humains, et à l’oubli systématique du droit international, il est plus que jamais urgent de refuser l’alignement, d’exiger une diplomatie fondée sur des faits et de rappeler que la paix ne vient jamais des bombes — surtout quand elles sont larguées au nom du mensonge.
Photo : By Federal government of the United States – https://www.atomicheritage.org/history/hydrogen-bomb-1950, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=12656652
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
