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Les Grandes Gueules : sur RMC, la petite bourgeoisie vous parle


Il n’y a pas une semaine sans qu’on les entende, ces grandes gueules : cela peut-être en voiture, en allumant malencontreusement la radio sur RMC, ou encore sur les réseaux sociaux, où leurs pétages de plomb produisent des séquences virales, ou encore en ayant le regard capté par la chaîne RMC Story sur l’écran d’un bistrot. Le schéma est globalement le même : un débat avec un angle bien gonflé débute (“interdire les réseaux sociaux aux ados : mission impossible ?” “Circulation : faut-il interdire les feux rouges ?” “le curieux régime alimentaire de Nicolas Sarkozy en prison”), des gens tous d’accord sur le fond débattent et l’un d’eux finit par hurler une tirade mensongère, diffamante et généralement raciste ou anti-pauvre, qui finira en boucle un peu partout. 

Le style “Grandes gueules” est objectivement distrayant : nous avons autour de la table des gens qui se targuent de “dire les choses telles qu’elles sont”, de ne pas y aller par quatre chemins, de râler et de crier leur colère et leur hargne. Ils sont naturels, spontanés : quand on écoute l’émission, il se passe des choses, au moins. Et surtout, ils ont l’air comme nous quand on s’engueule à la fin d’un repas de famille. C’est clairement cette dimension affective qui explique le succès des “GG”, émission qui hante notre vie médiatique depuis plus de 20 ans, avec les indéboulonnables Alain Marschall et Olivier Truchot comme animateurs.

Une spontanéité construite de toute pièce

Charles Consigny est l’une de ces “grandes gueules”. L’avocat – dont on se demande quand il trouve le temps de plaider vu celui qu’il passe sur les plateaux – a même reçu le prix de la “Grande Gueule de l’année” en 2024. Il faut dire qu’il fait particulièrement bien le job, avec un record de phrases assassines et de “polémiques”. “Va voir les fonctionnaires sur les green de golf sur toute la côte Ouest” lance-t-il à l’une de ses collègues en direct, “c’est que les cons comme nous qui nous faisons chier à bosser autant qu’on bosse pour payer ce merdier invraisemblable, ce pays de branleurs, c’est une réalité, et comprend qu’on en ait ras-le-cul de payer pour ça”. “Charles Consigny explose en direct”, titre le short YouTube qui immortalise la séquence. Sauf qu’il n’explose pas du tout : il suffit de regarder la vidéo pour constater que l’avocat a un petit sourire en coin et sait exactement ce qu’il fait : non pas perdre ses nerfs car il serait submergé par sa colère, mais content de produire une séquence pour laquelle il est payé. Car tous les ingrédients y sont : généralisations abusives, faits inventés de toutes pièces (ces hordes de fonctionnaires qui font du golf sur la côte Ouest), vulgarité et discours du déclin, avec évidemment un fond de stigmatisation de tous ceux qui ne “bossent” pas et une victimisation de ceux qui trimeraient pour eux – et dont les GG seraient, mais on va y revenir.

Les GG, c’est ça chaque semaine. Avec des variations dans l’horreur. La GG Barbara Lefebvre, essayiste et membre de divers think tank conservateurs, a déclaré, à propos des gazaouis, sur la chaîne israélienne i24 News (libre d’émettre en France) « Il faut que ces gens-là aillent vivre ailleurs » car « les civils à Gaza sont autant responsables que les membres du Hamas et du Djihad Islamique ». Ni plus ni moins qu’une apologie de génocide, en plein direct. Il faut dire que la chroniqueuse est une fervente défenseuse de l’armée coloniale israélienne puisqu’elle a aussi participé le 27 mai 2025 à un gala de soutien à l’armée israélienne, ou elle a animé un “quiz”, dont une question était, vous avez bien lu « Depuis le début de la guerre, si 55 000 personnes sont mortes à Gaza, dont 55 % de civils, ça fait combien de Gazaouis qui sont morts ? 10,5 %, 24,6 %, 1,3 % ou 5,5 % ? Quel est le bon chiffre ? ». Depuis, la société des journalistes de RMC et les syndicats ont réclamé son départ… en vain.

Un entre-soi politique et social

Car la spontanéité fictive, les coups de gueule prévus à l’avance, les clashs bien rodés, ne présentent jamais des points de vue contradictoires entre la gauche et la droite par exemple. Les Grandes gueules est une émission résolument à droite, mais pas n’importe laquelle : la droite petite bourgeoise, c’est-à-dire celle qui prétend représenter la pensée des “petits” (patrons, artisans, provinciaux) contre les “bobos”, les politiciens, les fonctionnaires et surtout les “assistés”, c’est-à-dire les pauvres. C’est aussi, et très fondamentalement, une pensée raciste qui se veut légitime parce qu’elle “dirait tout haut ce que tout le monde pense tout bas”. Mais qu’est-ce que la petite bourgeoisie au juste ? La composition des plateaux des Grandes Gueules permet de le comprendre. La voici : 

  • Fatima Aït Bounoua, professeure de lettres et psychothérapeute
  • Zohra Bitan, cadre de la fonction publique territoriale, militante du PS, puis de l’UDI, puis de la LICRA, militante anti-immigration
  • Johnny Blanc, propriétaire d’une fromagerie (entre 20 et 49 salariés selon Pappers)
  • Jean-Loup Bonnamy, philosophe et essayiste, le bandeau de son dernier livre sur “l’occident” dit “arrêtons de nous accuser de tout” (notamment de l’esclavage)
  • Mourad Boudjellal, homme d’affaires, ancien propriétaire de maisons d’éditions et de club de foot et de rugby, soutien d’Emmanuel Macron en 2017 et 2022
  • Maryeme Bouslam, responsable dans le milieu associatif, consultante
  • Marie-Sophie Bufarull, fonctionnaire à l’université
  • Charles Consigny, avocat associé, essayiste, soutien de Valérie Pécresse en 2022
  • Joëlle Dago-Serry, ex-cadre, coach en leadership
  • Antoine Diers, ancien conseiller politique d’Éric Zemmour, consultant pour les entreprises
  • Élina Dumont, militante d’associations humanitaires, comédienne
  • Frédéric Farah, économiste souverainiste
  • Camille Fournil, infirmière libérale
  • Flora Ghebali, consultante en transition écologique pour les entreprises, ex-membre de l’équipe de communication de François Hollande, sur la liste EELV aux européennes de 2024
  • Didier Giraud, agriculteur, ex-dirigeant de coopérative agricole, membre de la FNSEA
  • Lilian Guignard, kinésithérapeute du sport, consultant et membre du think tank conservateur Le Millénaire
  • Barbara Lefebvre, essayiste et membres de divers think tank conservateurs
  • Virginie Legrand, cheffe à domicile indépendante
  • Éléonore Lemaire, chanteuse lyrique et professeur d’aïkido
  • Étienne Liebig, cadre de la fonction publique territoriale, musicien, compositeur, écrivain, scénariste
  • Stéphane Manigold, patron d’un groupe de restauration, président de l’Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH)
  • Jérôme Marty, médecin généraliste, défenseur de la loi Duplomb
  • Bruno Pomart, ancien major de police, maire
  • Bruno Poncet, cheminot
  • Florence Rouas, avocate
  • Emmanuel de Villiers, ancien directeur du Grand Parc du Puy du Fou et du Parc du Futuroscope, et frère de Philippe de Villiers

Si l’on trouve 9 personnalités qui militent explicitement à droite ou l’extrême-droite, on ne trouve qu’une seule militante de gauche centriste, Flora Ghebali, et aucun militant de gauche. Mais ce n’est pas l’homogénéité idéologique qui est la plus frappante : avant tout, on est entre-soi : consultants, médecins, patrons, essayistes… Il n’y a qu’un seul ouvrier, Bruno Poncet, et on trouve ensuite quelques professions intermédiaires (enseignants, infirmière libérale…). Mais il n’y a aucun salarié du privé, alors que la majorité des actifs le sont. Au GG, on est patron le plus souvent, profession libérale ou au pire indépendant. Parmi les profils plus “atypiques” de coach comme Joëlle Dago-Serry, ce sont des personnes qui communiquent autour de leur parcours d’autodidactes voire de transfuges de classe. Les profils les plus provinciaux sont ceux de notables, y compris le seul agriculteur de la bande qui dirigeait une coopérative agricole tandis que le “fromager” est en fait patron d’une entreprise de plusieurs dizaines de salariés et le “restaurateur” d’un important groupe de chaînes de restaurants. Bref, on est au sommet de hiérarchie sociale, ou plus exactement juste en dessous du sommet : c’est bien la petite bourgeoisie qui est massivement représentée aux grandes gueules, c’est-à-dire des personnes qui possèdent du capital économique, ne sont soumis à aucune subordination salariale, et qui, idéologiquement, sont des fervents soutiens du capitalisme. 

Les quelques exceptions à cette règle ne sont pas restées en poste à mesure que l’émission se radicalisait, au tournant des années 2020 : l’économiste Thomas Porcher, qui incarnait la gauche intellectuelle, a quitté l’émission en 2023. Anasse Kazib, cheminot, syndicaliste et militant révolutionnaire a été viré de l’émission après une action militante contre son tournage à Béziers, en plein mouvement contre la réforme des retraites de l’époque, qu’il n’a évidemment pas condamné.

L’équipe actuelle des GG, épurée de ces éléments contestataires, est donc très homogène socialement et, comme les membres du groupe social qu’elle représente, elle croit fondamentalement dans ce système dont elle bénéficie, ainsi que dans ses supposées “valeurs”, à commencer par la “valeur travail”, véritable hymne que la bourgeoisie petite et grande chante face au mouvement ouvrier depuis le 19e siècle. 

« Tu mets la consultation à 80€, tu auras beaucoup moins de monde… Ça va calmer tout le monde, les fraudeurs, on va tous les avoir ! On connaît tous des collègues qui disent « je vais me mettre en arrêt ». Voici ce que déclarait Olivier Truchot, figure essentielle des GG puisqu’il en est, avec son compère Alain Marschall, l’arbitre et le fondateur. Le duo imprime sa marque sur l’émission, et cette tirade en est très représentative : stigmatisation des pauvres + approximation. Aux GG, on a le droit de dire “on connait tous des collègues qui”. C’est aussi ce qui fait le succès de l’émission : leur mauvaise foi est divertissante et elle apparaît plus “réelle” que la bonne foi supposée des journalistes “neutres” des autres programmes radio ou télévisés. Mais qu’ils soient “cash” comme les Grandes Gueules ou “neutres” comme les journalistes de France Info, les journalistes des grands médias défendent systématiquement les intérêts de la bourgeoisie. Le ton des GG diffère, l’apparence de sincérité s’ajoute au bullshit habituel des chaînes d’info en continue, mais cela reste de la mauvaise foi et une collection de faits impossibles à contrer puisque ne reposant sur rien. 

La posture victimaire de la petite bourgeoisie, « classe des pleurnichards »

On retrouve ici une caractéristique psychologique importante de la petite bourgeoisie : sa prétention à “connaître la vie”, mieux que la grande bourgeoisie ou les hauts fonctionnaires dont elle dénonce volontiers la “déconnexion” mais aussi sa capacité à juger et ne jamais interroger sa propre position, qu’elle s’invente plus modeste qu’elle ne l’est vraiment. Et pas grand monde ne vient contester ça, et c’est ce qui donne à ce groupe social toute sa force persuasive. 

La petite bourgeoisie fonde entièrement sa légitimité sur le travail : elle est constituée de ces patrons “qui ne comptent pas leurs heures”, de ces professions libérales qui ont fait leur droit avec acharnement et de ces restaurateurs victimes de “salariés paresseux et infidèles”… Contrairement à la grande bourgeoisie, elle est au contact des “vrais gens”, à défaut d’en faire réellement partie. Et c’est pour cela qu’elle a droit de donner des leçons. 

Les GG sont en permanence dans une posture victimaire, et Charles Consigny qui s’exclamait “nous nous faisons chier à bosser autant qu’on bosse” pour “ce pays de branleurs” ne faisait que réciter l’hymne de la petite bourgeoisie, ces “boutiquiers”, disait Karl Marx à Friedrich Engels dans une lettre, qui forme une “classe de pleurnichards”. Un siècle et demi plus tard, on ne peut pas vraiment lui donner tort. Les auteurs du Manifeste du parti communiste attribuent d’ailleurs à la petite bourgeoisie une fonction politique plutôt qu’une véritable position économique qui est relativement floue (nous disent Georges Labica et Gérard Bensussan dans leur Dictionnaire critique du marxisme – consultable gratuitement ici). Ce qui est sûr, c’est que cette position politique particulière de donneur de leçon à la fois supérieur aux ouvriers et employés mais moins déconnecté que les bourgeois est rendu possible par cette position économique de “petits” propriétaires/patrons/décideurs/avocats etc.

Les GG symbolisent le pouvoir de cette classe au niveau national mais au niveau local son impact idéologique est encore plus pernicieux. Le sociologue Benoît Coquard rappelle régulièrement que dans les petites villes et les villages, la petite bourgeoisie forme une notabilité locale qui est leader d’opinion, notamment sur les sujets politiques. 

Le pouvoir idéologique de la petite bourgeoisie n’est pas suffisamment pris en compte dans la lutte sociale. Ou alors il est contré de la pire manière : en opposant aux petits patrons “cash” des GG de “vrais” spécialistes journalistes et universitaires, sur laquelle la gauche pourrait compter pour ramener la “réalité” et la “nuance” face à ces provocateurs qui parlent sans savoir. France Inter contre les Grandes Gueules ou Quotidien contre TPMP. Mais ça n’a aucune chance de fonctionner. Car d’une part ce sont souvent les deux faces d’une même pièce ou deux façons d’amener les idées de la bourgeoisie (via une position surplombante de sachant d’un côté et une position de faux égal franc du collier de l’autre).

Mais c’est aussi ignorer que la sympathie envers la petite bourgeoisie tient à sa capacité à “parler vrai”, sans prendre une posture de sachants mais en parlant “avec ses tripes”, et “depuis son expérience”. C’est évidemment un mensonge : “l’expérience” quotidienne d’un Olivier Truchot ou Charles Consigny c’est de fréquenter la bourgeoisie médiatique parisienne et de ne parler à des “vrais gens” que lorsqu’ils prennent un taxi. Et il en va de même de tous les restaurateurs et petits patrons de France, qui se décrivent toujours plus modestes qu’il le sont réellement. Celles et ceux qui ont déjà été commerçant le savent : dans le business, mieux vaut rester modeste voire surjouer la galère pour ne pas s’attirer les foudres des concurrents et l’attention du fisc. De telle sorte qu’alors que les petits patrons occupent une position relativement privilégiée vis-à-vis du reste de la population, ils se sentent et se disent proches du peuple. Mais le subterfuge fonctionne souvent car ils emploient des formes affectives et directes, mais surtout un narratif (“on trime et on nous opprime”) qui parle à énormément de gens. 

Comme la grande, la petite bourgeoisie se radicalise : elle préfère le RN à la FI et accompagne avec fureur la destruction de la sécurité sociale. Avec son franc parler et son assurance, elle donne des allures populaires à des discours qui bénéficient à Arnault, Bolloré, Saadé – le PDG de CMA-CGM est propriétaire de la chaîne RMC – mais aussi aux patrons, grands comme petits, aux médecins libéraux, aux avocats installés, à tous ceux qui ont déjà suffisamment hérité et possèdent donc assez pour bien vivre dans la France détruite par Macron, dont l’oeuvre sera parachevée et cadenassée par Bardella. Bref, pour contrer la grande bourgeoisie et ses envies fascistes, il faut d’urgence faire en sorte que la petite bourgeoisie ferme sa grande gueule. 

Nicolas Framont
Nicolas Framont
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