“A la Réunion, notre “retard”, c’était notre avance” – Entretien avec Gaëlle Fredouille

Gaëlle est une lectrice de Frustration Magazine. Suite à la parution de mon article “Exploitation, infantilisation, maltraitance: de qui se fout la charité?” dans le numéro papier 2025, elle m’a contactée. Ce que je décris sur les postures parfois infantilisantes de certaines structures caritatives lui a particulièrement parlé, cette réalité étant monnaie courante sur son île. Au fil d’échanges, elle me parle de ses grands-parents, du rapport au créole et au français, d’écologie qui ne s’appelle pas comme ça, de gentrification. J’avais envie que tout ce qu’elle me raconte soit partagé, donc je lui ai proposé un entretien, elle a accepté, et je la remercie. Entretien conçu et réalisé par Juliette Collet.
Identité réunionnaise, famille et dyslexie
Je m’appelle Gaëlle, j’ai 40 ans. Je suis mère de deux ados et je viens de la Réunion. J’ai appris à 21 ans que j’avais une dyslexie visuo-attentionnelle, ça a un peu court-circuité mon parcours, ça m’a valu de rater le bac L deux fois. A 17 ans, j’ai travaillé en parallèle de mes études comme animatrice, après l’obtention du BAFA. Ensuite, je suis partie dans l’Hexagone où j’ai passé un diplôme pour être hôtesse de l’air, mais avant de pouvoir intégrer les compagnies, il fallait manger, j’ai dû travailler. Puis, j’ai eu ma fille à Lille, j’ai cumulé les petits boulots, et par la suite je suis revenue à la Réunion, enceinte de mon fils, et je me suis séparée du père des enfants peu après, donc je suis mère célibataire encore aujourd’hui. Ça aussi, ça a beaucoup joué dans mes choix de carrière.
Quand je suis arrivée dans l’Hexagone, j’ai compris toutes les difficultés qu’on pouvait avoir en tant que Réunionnais, j’ai fait pas mal d’introspection. Dans ma famille, il y a du métissage, notamment “social”: d’un côté mon père, qui a connu la misère, qui a été élevé par sa mère, une femme extraordinaire, qui habitait au dernier étage d’un HLM, a élevé ses enfants seule, elle a pris le Médiator pour réguler l’obésité due au diabète, elle est décédé peu de temps après d’un arrêt cardiaque. Du côté de ma mère c’était un peu plus bourgeois, même si à la Réunion à cette époque le bourgeois, c’est la terre, ça veut dire être propriétaire, et pour certains être à des postes avec un salaire confortable. Idem avec les religions, dans ma famille, il y a des hindous, des musulmans, des catholiques, des témoins de Jéhovah, des mormons…
Je ne me définis pas nécessairement comme indépendantiste, car j’estime que l’indépendance ne se situe pas simplement par rapport à un parti. Ça commence selon moi dans notre façon de réfléchir, d’arrêter de “se gaver” d’éducation à la Jules Ferry qui veut simplement de bons petits soldats.
En cherchant à comprendre mon histoire j’ai appris beaucoup sur ce qui fait l’identité réunionnaise, qui n’est pas l’identité guadeloupéenne, kanak etc, on a tous une histoire différente par rapport à l’endroit d’où l’on vient, – nous on est dans l’océan indien, proche des BRICS-, et de par le traitement qu’on a eu durant l’esclavagisme, l’engagisme et la colonisation qui n’a pas été le même partout. Ça m’a amenée à être profondément révoltée. Je ne me définis pas nécessairement comme indépendantiste, car j’estime que l’indépendance ne se situe pas simplement par rapport à un parti. Ça commence selon moi dans notre façon de réfléchir, d’arrêter de “se gaver” d’éducation à la Jules Ferry qui veut simplement de bons petits soldats. Il faut qu’on arrive à réfléchir sans stigmatiser les populations. C’est la chance qu’on a à la Réunion: on a beaucoup de diversité, et en même temps quelque chose de très commun qui fait qu’on est Réunionnais, même au bout de la planète, on se reconnaît assez facilement.
Hexagone, racisme et traitements des animaux
Durant ma formation du CSS “hôtesse de l’air”, il y avait un jeune de Nantes, on était en train de manger, il me regarde et me dit, “pour une black, t’es mignonne”. C’était pas méchant parce qu’il n’était pas agressif. C’est presque comme si lui-même se remettait en question. J’ai eu droit à plein de réflexions, des fois on me demandait s’il y avait de l’électricité à la Réunion. C’était très souvent dû à de l’ignorance, pas vraiment de la méchanceté. C’est ce qu’on leur avait appris, comme avec Brigitte Bardot et la SPA, tout ce qui s’ensuit [Brigitte Bardot avait qualifié les Réunionnais ainsi: “des autochtones qui ont gardé leurs gènes de sauvages » qui exercent « une multitude d’atrocités sur les pauvres animaux »]. Dans l’Hexagone, les gens abandonnent leurs animaux en juillet et parfois on les euthanasie, du coup ça ne se voit pas, la moralisation est très hypocrite. Ici on a une autre culture, nos animaux sont peut être dehors, mais ils rentrent à la maison, ils ne sont pour la plupart pas abandonnés.
On nous fait passer pour des gens qui n’aiment pas les animaux, qui balancent des chiots à l’eau pour pêcher des requins [rumeur récurrente dans l’Hexagone, imaginaire repris par Brigitte Bardot]. Ce qui n’est pas vrai, mais ce qu’on va entendre dans l’Hexagone, c’est le Réunionnais que Brigitte Bardot va traiter de sauvage à civiliser. Alors que je ne veux pas qu’on touche à nos requins, mais l’État subventionne à fond ce qu’ils appellent des “prélèvements”. C’est un écocide organisé. Dans les années 70, on n’avait pas autant d’activité touristique ou de jet ski, on avait une barrière de corail en meilleure santé, on pouvait se baigner dans le lagon non pollué par les crèmes solaires qui ont fragilisé nos coraux. S’ajoute à ça la problématique des surfeurs qui ne respectent pas la Nature et qui ne veulent pas être embêtés par les requins.
On nous fait passer pour des gens qui n’aiment pas les animaux, qui balancent des chiots à l’eau pour pêcher des requins [rumeur récurrente dans l’Hexagone, imaginaire repris par Brigitte Bardot]. Ce qui n’est pas vrai, mais ce qu’on va entendre dans l’Hexagone, c’est le Réunionnais que Brigitte Bardot va traiter de sauvage à civiliser.
Structures caritatives, zorey et colonisation
Je suis quelqu’un d’assez curieux, même si je n’ai pas un bac+10, j’essaye toujours de comprendre, d’avoir des arguments, j’écoute majoritairement des médias indépendants. Parfois c’est un beau hasard, comme ton sujet, ça tombait pile au moment où j’essayais d’expliquer mon point de vue à une personne qui a côtoyé la fondation Abbé Pierre professionnellement et avait partagé le lien d’une cagnotte en faveur d’une association caritative.
En m’informant afin de pouvoir les aider, j’ai été surprise par la posture de la personne qui en est à l’origine, au delà du fait qu’elle ne soit pas Réunionnaise (il me semble), quand elle met en avant certains points, dans la manière de faire, il y a quelque chose qui me dérange: en fait, il y a plein d’autres associations à la Réunion, j’en ai aussi créé une en 2019, pour lutter contre les inégalités, l’objectif c’était d’organiser des activités pour les enfants de tous milieux sociaux afin de les sensibiliser à la culture et à la richesse réunionnaise, notamment via nos coutumes culinaires et plantes qui sont la base de nos tisanes granmèr. Je souhaitais mettre à profit le savoir d’amis médiateurs du patrimoine du Parc National, qui ont des connaissances en tant que Réunionnais.
@GaëlleFredouille
Mais pour ce genre d’association, on te met facilement des bâtons dans les roues, ce qui, en plus d’être compliqué, est démotivant. Par contre, des associations comme celle dont je t’ai parlée, on ne sait pas d’où elles sortent, mais elles sont facilement mises en lumière, les gens vont en parler à la télé, vont faire des cagnottes. J’y ai participé en pensant que c’était un projet qui venait simplement en aide aux personnes dans le besoin. Mais en m’intéressant de plus près, j’ai constaté qu’il y avait au début de cette aventure peu de Réunionnais à la tête de l’association, c’était plutôt un profil “zorey” et leur syndrome du sauveur. Il y a bien une nuance selon moi à faire entre charité et solidarité.
Ce n’est pas ta couleur de peau qui définit ton attitude, tu peux être ce que tu veux, si tu arrives en estimant que tu dois nous civiliser, nous sauver de notre ignorance et que tu as plus à nous offrir qu’à apprendre de nous, que tu penses que c’est comme ça qu’il faut faire, c’est de l’infantilisation, c’est comme ça que je définis un zorey.
Alors, petite précision, je fais la différence entre ceux qui viennent d’ailleurs, dont les hexagonaux, et les zorey. Pour moi, un zorey c’est celui qui arrive avec une mentalité coloniale. Ce n’est pas ta couleur de peau qui définit ton attitude, tu peux être ce que tu veux, si tu arrives en estimant que tu dois nous civiliser, nous sauver de notre ignorance et que tu as plus à nous offrir qu’à apprendre de nous, que tu penses que c’est comme ça qu’il faut faire, c’est de l’infantilisation, c’est comme ça que je définis un zorey. Là, c’était une association qui a ramené le “concept” des maraudes à la Réunion… Et je me suis demandé si elle avait compris la vraie problématique de l’île.
On peut simplement donner des coups de main quand on voit les gens dans le besoin, sans avoir besoin de faire de la publicité. Quand j’en ai la possibilité, je le fais de bon cœur dans l’ombre. Comme l’exemple d’un monsieur dont le pied était en train de se gangrener, je lui ai dit qu’il devrait aller chez un médecin, mais il avait perdu sa carte vitale, il se trouve que je connais quelqu’un qui travaille à la sécurité sociale, je lui ai sorti son papier, il est parti se soigner. Après quelque temps j’étais revenue, il m’avait oublié, il ne comprenait pas comment j’étais au courant, il disait qu’il avait effectivement pu soigner son pied en allant chez le médecin. Même s’il avait oublié, j’étais rassurée pour lui.
D’ailleurs parenthèse, ce monsieur m’avait raconté qu’il avait perdu son terrain, sa maison, parce qu’il ne savait pas lire et qu’à une époque on lui avait fait signer des choses qu’il n’aurait pas dû signer, et ce n’est pas le seul, c’est quelque chose que j’entends souvent, des gens qui expliquent qu’ils se sont fait spolier leurs terres. A la place, on a mis des HLM bancales, alors que ces personnes là avant avaient des kaze, après c’est sûr, c’était des petites kaze en tôle pour la plupart. Autre exemple avec le cyclone Garance, les gens ont été solidaires, y a pas besoin de mettre des grands mots, c’est de l’entraide. Quand j’ai la possibilité de planter et que la récolte est fructueuse, on partage avec ceux qui nous entourent au lieu de faire du profit en gaspillant comme dans la grande distribution.
“Nou lé pa plis, nou lé pa moin, respekt anou” (On n’est pas plus, on est pas moins, respectez nous!).
Le système de domination coloniale a participé à ces situations de précarisation qui a créé nos sans-abris, parce qu’avant on s’en sortait avec peu mais bien mieux même en matière d’alimentation, et maintenant, on vient nous dire “ah il faut vous donner des barquettes de repas à manger (en récupérant les invendus des distributeurs qui génèrent ce drame tout en se faisant des marges improbables sur le dos des consommateurs précaires, qui paient de lourdes taxes sur ce qu’ils achètent même bon marché), pour pouvoir vous aider parce que personne ne le fait”. Alors que si, c’est pas parce que les gens sont dehors qu’ils sont abandonnés, c’est des histoires personnelles, ils ont perdu un emploi, une famille, sombrent dans la dépression, mais on se soutient au mieux. C’est l’entraide psychologique qui est nécessaire, c’est pas juste une barquette, c’est pas juste, “je te donne un toit”, c’est plus complexe que ça. Ce sont des gens qui ont un mal-être profond et souvent ce mal-être est ramené par le système qui a été mis en place, il me semble que tout est interconnecté.
Il y a énormément de choses à comprendre sur la colonisation, comme les enjeux de la politique de stérilisation, le BUMIDOM, les enfants de la Creuse… d’ailleurs je vous ai connu en suivant les entrevues avec Françoise Vergès. C’est une personne qui m’a beaucoup apporté dans la compréhension de notre histoire, et mon père a fait de la politique avec son frère Laurent Vergès, décédé en 1988, qui inspire encore les jeunes Réunionnais avec sa phrase mythique “Nou lé pa plis, nou lé pa moin, respekt anou” (On n’est pas plus, on est pas moins, respectez nous!).

C’est grâce à elle que j’ai appris pour le Dr Moreau et la stérilisation, à une période où l’avortement était interdit en Hexagone, lui n’a jamais été inquiété. C’est comme la pilule, quand ma grand-mère a commencé à la prendre, c’était pas encore légal en Hexagone, on était et sommes toujours des cobayes pour la France, des territoires à exploiter, des bases militaires, qu’ils veulent garder avec une minorité d’autochtones mais être majoritaires dans les urnes. Ils ne nous apportent rien de plus qu’une belle illusion de progrès.
Coût de la vie, békés et gilets jaunes
Je suis tombée sur un article qui parlait de l’augmentation des prix des produits de consommation à la Réunion: l’eau de la Réunion est plus chère que l’eau importée alors qu’il n’y a pas l’octroi de mer dessus. C’est notamment à cause du groupe Hayot (des békés de Martinique qui viennent coloniser le marché Réunionnais), ils ont le monopole sur les marques d’eau en bouteille, sur les voitures aussi, avec une politique favorisant le “tout auto” et leur route du littoral la plus chère du monde qui endette les Réunionnais sur plusieurs générations, et aujourd’hui, on apprend que l’Etat veut imposer le “tout électrique”, mais à la Réunion, c’est inimaginable. Même pour nous éclairer, on n’a pas nécessairement ce qu’il faut, enfin on a, mais ça reste cher. C’est du greenwashing, ça fait écho aux propos de Clément Sénéchal, qui disait qu’on stigmatise les pauvres qui polluent le moins dans les faits, pendant que les plus riches qui polluent le plus ont le feu vert, prends ton gros bateau, fait tes trajets en jet privé pour aller juste à côté, en une journée ils ont éclaté l’empreinte carbone d’une personne modeste. Sans parler des gens sous le seuil de pauvreté!
A la Réunion, au moment des gilets jaunes, ils avaient tout bloqué pendant plus d’une semaine. C’était des ronds points, on a vu émerger le QGzazalé, des gens dans le mouvement indépendantiste, autonomiste. Les Réunionnais faisaient des barbecues, tout ce qu’on a vu après dans l’Hexagone, c’est ce qu’on avait vécu ici.
D’où les gilets jaunes. On est toujours dans une situation intenable et je trouve ça incompréhensible qu’on ne soit plus dans les rues. A la Réunion, au moment des gilets jaunes, ils avaient tout bloqué pendant plus d’une semaine. C’était des ronds points, on a vu émerger le QGzazalé, des gens dans le mouvement indépendantiste, autonomiste. Les Réunionnais faisaient des barbecues, tout ce qu’on a vu après dans l’Hexagone, c’est ce qu’on avait vécu ici.
L’inflation, la hausse des prix, c’est impossible à vivre. Je fais partie des gens sous ce seuil de pauvreté, qui survit avec le RSA. J’ai fait pas mal de boulots, j’ai travaillé en tant que vendeuse de prêt à porter d’un magasin Carrefour, ironiquement, où on ferme les rideaux à 20H30, des fois je finissais à 22h le temps de tout nettoyer et faire la caisse, mes enfants, il n’y avait personne pour les récupérer, donc à un moment donné, j’ai dit “les gars, je gagne une misère, je suis exploitée, je devais porter des cartons super lourds, comment on fait surtout quand on est maman solo?” Je devais payer la nounou, des fois les copines récupéraient les enfants à la sortie de l’école. Je me suis occupée des enfants des autres comme animatrice et je ne pouvais pas mettre mes enfants dans les centres aérés parce que ça restait trop cher ou qu’il n’y avait plus de place. Du coup quand j’ai arrêté de travailler, que j’ai décidé de m’occuper de mes enfants, je me suis investie dans l’école, j’ai participé au projet pédagogique notamment pendant le COVID, ils étaient en sous effectif. À un moment donné, j’ai dû porter plainte contre X parce que mon garçon à l’école, il est tombé sur la tête, il a vomi, et les taties n’ont pas su agir en conséquence.
Quand son fils est tombé dans la cour d’école pendant la pause méridienne, et que les taties, largement en sous-nombre, n’ont pas appelé les secours après qu’il ait vomi, elle a porté plainte contre X. A la gendarmerie, on lui a demandé pourquoi elle n’a pas porté plainte contre la tatie qui n’a pas appelé les secours, on lui demande aussi si elle veut des dommages et intérêts. Elle a répondu qu’elle voulait des moyens pour l’école et la formation des professionnel.les. Sur la plainte qu’elle m’a transmise, il y a écrit: “Aujourd’hui, je souhaite déposer une plainte contre le responsable de cette situation. C’est-à-dire le manque d’effectifs, de gens compétents capables de travailler avec des mineurs”.
L’école “publique publique” et “publique privée”, le rapport à la langue
Quand j’allais à l’école, j’étais dans ce que j’appelle du “public privé” en parallèle de ce que je nomme le “public public dit dépotoir” pour les enfants qui ont la carte scolaire des HLM, dans lesquels j’ai habité aussi avec mes enfants! On n’avait pas de bus scolaire, même si c’était plus dangereux pour nos enfants d’aller à l’école à pied, j’ai essayé de me battre pour avoir des choses comme ça. Dans ces écoles là, on peut rentrer comme on veut, on saute les grillages, il y a des rats… Ce que j’ai appris, c’est qu’il y avait une autre école qui était à 5 minutes à pied, une “publique privée”. Donc je me suis dit “je vais mettre mes enfants là, c’est public”, puis tu réalises que dans cette zone, il y a des gendarmes surtout de l’Hexagone, c’est une zone de gentrification bourgeoise, zorey et réunionnaise qui habite les quartiers favorisés. Quand ils ont appris qu’on allait faire de nouveaux HLM à proximité, j’en ai entendu crier au scandale, “on va être envahis”, du coup, eux, leurs enfants allaient dans les écoles publiques avantagées par les investissements des mairies, quand ils demandent quelque chose ça va être beaucoup plus rapide etc. Ils avaient même des digicodes au portail, j’étais choquée. C’est comme le financement du privé, c’est une aberration, il faut juste donner au public de très bonnes bases, ça évitera le privé pour tout le monde.
Gaëlle m’a parlé de son passage en HLM: l’inégalité dans l’accès à un logement digne (et soyons fous, agréable), la stigmatisation associée à un territoire, elle connaît bien : elle a vécu dans le bâtiment C du quartier des Gaspards à Sainte-Marie, surnommée la zone “océan indien” parce qu’y vivent des Malgaches, des Mauriciens, qui n’ont pas les bons papiers, dans des bâtiments pleins d’amiante, de fissures, d’humidité. Elle a lancé l’alerte sur leur dangerosité auprès d’associations, de médias, de politiciens dits de gauche, restés muets. Elle était révoltée de devoir vivre dans ces conditions avec ses enfants tout en payant un loyer: “je ne cautionnais pas le fait qu’on soit livrés à nous mêmes”.
Enfant, on m’a formaté à parler exclusivement en français notamment par des formes d’humiliation, si j’avais le malheur de parler en créole réunionnais. J’ai dû me réapproprier ma langue maternelle parce que pendant très longtemps on m’a dit “le créole, c’est sale, c’est moche et vulgaire”, on n’avait pas le droit de le parler à l’école dans mes souvenirs.
En ce moment, il y a un débat sur le créole à l’école: avec le fait d’orthographier le créole, alors que c’est une langue parlée, de base. Enfant, on m’a formaté à parler exclusivement en français notamment par des formes d’humiliation, si j’avais le malheur de parler en créole réunionnais. J’ai dû me réapproprier ma langue maternelle parce que pendant très longtemps on m’a dit “le créole, c’est sale, c’est moche et vulgaire”, on n’avait pas le droit de le parler à l’école dans mes souvenirs. Mes parents font partie de cette génération qui n’est pas allée très loin à l’école mais ils ont acquis une situation sociale correcte en validant leur expérience. Ils ont tenté de mettre en place des choses comme la lecture du soir pour installer certains réflexes de lecture et de compréhension, donc j’ai acquis un français correct à l’oral. Par contre à l’écrit, je peux faire ce que je veux, les accents, tout ça reste compliqué. Il m’arrive de me demander si c’est vraiment une dyslexie? Ou si finalement, on aurait pas juste plus de difficultés à assimiler le français écrit parce qu’on n’a pas le même rapport à la langue, et ça m’a posé beaucoup de soucis, par rapport à ce que je voulais faire dans la vie.
Dès que tu fais une petite faute d’orthographe, on te fait comprendre que t’es stupide. Je connais des familles de fonctionnaires métropolitains composées d’enseignants, ces gens qui sont arrivés de la métropole coloniale dans les années 70, 80 avec pour “devoir” de civiliser les petits Réunionnais soi-disant sales et sauvages, qui n’ont pas d’éducation etc.
Gentrification, permaculture, prix des loyers
J’ai connu l’époque où mon grand-père avait des vaches. J’ai des poules, j’essaye d’acheter le moins possible, d’où cette phrase qui a attiré ton attention: notre retard, c’est notre avance, le fait qu’on ait un peu de “retard” selon la société capitaliste, ça nous a donné cette avance, on peut encore sauver ce qu’on a. J’ai conscience que dans l’Hexagone aussi, il y a des gens qui sont très proches de la terre et on leur a enlevé ça. On leur a mis un Monsanto agressif et on a tout fait pour les empêcher de développer des choses qu’on peut avoir sans forcer.
Autre chose: la canne coloniale, la culture du sucré, ça a été importé à la Réunion, ce qui créé un taux d’obésité qui ne cesse d’augmenter, mais aussi le glyphosate, avant on mangeait des fruits, des légumes, chez ma grand-mère devant son HLM, quand j’étais petite, il y avait un grand marché forain, ils l’ont enlevé, maintenant on a Carrefour, qui s’alimente aux éoliennes, qu’on paye sur nos factures d’électricité, eux ont des réductions d’impôts, nous on paye pour manger des choses de mauvaise qualité aujourd’hui, alors qu’hier les aliments étaient plus sains et accessibles. C’était peut-être une misère visuelle pour certains, mais on était riches, on mangeait sainement. Quand j’entends aujourd’hui “ah la permaculture …”. Je me dis, mais c’est ce qu’on faisait avant! Y avait pas de nom, c’était juste la Nature, c’est tout, c’est elle qui donne. Aujourd’hui on a des décharges énormes, à Sainte Suzanne, c’est hyper toxique, y’a des cargos qui polluent en arrivant de je ne sais où.
Notre retard, c’est notre avance, le fait qu’on ait un peu de “retard” selon la société capitaliste, ça nous a donné cette avance, on peut encore sauver ce qu’on a.
Sur la gentrification: il y a des endroits qu’on appelle Zorey Land, avec des personnes qui s’approprient les plages, les privatisent parfois, alors que pour nous la plage appartient à tout le monde. Il y a aussi les rave party, en fait voilà ils importent : leur maraude, leur permaculture, leur rave party, ils font ça sur des endroits protégés, ils ramènent leur drogue, et pas le petit cannabis, non c’est de la cocaïne et eux on les chope très rarement. Saint-Gilles, c’est un endroit où il y a majoritairement des métropolitains, et au niveau des loyers: il y a beaucoup de propriétaires qui ne viennent même pas de la Réunion, qui n’y vivent pas, ils font des Airbnb, des colocations, d’infirmiers, de kiné, ça fait monter les prix. Avant j’avais l’impression d’être seule à le dénoncer, maintenant sur les réseaux il y a des gens qui en parlent très bien, il y a Ker Maron, Histoires Crépues, Scylla Jelani, Avotcha, indicia_aton, le mouvement Kapormoun… Des gens qui posent des questions, qui mettent en avant les non-sens: par exemple on a ce problème en tant que Réunionnais, quand on veut rentrer, c’est le parcours du combattant, j’ai des amis qui n’arrivent pas à revenir, à être mutés, par contre, il y a des gens de l’Hexagone qui arrivent avec des avantages.
C’était peut-être une misère visuelle pour certains, mais on était riches, on mangeait sainement. Quand j’entends aujourd’hui “ah la permaculture …”. Je me dis, mais c’est ce qu’on faisait avant! Y avait pas de nom, c’était juste la Nature, c’est tout, c’est elle qui donne.
Il y a des offres qui ne circulent que sur des groupes privés sur Facebook pour les “expat”, et parfois on peut lire “envoyez moi directement votre CV, je m’en occupe personnellement”, et vous avez le poste, alors que nous on va galérer. Je ne dis pas aux gens de ne pas venir, je suis quelqu’un d’ouvert, ce que j’essaie d’expliquer, c’est qu’on est une île, pas un continent, c’est tout petit. Après, j’ai tendance à croire que l’île choisit ses habitants, il faut être adapté à un environnement et nous, ça fait des générations. Il y a des gens qui vont tomber malade plus facilement, avec la Dengue ou le Chikungunya alors que nous, on a des défenses immunitaires qui se sont adaptées. Donc qu’ils viennent, à leurs risques et périls (rires) ! Je pars du principe que si tu veux venir et que tu as de bonnes intentions, tu seras bien accueilli, sinon, tu vas le ressentir. Surtout aujourd’hui, les gens sont plus éveillés, réveillés. Je pense que c’est au niveau général, pas seulement à la Réunion.
Le petit mot de la fin
Je sais que tu ne pourras pas tout mettre, mais déjà le simple fait de pouvoir m’exprimer sur des choses qui me tiennent à cœur mais que les gens ne veulent pas entendre parce que t’as pas bac +10… Beaucoup de mes proches disent, “quand tu n’as pas de travail, tu n’es rien socialement”. Je ne suis pas d’accord, je suis maman et très contente de ce que j’ai pu faire toute seule, je n’ai pas vraiment été aidée par la société. En tout cas, il est cool votre magazine, vous avez une ligne où vous êtes… pas freestyle, mais vous êtes plus ouverts, vous dites des choses qu’on entend très peu, comme d’arrêter de stigmatiser les pauvres qui déjà galèrent.
