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Canicule : il nous est encore permis d’espérer

Une nouvelle canicule, violente, s’est emparée du territoire français à la mi-juin. Avec elle, tout un cortège de brutalité sur les écosystèmes et les êtres humains, en particulier les plus vulnérables. Une sorte de violence matérielle et psychologique différée, générée par le délire capitaliste. Mais au lieu de céder à l’impression d’inéluctable à l’origine de toute une palette de discours défaitistes en cours, y compris à gauche autour de la notion d’effondrement et du gimmick « No Future », ces événements amenés à devenir la norme doivent être l’occasion de politiser l’écologie.

« La France étouffe » : depuis le 19 juin dernier, le territoire français et une partie du continent européen suffoquent à cause d’une canicule qui frappe non seulement par sa durée mais aussi par son caractère précoce. Un dôme de chaleur massif s’est installé sous nos latitudes et agit comme une sorte de couvercle, avec des températures qui explosent et baissent très peu la nuit, offrant un bien faible répit aux organismes. 16 départements étaient placés en vigilance rouge le mardi 1er juillet, 68 en vigilance orange. Environ les ¾ du pays subissaient donc un épisode caniculaire, avec des températures de plus de 40°C ici et là, comme à Nîmes ou Avignon. Rappelons qu’à cette température, il suffit que l’humidité grimpe à des niveaux de saturation avoisinant les 60% (ce qui est régulièrement le cas dans certaines pièces de la maison, comme la cuisine ou la salle de bain) pour que l’organisme humain générique entre en zone létale. Dans le massif du Mont-Blanc, l’isotherme (0°C) s’est établi autour de 5000m, avec des températures positives sur le toit de l’Europe, un record pour un mois de juin. Dans le massif, on atteignait les 30°C jusqu’à 1000m d’altitude. Glaçant.

Les canicules ne frappent pas uniquement la « nature », mais avant tout la société, qui se rappelle soudainement qu’elle n’est pas constituée par des chiffres et des symboles mais bien par des réalités matérielles qui ramènent invariablement au corps.

De nombreuses écoles ont donc dû être fermées, les horaires des chantiers aménagés et toute une partie de la population, notamment sa frange la plus âgée, s’est trouvée calfeutrée chez elle, en situation de risque aggravé. Et encore une fois, tandis que les bureaucrates qui dirigent l’économie trouvent les moyens d’échapper aux vicissitudes matérielles de la société capitaliste, les premiers de corvée se trouvent au front : le 1er juillet, un ouvrier terrassé par une journée de travail sous un soleil de plomb est mort en rentrant chez lui, à Besançon, après s’être plaint de la chaleur toute la journée. Un autre le lendemain, sur un chantier, à Auxerre. Et combien encore, dont la surmortalité est difficile à établir, à cause du caractère souvent indirect ou multifactoriel du décès ? Depuis 2022, on compte environ 20 000 décès prématurés du fait des pics de chaleur.

Les canicules touchent d’abord la classe ouvrière, forcée de travailler dans des conditions physiques difficiles, souvent en extérieur, par exemple dans le secteur de la construction. Et plus généralement toutes les personnes qui subissent la précarité économique, notamment immobilière : habiter une bouilloire thermique peut s’avérer totalement invivable, avec des répercussions corporelles et psychologiques assimilables à une forme de torture. C­onfrontées à des conditions de travail souvent exténuantes, les classes laborieuses subissent donc une double peine, en prise avec une nouvelle contradiction écologique du capitalisme : les canicules empêchent la force de travail de se reconstituer correctement. Sans compter les pressions exercées sur l’infrastructure elle-même : on compte par exemple de nombreuses centrales nucléaires à l’arrêt, preuve qu’il ne s’agit peut-être pas du meilleur dispositif énergétique pour affronter le réchauffement climatique, en dépit de ce que prétendent ses prosélytes illuminés…

L’impact est également considérable pour les femmes. Parce que la psychose quotidienne déclenchée par la canicule introduit des affects et des réactions violentes dans la sphère conjugale, initiant une multiplication des agressions intimes dont les femmes sont les premières victimes. Une étude scientifique démontre en effet que les violences conjugales contre les femmes augmentent de 28% pendant les vagues de chaleur.

Des réponses à côté de la plaque

Face au drame climatique qui resserre sa mâchoire sur la réalité, le commentariat mainstream impose une suée additionnelle. Le traitement purement météorologique de la presse climatisée contribue à la désorientation générale. Quand elle cherche des « angles » qui permettent de traiter le sujet sans aborder son caractère politique, on a des sueurs froides : « Au contraire du froid, la chaleur annihile toute velléité de créativité dialogique en entreprise », ratiocine ainsi un journaliste dans les colonnes du Monde, inquiet pour la qualité du « small-talk en open space ».  

De son côté, l’Etat néolibéral s’inquiète pour sa clientèle sociale et recommande aux bourgeois « qui ont les moyens » de « louer plus frais » le temps que l’orage passe. La ministre Agnès Pannier-Runacher, dont la famille a fait fortune dans l’industrie pétrolière, se fait la porte-parole zélée de l’action climatique et revendique un bilan reluisant, celui de « l’écologie populaire ». En réalité, à part agiter des « cellules de crise », elle n’a rien à proposer. Pas de chance, c’est aussi le moment où le Haut Conseil pour le climat a décidé de publier son 7e rapport annuel, dans lequel il est démontré que la France réduit très peu ses émissions de CO2 (-1,8% l’an dernier) et n’est pas sur la trajectoire de ses objectifs 2030 et 2050. Même son de cloche chez Darmanin, qui revendique lui aussi « une écologie populaire », alors qu’il tentait il n’y a pas si longtemps de dissoudre, au frais dans son ministère, les Soulèvements de la Terre. François Bayrou appelle de son côté à « mettre des sachets au congélo pour rafraîchir le ventilo » ; quant à Retailleau, encore plus pragmatique, il exhorte les Français ordinaires à ne plus « tout demander à l’Etat ».

La gôche écolo – celle de « l’écologie sans adjectifs » qui ne sait pas quoi « mettre à la place » du capitalisme – n’est pas en reste : au lieu de faire de la politique, elle se pavane dans des opérations de com’ à l’ombre des platanes unionistes de Bagneux, cultive l’entre-soi mondain ou commet des blagounettes sur les réseaux sociaux. Ainsi de Marine Tondelier, répondant à Marine Le Pen sur X : « La France : subit une canicule historique. Le programme écologique de Marine Le Pen : acheter des climatiseurs. » Outre le fait qu’on ne sache toujours pas très bien ce que contient le programme des Écologistes, doter en climatiseurs certaines infrastructures collectives ou certains logements particulièrement exposés fait partie des solutions d’urgence qui permettent de limiter la surmortalité des moins riches et des plus fragiles quand des circonstances exceptionnelles se présentent : les effets positifs des climatiseurs ne peuvent être écartés du débat d’un revers de main même s’ils présentent des externalités négatives (réchauffement de l’air extérieur), surtout par une formation politique sans doctrine.

En l’occurrence, il faudra autre chose que des vannes faciles, des effets d’annonce et des promenades unitaires entre notables pour contrer la marche au pouvoir de l’extrême-droite. Des convictions, peut-être. Et la capacité d’énoncer un projet écologique de sortie du capitalisme. Ce que l’héritière de la bourgeoisie coloniale française de ce pays n’est d’ailleurs pas en capacité de fournir non plus. Qu’elle commence par ouvrir les portes de son château de Montretout aux SDF exposés à la fournaise au lieu d’ouvrir sa bouche sur les enjeux climatiques. Idem pour les histrions vaseux comme l’écrivain médiocre Alexandre Jardin, auto-consacré défenseur de « l’écologie populaire » (ça fait du monde décidément), ces jours-ci en croisade contre… le diagnostic de performance énergétique (DPE) imposé aux loueurs de logements, en général des multipropriétaires.

L’espoir est possible et nécessaire

Mais au-delà du sketch permanent dont nous gratifie en permanence le bloc bourgeois, ces canicules ouvrent aussi les vannes d’un dooming très répandu à gauche – le dooming désigne le fait de considérer que de toute façon la planète est foutue, que l’humanité est gangrénée par sa nature même et que tout projet politique révolutionnaire ou simplement de gauche est voué à l’échec. C’est un discours que j’entends beaucoup dans les rencontres publiques auxquelles je suis invité, où l’on teste en permanence mon niveau de pessimisme comme pour légitimer sa propre dépression, la rendre contagieuse et finalement se complaire dans son marécage visqueux et décadent. Je réponds constamment que je suis optimiste par principe. Car c’est la seule disposition d’esprit qui ouvre le champ de la volonté, sans laquelle il n’y a pas d’action. Et sans action, nulle existence humaine vécue. Les pessimistes me font simplement bâiller ; qu’ils aillent fonder de lugubres amicales anonymes dans des placards à balai.

Que dit la science ? Qu’il nous est permis d’espérer. Certes, il semble désormais impossible de limiter la hausse des températures moyennes à +1,5°C d’ici la fin du siècle. Ce qui signifie des canicules plus fréquentes et de plus forte intensité. Mais elle nous dit également qu’il existe des scénarios qui permettent de contrer les pires effets du réchauffement climatique et de maintenir la planète à peu près vivable (si nous parvenons à changer de système socio-économique). Nous savons ce qui nous arrive, et nous pouvons l’empêcher : « simple » question politique, donc. Car contrairement à l’astéroïde de Don’t Look Up, nous sommes la cause et la structure de l’événement apocalyptique qui menace la vie terrestre : il ne nous est pas extérieur. Nous avons donc prise sur lui.

Le registre du « No Future » est inadapté aux circonstances. Il est l’apanage des gens qui, même à gauche, considèrent en effet qu’il est plus facile (ou plus commode ?) d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme.

Que dit l’éthique ? Qu’il ne nous est pas permis de désespérer. Capable d’aménager sa propre condition, l’espèce humaine est dotée des facultés nécessaires pour s’organiser rationnellement d’un point de vue écologique. Tout dépend de l’état des rapports de force à l’œuvre à ce moment de l’histoire. Bien sûr, ils sont lourdement en faveur du capital organisé. Mais comme l’était le pouvoir des rois avant les révolutions. L’action révolutionnaire, pour peu qu’elle soit entretenue et attendue, peut toujours surgir de l’histoire, surtout quand l’hégémonie en place souffre de contradictions qui deviennent littéralement intenables, comme c’est le cas du capitalisme face au ravage écologique. Quant à la question climatique en elle-même : sauf à vouloir organiser une extermination fulgurante d’homo sapiens le jour du jugement dernier, chaque degré compte. Car les générations futures continueront d’être projetées dans le monde qui est le nôtre et l’éthique politique commande de faire place au suivant, de respecter l’altérité qui peuple la Terre. Même en enfer, il convient de s’organiser vers l’émancipation. Les baragouinages sur le no future climatique sont donc à jeter au feu ; ils ne font qu’entretenir le statu quo au service du capital.

Des solutions à portée de main

Au vrai, les canicules devraient être au contraire l’occasion de politiser la situation climatique et, par voie de conséquence, le monde social aussi bien que nos expériences intimes. Les canicules sont en effet l’un des moments où l’ordre social capitaliste applique sa brûlante inanité à la fois dans les chairs et dans l’atmosphère générale. Elles déversent des circonstances incontournables où la pression matérielle des évènements déjà là, ici et maintenant, nécessite de mettre en œuvre des modalités de sauvetage qui doivent servir d’appui pour l’élaboration et l’adoption d’une planification écologique rigoureuse. Il existe trois voies principales pour politiser les canicules :

1°) Poursuivre les responsables, jusqu’à la révolte et l’émeute : les gouvernants politiques, ceux qui détiennent l’appareil d’Etat et qui l’ont mis au service du capital organisé. Bien sûr, la macronie in extenso, y compris ses petits lutins verdâtres comme François de Rugy, Barbara Pompili, Pascal Canfin, Nicolas Hulot, etc. Mais aussi la Sarkozie in extenso, la Hollandie in extenso, qui a réussi à s’infiltrer miraculeusement dans les rangs du NFP. Les gouvernants économiques, du même coup : celles et ceux qui détiennent les moyens de production, détruisent la biosphère par amour du profit et exercent une emprise climaticide sur l’Etat.

Rappelons que les actifs de 63 milliardaires français présentent la même empreinte carbone que celle de la moitié la plus modeste de la population.

Les gouvernants culturels, enfin : celles et ceux qui thématisent l’écologie comme un supplément d’âme à destination des classes supérieures et la pratiquent comme un nouveau marché rentable, parfaitement soluble au sein du système capitaliste – celui de la charité environnementale et de la bonne conscience vaguement éco-anxieuse. Il faut détruire le capitalisme à visage humain.

2°) Proposer des revendications urgentes, sérieuses et pertinentes, qui dessinent en creux une sortie du capitalisme, pour offrir des débouchés concrets aux psychés les plus échaudées. Par exemple : gratuité d’accès à certaines infrastructures comme les musées, les cinémas, les piscines ; équipement strictement réglementé de certains lieux dédié à l’accueil de publics vulnérables en systèmes de climatisation, comme les écoles, les ephad ou les hôpitaux ; droit de retrait assoupli et totalement indemnisé, notamment dans le secteur du BTP ; nationalisation générale de toutes les sources d’eau potable du pays et distribution gratuite ; obligation immédiate de rénovation thermique à tous les bailleurs dont le logement mis en location a dépassé les 30°C, avec droit immédiat des occupants à ne plus payer de loyer jusqu’à la fin des travaux ; distribution gratuite de ventilateurs à tous les ménages précaires ; réquisition des châteaux et du parc de résidences secondaires en vieilles pierres, y compris auprès des particuliers, pour les individus les plus démunis le temps de la canicule.

3°) Faire œuvre de solidarité. Les épisodes caniculaires sont aussi l’occasion d’aller vers les autres et de faire œuvre de sociabilité utile en portant secours, en serrant les rangs, en donnant le coup de main, en prêtant attention, en prenant des nouvelles, en faisant don de soi, en plaçant l’empathie devant. Au-delà des métadiscours sur les grandes manœuvres et les grandes idées, l’exercice de la solidarité permet de politiser concrètement son premier cercle et de transformer un moment pénible en expérience gratifiante. Les temps de crise sont l’occasion de faire du lien, de montrer qu’on a le monde bien en main. Ces sociabilités élémentaires peuvent fournir un terreau fertile pour structurer des collectifs en capacité d’assurer un filet de sécurité populaire, par exemple par l’approvisionnement en ressources primaires, face aux défaillances de l’Etat en temps de crise. Et de donner corps à une écologie par le bas qui donne le change à la faillite de l’écologie d’en haut.

C’est dans l’épreuve que s’éprouve la conscience. A nous de lui donner une consistance politique.

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Clément Sénéchal
Clément Sénéchal
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