Paie-t-on trop d’impôts ?

Depuis toujours, l’extrême droite française met en avant un discours aussi simple que redoutable : “vous payez trop”. Trop d’impôts, trop de taxes, trop de “charges”, trop pour les autres. Aujourd’hui, ce récit se propage de plus en plus, relayé par les réseaux sociaux, les médias de droite et l’univers brun des influenceurs réactionnaires. Il transforme la colère sociale en ressentiment fiscal. Et cette colère, au lieu de viser les vrais profiteurs — les actionnaires, les grandes fortunes, les fraudeurs fiscaux, les multinationales — est soigneusement redirigée vers un bouc émissaire commode : l’État et ceux qui vivent, prétendument, à ses crochets. Ce discours repose sur une série de confusions entretenues, de manipulations économiques grossières, et surtout, d’un projet politique inavoué : démanteler les droits sociaux au nom du “bon sens”.
C’est le genre de scène pensée pour marquer les esprits. Dans l’émission Les Grandes Gueules, sur RMC, face à Jean-Luc Mélenchon, un chroniqueur dégaine sa leçon d’économie comparée : “Un salarié en France qui touche 100 euros bruts coûte 142 à son entreprise et ne perçoit que 77 nets. En Allemagne, ce même salarié coûte 119 et touche 82.” La conclusion est claire : la France serait “trop chère”, “trop chargée”, handicapée par son modèle social. Une fois les chiffres posés, il ne resterait qu’à “réformer”, c’est-à-dire à couper. Mais ce raisonnement est trompeur. Parce qu’il repose sur une série de confusions volontaires, et surtout, parce qu’il occulte le processus de démolition en cours de la protection sociale.
L’extrême droite française met en avant un discours aussi simple que redoutable : “vous payez trop”. Trop d’impôts, trop de taxes, trop de “charges”, trop pour les autres. Aujourd’hui, ce récit se propage de plus en plus, relayé par les réseaux sociaux, les médias de droite et l’univers brun des influenceurs réactionnaires. Il transforme la colère sociale en ressentiment fiscal.
En France, un salarié qui touche 100 euros de salaire brut coûte effectivement en moyenne environ 142 euros (le taux exact dépend du niveau de salaire, du statut du salarié et du profil de l’entreprise) à son employeur, en raison des cotisations patronales : retraite, santé, famille, accident du travail, etc. Ce même salarié voit également environ 23 % de son brut partir en cotisations salariales, pour financer la protection sociale. Il lui reste environ 77 euros nets, le chroniqueur a raison. En Allemagne, les cotisations sont en effet plus faibles (environ 19 % côté employeur, 18 % côté salarié). Mais cette comparaison ne dit rien de ce que l’on reçoit pour ce que l’on verse. Le salarié allemand, s’il perçoit 82 euros nets, devra financer lui-même sur cet argent une partie de sa santé (franchises médicales, assurances privées), sa retraite complémentaire, et il sera bien moins protégé en cas de coup dur. En contrepartie de ce haut niveau de cotisations, la France offre une très bonne couverture des soins : le reste à charge moyen après remboursement des dépenses de santé est d’environ 7% (le plus bas de l’OCDE), contre environ 13% en Allemagne, où les cotisations sociales sont moins élevées mais le système est davantage basé sur des assurances privées ou semi-privées. Quant à l’entreprise allemande, elle participe bien moins au système solidaire, au bénéfice de ses profits.

Impôt, cotisation : deux logiques, deux visions de la société
Par ailleurs, ce genre de raisonnement se fonde sur la grande confusion entre impôt et cotisation sociale, confusion entretenue à dessein par les libéraux de tous bords. On laisse croire que tout ce qui est prélevé sur une fiche de paie relève du même principe : celui d’un État glouton qui prend, taxe, prélève. C’est faux et dangereux. Il faut ici faire une distinction essentielle entre impôts et cotisations sociales.
L’impôt est une contribution obligatoire, décidée par l’État, versée au budget général. Il finance les services publics : l’école, les routes, la justice, l’armée, la culture, etc. C’est une ressource nationale, affectée selon des choix politiques. En théorie, c’est aussi un outil de redistribution : on prend davantage aux riches pour garantir un accès égal aux biens communs. Mais en pratique, tous les impôts ne sont pas redistributifs. L’impôt sur le revenu, progressif, ne représente qu’une petite part des recettes de l’État. La part la plus importante vient de la TVA, impôt indirect sur la consommation, le plus injuste de tous. Tout le monde paie le même taux, mais les plus pauvres y consacrent une part bien plus importante de leur revenu. La TVA, loin d’être neutre, creuse les inégalités : c’est un impôt qui pèse plus sur les ménages modestes que sur les grandes fortunes.
La cotisation sociale n’est pas un impôt. C’est du salaire socialisé : une partie de la richesse produite par les travailleurs, mise en commun pour assurer la retraite, la santé, le chômage. Dit autrement, alors que l’impôt est la redistribution d’un revenu pour contribuer au financement du budget de l’État et des collectivités, la cotisation est un partage de notre salaire en échange de prestations couvrant collectivement les risques inhérents à l’existence. On paie en fonction de son salaire, et on reçoit en fonction de ses besoins.
La cotisation sociale, quant à elle, relève d’une tout autre logique. Elle n’est pas un impôt. C’est du salaire socialisé : une partie de la richesse produite par les travailleurs, mise en commun pour assurer la retraite, la santé, le chômage. Dit autrement, alors que l’impôt est la redistribution d’un revenu pour contribuer au financement du budget de l’État et des collectivités, la cotisation est un partage de notre salaire en échange de prestations couvrant collectivement les risques inhérents à l’existence (retraites, famille, maladie, accident du travail et autonomie). On paie en fonction de son salaire, et on reçoit en fonction de ses besoins. Il ne s’agit pas d’un acte de solidarité verticale, mais d’une sécurité horizontale. Elle repose sur l’idée que le salaire ne doit pas cesser dès que l’on quitte l’emploi. Et cette cotisation, historiquement, ne dépendait pas de l’État. Elle était gérée par les travailleurs eux-mêmes. De 1946 à 1967, comme le rappelle le sociologue Bernard Friot, les caisses de Sécurité sociale étaient dirigées par des conseils d’administration où les représentants des salariés — majoritairement de la CGT — détenaient la majorité absolue. Ce n’était pas seulement de la gestion technique : c’était un pouvoir ouvrier sur la richesse. Un système alternatif à la logique capitaliste. Mais cette autonomie fut brisée en 1967 par une réforme gaulliste imposant le paritarisme strict : une égalité entre représentants du patronat et des salariés, sous tutelle de l’État. Aujourd’hui, les syndicats n’ont plus qu’un rôle consultatif, et les caisses sont gérées selon des objectifs budgétaires fixés par Bercy.
Quand l’impôt remplace la cotisation
Pour continuer à fragiliser la logique salariale de la protection sociale, les gouvernements successifs ont mis en place une stratégie de contournement : exonérer les entreprises de cotisations, tout en compensant quasi intégralement ces exonérations par le budget de l’État. Résultat : ce qui devait être financé par le salaire l’est de plus en plus par l’impôt. Et comme l’impôt devient plus lourdement basé sur la TVA que sur l’impôt progressif, ce sont les classes populaires qui paient au lieu des employeurs.
Les gouvernements successifs ont mis en place une stratégie de contournement : exonérer les entreprises de cotisations, tout en compensant quasi intégralement ces exonérations par le budget de l’État. Résultat : ce qui devait être financé par le salaire l’est de plus en plus par l’impôt. Et comme l’impôt devient plus lourdement basé sur la TVA que sur l’impôt progressif, ce sont les classes populaires qui paient au lieu des employeurs.
L’exemple emblématique est celui du CICE, le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi. Ce dispositif, mis en place sous Hollande, a consisté à réduire les cotisations patronales au nom de l’emploi, sans effet notable sur ce sujet d’ailleurs, mais avec un coût annuel de 20 milliards, financé par l’impôt et en particulier la TVA qui a été augmentée au même moment. C’est ce qu’on appelle « la TVA sociale » : remplacer les cotisations patronales par une hausse de la TVA. Une réforme de classe, pure et dure : elle consiste à faire financer la protection sociale par la consommation, c’est-à-dire par ceux qui dépensent la totalité de leurs revenus — les ménages populaires — au lieu de la faire financer par ceux qui tirent profit du travail des autres — les employeurs et les actionnaires. C’est un renversement idéologique complet, présenté comme du bon sens.
C’est Nicolas qui paye… pour les cadeaux aux patrons, pas pour les migrants et les « assistés »
Pendant que les chroniqueurs télé s’époumonent à comparer les 77 euros nets du salarié français aux 82 euros de son homologue allemand, une question autrement plus décisive est systématiquement évacuée : où va la richesse créée ? Car si un salarié “coûte” 142 euros à son entreprise, il est légitime de se demander combien il rapporte, et surtout, qui encaisse la différence. Selon l’Insee, en 2023, environ 67,3 % de la valeur ajoutée produite par les entreprises est allouée aux salaires (nets et cotisations comprises) contre 68,1% en 2017. Le reste — environ 32,7 % en 2023 (contre 31,8% en 2017) — revient aux profits bruts. La part de ces profits versés en dividendes ne cesse d’augmenter ces dernières années.
Si un salarié “coûte” 142 euros à son entreprise, il est légitime de se demander combien il rapporte, et surtout, qui encaisse la différence. Selon l’Insee, en 2023, environ 67,3 % de la valeur ajoutée produite par les entreprises est allouée aux salaires (nets et cotisations comprises) contre 68,1% en 2017. Le reste — environ 32,7 % en 2023 (contre 31,8% en 2017) — revient aux profits bruts. La part de ces profits versés en dividendes ne cesse d’augmenter ces dernières années.
De plus, les plus riches paient de moins en moins d’impôts sur leurs revenus. D’après une note de Bercy révélée par Le Monde, en 2024, alors que l’impôt sur le revenu a augmenté pour la grande majorité des contribuables, les 10 % les plus riches, eux, ont vu leur contribution reculer. Les ménages situés au centre de la distribution des revenus — soit environ 40 % des foyers — ont vu leur impôt net progresser de 5 à 10 %. À l’inverse, pour les plus aisés, la facture a diminué de 0,1 %, malgré une hausse de 2,3 % de leur revenu fiscal de référence. En cause : le développement d’un ensemble d’allègements fiscaux — crédits d’impôt, abattements, et dispositifs avantageux comme celui lié à l’emploi de personnel à domicile — qui a permis à cette catégorie de faire baisser son taux d’imposition réel de 17,5 % à 15,2 %.
Les ménages situés au centre de la distribution des revenus — soit environ 40 % des foyers — ont vu leur impôt net progresser de 5 à 10 %. À l’inverse, pour les plus aisés, la facture a diminué de 0,1 %, malgré une hausse de 2,3 % de leur revenu fiscal de référence. En cause : le développement d’un ensemble d’allègements fiscaux — crédits d’impôt, abattements, et dispositifs avantageux comme celui lié à l’emploi de personnel à domicile — qui a permis à cette catégorie de faire baisser son taux d’imposition réel de 17,5 % à 15,2 %.
Par ailleurs, l’enrichissement des plus riches ne repose pas uniquement sur l’exploitation du travail productif – à travers les bas salaires et la captation de la valeur ajoutée – mais aussi sur des mécanismes de rente, notamment immobilière. Aujourd’hui, près d’un tiers du salaire net est absorbé par les dépenses liées au logement (loyer ou remboursement de crédit), ce qui constitue une ponction massive et continue sur les revenus des ménages. Dans ce contexte, analyser le niveau des salaires nets uniquement sous l’angle des cotisations sociales et des impôts relève d’une erreur de perspective. Ces prélèvements financent des services collectifs (santé, retraites, éducation, infrastructures) et assurent une certaine redistribution. À l’inverse, les charges liées au logement ne servent qu’à rémunérer des propriétaires ou des investisseurs – souvent déjà dotés en capital – sans créer de valeur collective.

Il est donc plus pertinent de raisonner en termes de « reste à vivre » : c’est-à-dire ce qu’il reste réellement à un salarié une fois les dépenses contraintes essentielles payées, notamment le logement. Or, en France, ce reste à vivre s’amenuise pour une large partie de la population, malgré des niveaux de prélèvements publics globalement stables. Cela révèle une forme d’exploitation indirecte, non par l’État, mais par le capital immobilier et financier, qui capte une part croissante des revenus via les loyers et les intérêts d’emprunt.
Aujourd’hui, près d’un tiers du salaire net est absorbé par les dépenses liées au logement (loyer ou remboursement de crédit), ce qui constitue une ponction massive et continue sur les revenus des ménages. Dans ce contexte, analyser le niveau des salaires nets uniquement sous l’angle des cotisations sociales et des impôts relève d’une erreur de perspective. Ces prélèvements financent des services collectifs (santé, retraites, éducation, infrastructures) et assurent une certaine redistribution. À l’inverse, les charges liées au logement ne servent qu’à rémunérer des propriétaires ou des investisseurs – souvent déjà dotés en capital – sans créer de valeur collective.
Cette réalité est peu diffusée sur les réseaux sociaux. Ce qu’on y lit plutôt massivement en ce moment, c’est cette phrase : « C’est encore Nicolas qui paie ». Nicolas est un homme imaginaire, censé être l’incarnation du “vrai” contribuable : celui qui travaille, déclare, cotise, mais “n’a droit à rien” parce qu’il “gagne trop pour les aides” et “pas assez pour s’en sortir”. Relayée massivement par des comptes de droite et d’extrême droite, cette phrase est devenue un hashtag : #NicolasQuiPaie. Derrière ce mème se joue une manipulation politique bien huilée.
« C’est encore Nicolas qui paie ». Nicolas est un homme imaginaire, censé être l’incarnation du “vrai” contribuable : celui qui travaille, déclare, cotise, mais “n’a droit à rien” parce qu’il “gagne trop pour les aides” et “pas assez pour s’en sortir”. Relayée massivement par des comptes de droite et d’extrême droite, cette phrase est devenue un hashtag : #NicolasQuiPaie. Derrière ce mème se joue une manipulation politique bien huilée.
Pourquoi Nicolas, et pas Kévin, Mohamed, Enzo, Pauline ou Fatoumata ? Le prénom n’est pas neutre. Il sent bon la classe moyenne blanche des années 90, les parents fonctionnaires ou cadres sup’, les vacances en camping dans le Morbihan et les livrets A bien garnis. Derrière le prénom Nicolas, c’est la France qui se pense méritante, raisonnable, invisibilisée. Celle qui regarde vers le haut avec envie, et frappe vers le bas pour s’en distinguer. Nicolas a raison d’être en colère. Mais ses cibles sont les mauvaises. Ce ne sont ni les actionnaires, ni les grandes entreprises, ni les rentiers fiscaux qui apparaissent dans ses récriminations. Ce sont les “assistés”, les “immigrés”, les “chômeurs”, les “fonctionnaires”, toutes celles et ceux qui “ne travaillent pas assez” selon les standards moraux de la bourgeoisie.
Le jour où Nicolas demandera non plus combien il paie, mais à qui cela profite réellement, le piège se refermera sur ceux qui l’ont construit. Ce jour-là, Nicolas cessera d’être un hashtag au service des puissants : il deviendra une conscience politique.
Il faudra bien un jour que cette France qui « paie tout » arrête de compter ses centimes pour commencer à compter les milliards. Que ceux qui se disent « étranglés par les charges » lèvent enfin les yeux vers ceux qui, tout en haut, vivent allégés de tout effort commun. Les exonérations, les crédits d’impôt, les niches fiscales et les dividendes n’ont rien de mystérieux. Ce sont des tuyaux bien visibles, qui relient nos salaires et les caisses publiques aux fortunes privées. Le jour où Nicolas demandera non plus combien il paie, mais à qui cela profite réellement, le piège se refermera sur ceux qui l’ont construit. Ce jour-là, Nicolas cessera d’être un hashtag au service des puissants : il deviendra une conscience politique.

Guillaume Étievant
Responsable éditorial
