The Witcher 3: Wild Hunt, du studio polonais CD Projekt Red (aussi derrière Cyberpunk 2077), est, à raison, considéré, comme un des jeux les plus réussis de l’histoire du jeu vidéo. En apparence le jeu est peu politique : il s’agit un RPG ouvert où Geralt de Riv, chasseur de monstres, parcourt un monde médiéval fantastique imaginaire, rempli de créatures surnaturelles sous fonds de tensions politiques et de guerres, pour retrouver sa “fille adoptive” Ciri menacée par la Chasse Sauvage, une horde de spectres.
Mais The Witcher 3, comme les précédents volets et la série Netflix, est aussi une adaptation d’une série de romans par Andrzej Sapkowski, et l’univers du Continent développé dans ces différentes œuvres, bien que fantastique, fait écho à de nombreuses réalités sociales de l’Europe médiévale, notamment les discriminations à l’encontre des minorités juives. Les communautés de nains, de gnomes et d’Elfes dans le jeu illustrent des dynamiques très proches de celles vécues par les populations juives en Europe : limitation professionnelle, marginalisation spatiale, mobilité forcée et massacres. C’est notamment ce qu’ont analysé les historiens Sébastien Ginoux et Solène Minier dans un article sur les romans intitulé La persécution des non-Humains : histoire européenne et mémoire polonaise de l’antisémitisme dans Le Sorceleur d’Andrzej Sapkowski. Le fait que le roman comme le jeu soient polonais, une nation qui fût, avec d’autres, un des épicentres de l’antijudaïsme chrétien puis de l’antisémitisme moderne n’est pas un hasard. Mais alors est-ce que The Witcher contribue à confronter le joueur ou le lecteur à l’antisémitisme européen ou reproduit-il des tropes antisémites très prégnants dans la fantasy (des gnomes banquiers et avares etc.) ?
Une analogie avec l’histoire européenne de l’anti-judaïsme et de l’antisémitisme
Le monde de The Witcher est peuplé de différentes races : humains, elfes, nains, gnomes, sorceleurs… Geralt, que nous incarnons en tant que joueur, est lui-même un “mutant” et régulièrement soumis à des insultes et des brimades de ce fait. Dans le jeu, ces races (à distinguer des monstres que Geralt chasse) font en effet l’objet d’une discrimination systémique.
Selon les historiens Sébastien Ginoux et Solène Minier, cette représentation critique s’inspire de l’histoire polonaise et européenne : « cette mise en scène critique des discriminations contre les non-Humains au prisme de l’antisémitisme est d’autant plus frappante qu’elle est l’œuvre d’un auteur polonais né dans l’immédiat après-guerre. Cette période est caractérisée en Pologne par l’hostilité envers les Juifs revenus des camps et l’effacement de la mémoire de la Shoah au profit du mythe d’État de la résistance antifasciste polonaise alliée aux Soviétiques ». Pour eux la publication du roman dans les années 1980 s’inscrit dans un “boom mémoriel”, contribuant “à diffuser auprès du grand public polonais les débats sur la Shoah en Pologne”.
Le Continent, le monde dans lequel se déroule The Witcher, s’inspire “de l’Europe de l’Est médiévale et moderne que connaît parfaitement Sapkowski. Les Royaumes du Nord rappellent la Pologne divisée des XIIe-XIIIe siècles” Les différents peuples que l’on y trouve reflètent ainsi des migrations historiques et des instabilités géopolitiques : famines, guerres et conflits (ici contre l’empire de Nilfgaard). Dans ces contextes, les minorités servent de boucs émissaires et les stéréotypes ressurgissent avec virulence. Pour Ginoux et Minier, les violences contre les Elfes renvoient plutôt à l’antisémitisme raciste et biologisant des XIXe et XXe siècles, tandis que les discriminations contre les Nains et les gnomes évoquent l’anti-judaïsme médiéval.
Diaspora, métiers assignés et ghettos
Dans le jeu, les Nains et les Gnomes, essentiellement diasporiques, sont majoritairement mercenaires, marchands ou banquiers. Cette représentation reflète à la fois les contraintes professionnelles médiévales qui forçaient les populations juives à se déplacer et leur interdisaient l’accès à certaines professions, mais reproduit aussi, paradoxalement, des stéréotypes occidentaux sur les Juifs (notamment comme “usuriers”). Au Moyen-Âge, les Juifs furent à plusieurs reprises interdits d’exercer certaines professions. Le quatrième Concile de Latran convoqué en 1215 par le Pape Innocent III marqua ainsi un tournant dans les politiques anti-juives : en plus d’imposer des vêtements distinctifs aux Juifs, il les excluait des charges publiques.
L’United States Holocaust Memorial précise cette division raciste du travail : “Dans les premiers siècles de l’époque moderne en Europe, les Juifs furent invités à s’installer à l’Est et au centre du continent (voire parfois, après leur expulsion, en Europe de l’Ouest) avec certaines autorisations et protections, mais aussi des restrictions de résidence et d’activités. (…) Les Juifs furent autorisés et encouragés à exécuter les tâches de gestion et commerciales que les classes au pouvoir n’avaient ni la volonté ni la capacité d’effectuer elles-mêmes. Les Églises catholique et orthodoxe ayant banni l’usure (prêt d’argent avec intérêt) et considérant généralement les affaires comme une activité immorale, les Juifs se virent remplir le rôle vital (mais impopulaire) de prêteurs pour la majorité chrétienne. (…) On leur permit de faire du commerce, d’être fournisseurs, fabricants, banquiers, et artisans (…) Ils purent également devenir gérants de propriétés foncières et percepteurs (…) La plupart des Juifs qui travaillaient dans le commerce et l’artisanat (…) étaient bien souvent aussi pauvres que les paysans parmi lesquels ils vivaient (…). Par ailleurs, les dirigeants interdirent aux Juifs de détenir des terres, d’être officiers dans l’armée et d’occuper des postes dans l’administration s’ils ne se convertissaient pas au christianisme (…) Les corporations fermèrent leurs portes aux artisans Juifs (sauf s’ils se convertissaient), qui ne purent plus produire à petite échelle. Des stéréotypes se développèrent, renforcés par ces autorisations et restrictions spéciales”, à savoir que les Juifs éviteraient “les tâches pénibles” en “choisissant” de “travailler dans le secteur de la finance et le commerce de marchandises” et se soustrairaient au “service militaire” (auquel ils n’avaient pas droit d’aller).
Les événements tragiques du jeu évoquent aussi directement l’histoire européenne des pogroms, un mot qui désigne une attaque violente contre une communauté juive, faite de pillages, de destructions et de meurtres.
The Witcher met ainsi en scène “le pogrom de Rivia” où une foule d’humains massacre les non-humains. Selon le wiki du Sorceleur qui traite d’un flash-back de The Witcher 2, sur 253 non-humains présents, 76 périssent. Pour les historiens cela “fait écho à l’Europe de l’Est du XIXe siècle, où les Juifs ont subi divers pogroms sous l’œil passif voire bienveillant des armées tsaristes”. Mais les pogroms ont une histoire encore plus ancienne : après l’appel à la croisade du Concile de Clermont convoqué par le Pape Urbain II en 1095, des pogroms anti-Juifs éclatent dans toute l’Europe. C’est notamment le cas à Rouen en 1096, où les Juifs furent massacrés mais aussi à Metz où 22 d’entre eux sont assassinés.
Les ghettos, qui existaient dans de nombreuses villes européennes, sont aussi présents dans l’univers du Witcher : dans The Witcher I, le quartier de la Vieille Wizyma “est devenu un ghetto pour les non-humains. Les elfes et les nains ont été contraints de s’installer là où même les pauvres ne voulaient pas vivre” comme le rappelle le wiki consacré.
Là aussi les parallèles historiques sont frappants. Le premier vrai ghetto européen fût celui de Venise (XVIe-XVIIIe siècle). Comme l’indique le site venise-tourisme.com : “les Juifs étaient tout d’abord interdits d’habitation à Venise même mais étaient accueillis en tant que marchands au même titre que les autres commerçants. Au XIVème siècle, une première charte autorise les Juifs à s’installer moyennant finance. (…) Il faut alors attendre un siècle pour que les Juifs soient à nouveau autorisés à s’installer” mais uniquement dans un quartier fermé : “le ghetto est fermé chaque soir et les Juifs ont interdiction d’en sortir la nuit.”. Le mémorial de l’Holocauste des Etats-Unis rappelle qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé : “Aux 16e et 17e siècles, de nombreux dirigeants (qui allaient d’autorités municipales locales jusqu’à l’empereur d’Autriche Charles V) ordonnèrent la création de ghettos pour les Juifs, à Frankfort, Rome, Prague et dans d’autres villes.” Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les nazis généralisèrent les ghettos en Europe de l’Est avant d’initier pleinement le génocide des Juifs d’Europe en 1942.
Dans The Witcher, les Elfes subissent aussi de fortes violences et discriminations, auxquelles le joueur est confronté à plusieurs reprises, en particulier lors de quêtes annexes. Comme l’indique le Wiki de The Witcher “comme les autres non-humains, les elfes sont souvent persécutés par les Nordiques”. On pense notamment à la “pureté de sang” (“limpieza de sangre”) décrétée par les rois catholiques dans la péninsule ibérique (Espagne et Portugal) au XVe siècle. En 1492, les Juifs sont expulsés d’Espagne. On a là l’ancêtre de l’antisémitisme biologique nazi. En effet pour l’historien Ignacio Pulido “la pureté de sang fait référence à la biologie, à la race, à la dimension corporelle des individus”.
Un jeu à contre-courant du révisionnisme polonais ?
Le jeu et les romans vont à contre-courant du révisionnisme contemporain en Pologne qui nie l’histoire antisémite polonaise. En 2018, une loi mémorielle menaçait de sanctions pénales pour quiconque évoquait la responsabilité polonaise dans la Shoah, avant que l’État ne recule. Pour Ginoux et Minier, les adaptations vidéoludiques du roman prolongent la mémoire européenne et polonaise des discriminations antisémites : “les jeux vidéo produits par le studio polonais CD Projekt Red, en particulier The Witcher II, prolongent ce message” tandis que les différentes saisons de “la série produite par Netflix atténuent le discours politique sur les discriminations subies par les Elfes, afin de s’adresser à un public plus directement international que les romans ou les jeux”.
Dans la fantasy, certaines représentations héritées de stéréotypes historiques posent encore problème
Toutefois les deux historiens, bien qu’ils notent que l’auteur des romans reprend aussi des clichés et des stéréotypes sur les Juifs, passent à côté d’un paradoxe. En acceptant l’idée, assez convaincante, que la “discrimination envers les non-humains” dans l’univers de Witcher soit un écho aux discriminations historiques envers les Juifs, elle signifie donc que les discriminations racistes de l’Histoire sont évoquées au travers d’un monde imaginaire où les races existent réellement, contrairement au monde réel où les races biologiques n’existent pas chez l’être humain – ce qui peut rendre ce message plus que flou. Ils indiquent toutefois que dans The Witcher “les Nains de la diaspora s’illustrent d’abord, à la manière de certains Juifs tardo-médiévaux, comme marchands et grands banquiers – ces derniers étant nantis de noms italiens, en référence aux grandes banques italiennes de la fin du Moyen Âge (…) Ces différents éléments mêlent cependant des réalités médiévales et modernes à des stéréotypes envers les Juifs déjà entretenus à ces époques-là. Dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, les Juifs sont loin de tenir de grandes banques prospères en Occident (…) Les travaux de Giacomo Todeschini (…) ont montré que les Juifs des royaumes occidentaux sont progressivement exclus au XVe siècle par les banquiers chrétiens du prêt à destination du grand commerce et contraints de se rabattre sur le micro-crédit et le prêt sur gage. En faisant des Nains et des Gnomes des banquiers et des médecins, Sapkowski (…) reprend aussi les clichés occidentaux sur les Juifs”. Le jeu n’a pas évincé ces clichés : dans The Witcher III, cela est par exemple visible avec un personnage comme le banquier Vivaldi, un nain très avare, que l’on voit notamment dans l’extension Heart of Stone, et qui n’échappe pas à des représentations très stéréotypées.
Il n’est pas dit que celles-ci, qui sont récurrentes dans la fantasy, soient neutres. Bien que J.R.R. Tolkien, l’auteur du Seigneur des Anneaux, ait été un antifasciste convaincu et un ennemi résolu de l’antisémitisme, comme le montre par exemple Sébastien Fontenelle dans son Tolkien contre les machines. Écologie et antifascisme en Terre du Milieu (Lux, 2025), il n’empêche que cet univers est largement réapproprié par l’extrême droite ce qui pourrait suggérer qu’une partie de la représentation, y compris cinématographique, souffre d’ambiguïtés. Aux Etats-Unis, c’est l’animateur et humoriste Jon Stewart qui avait alerté sur des tropes antisémites dans la saga de films Harry Potter, où les gobelins qui dirigent la banque Gringotts auraient, selon lui, beaucoup de points de similitudes avec les caricatures faites des Juifs dans la littérature antisémite. Pour revenir au Witcher, le wiki Sorceleur explique par exemple ce qui différencie les gnomes : “tout se joue sur la taille du nez : les gnomes ont des nez exceptionnellement longs, deux fois plus longs que ceux des humains et des nains”, une description qui laisse un goût amer lorsque l’on sait que sur Tiktok, par exemple, le terme “gnome” a servi, depuis plusieurs années, de langage codé aux néonazis américains pour désigner les Juifs. Etant donné que la fantasy est un genre bourré de tropes hérités de mythologies européennes, certains d’entre eux peuvent être ambigus même si l’artiste en lui même n’a pas d’intention antisémite.
The Witcher 3, tout comme les volets I et II, offrent avant tout une incroyable expérience ludique et fantastique, mais ils fonctionnent aussi comme une représentation critique – bien que parfois ambiguë par la reproduction de certains clichés qu’ils prétendent dénoncer – des dynamiques historiques de l’Europe médiévale et moderne. À travers la discrimination systémique subie par les non-humains, qui servent de bouc-émissaires dans univers en proie aux guerres, le jeu illustre les mécanismes de marginalisation, de stéréotypes et de violences qui ont touché les minorités, en particulier les populations juives. En s’inspirant de l’histoire polonaise et européenne, CD Projekt Red a participé à la transmission de la mémoire des persécutions et des pogroms, dans un moment de fort révisionnisme en Pologne.
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
