Logo de Frustration

« Sales connes » : ce que révèle l’antiféminisme ordinaire de Brigitte Macron


L’autrice est professeure associée à l’Université de Concordia de Montréal, autrice et réalisatrice de Je vous salue salope et La peur au ventre.

Brigitte Macron, l’épouse du président de la République, n’a manifestement pas peur des mots. En coulisses des Folies Bergères, lors d’un spectacle de l’humoriste et acteur Ary Abittan, figure populaire mais contestée en raison d’allégations de viol, elle a laissé fuser son ire, en traitant les militantes féministes venues manifester de « sales connes » et en ajoutant : « on va les foutre dehors ».

Brigitte Macron en 2022 lors du lancement de l’opération Pièces jaunes. Crédit : Mélanie Praquin, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Rappelons qu’Abittan avait été accusé par une jeune femme de 23 ans de sodomie non consentie pour lequel il avait reçu un non-lieu de la Cour d’appel de Paris. Ledit dit non-lieu n’équivaut pas, cependant, à un acquittement.

Dans ce contexte, l’injure proférée par Madame Macron ne relève pas d’une simple avanie : elle participe d’un réflexe antiféministe bien connu, qui disqualifie la parole des femmes et banalise les violences qu’elles dénoncent. Sa réaction s’inscrit dans cette rhétorique trop répandue : défense d’un homme puissant, attaque des femmes qui témoignent. On connaît la ritournelle.

Un antiféminisme banal, mais structurant

Au Québec, ce phénomène est documenté depuis plus d’une vingtaine d’années par des chercheur·euses comme Francis Dupuis-Déri ou Mélissa Blais. Nous y sommes particulièrement sensibilisés, puisque Montréal a été le théâtre d’un attentat antiféministe majeur : le 6 décembre 1989, un homme (dont je tairai le nom), auteur d’un manifeste antiféministe, a assassiné 14 femmes à l’École Polytechnique parce qu’elles étaient des femmes.  Ce meurtrier est d’ailleurs considéré comme un martyr pour plusieurs Incels. La tragédie du 6 décembre, tristement connue dans le monde entier, nous rappelle que l’antiféminisme est une idéologie qui peut donner la mort.

Il faut d’ailleurs rappeler que l’antiféminisme est défini comme un vaste contre-mouvement qui se développe systématiquement en réaction aux avancées du mouvement féministe. Ce phénomène oppose les idées et les initiatives féministes, cherchant à maintenir les structures sociales et les hiérarchies de genre existantes.

La réaction méprisante de Brigitte Macron à l’égard des « sales connes », en l’occurrence les féministes, s’ancre précisément dans ce que la sociologue québécoise Francine Descarries appelle l’antiféminisme ordinaire : un discours banal, parfois présenté comme du « gros bon sens», qui vise à ramener les féministes à l’ordre, à préserver des privilèges masculins et à freiner les avancées égalitaires. Il se manifeste dans les médias, la culture populaire, les institutions… et, jusque dans les coulisses du pouvoir. Il s’alimente du ressentiment envers les avancées des femme et mobilise des représentations essentialistes pour maintenir l’ordre patriarcal. Ses discours sont portés par des archétypes persistants : la femme manipulatrice, menteuse, vengeresse, dangereuse pour les hommes et pour l’ordre social. Ces idées, héritées de la tradition patriarcale, structurent encore aujourd’hui le débat public.

Dans mes recherches universitaires, j’ai pu constater que les acteur.ices antiféministes peuvent se servir des injures sexistes pour réaffirmer un pouvoir, réassigner les femmes à une place subordonnée et décrédibiliser leur parole. En employant publiquement le terme « sales connes », Brigitte Macron reproduit ce schéma : elle protège symboliquement un pair, une star masculine, et attaque celles qui dénoncent les violences pour les disqualifier. Hélas, même les femmes peuvent être antiféministes.

Une attaque contre celles qui ont rendu #MeToo possible

L’antiféminisme ordinaire contribue aussi à la culpabilisation des personnes victimes d’agressions sexuelles. Ce blâme repose sur une idée fausse, mais tenace : les survivant·es exagéreraient, mentiraient, chercheraient vengeance ou menaceraient l’État de droit. Cette caricature, que j’ai étudiée dans mes travaux, mine la compréhension publique des violences sexuelles et autorise, symboliquement, la mise en danger de celles et ceux qui dénoncent. Insulter celles qui manifestent, ce n’est pas seulement un dérapage verbal : c’est une manière de nier leur rôle historique et de réintroduire du doute sur la légitimité des luttes contre les violences sexuelles.

Les « sales connes » sont précisément celles qui, depuis des années, se battent pour faire avancer les droits sexuels. En France, c’est aussi grâce à leurs mobilisations post #MeToo qu’a vu le jour, en 2021, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, laquelle a conduit à des avancées majeures : la reconnaissance d’une notion spécifique de viol incestueux, le renforcement des seuils d’âge du consentement et une meilleure prise en compte des victimes.

Suis-je étonnée des propos de Brigitte Macron? Pas vraiment. Le président de la République lui-même avait défendu Gérard Depardieu. Comme si de rien était. Le pouvoir protège le pouvoir. Pendant ce temps, la désinformation progresse. Selon un sondage OpinionWay commandé par Sidaction, en France, plus d’un répondant sur deux estime que les hommes sont « souvent accusés à tort » de violences sexuelles. Chez les 25-34 ans, la moitié de ceux qui suivent des influenceurs masculinistes considèrent même que ces contenus « disent la vérité ».

Alors même qu’un colloque sur le masculinisme se tenait dernièrement au Sénat et que le mot masculinisme est l’un des plus recherchés dans le dictionnaire Le Robert en 2025, la sortie de Brigitte Macron est révélatrice d’un antiféminisme ordinaire décomplexé. Elle montre comment cette idéologie ordinaire circule, se normalise, se glisse dans les gestes du quotidien, même au sommet de l’État ou dans les coulisses des Folies Bergères. Presque dix ans après #MeToo, le ressac antiféministe est plus fort que jamais.

https://frustrationmagazine.fr/backlash-lea-clermont-dion
https://frustrationmagazine.fr/peur-au-ventre-avortement-lea-clermont-dion
https://frustrationmagazine.fr/avortement-entretien-lea-clermont-dion

Léa Clermont-Dion
Léa Clermont-Dion
Tous les articles
Bannière abonnements