Pour le salaire unique : 2630€ net pour toutes et tous

Cet article est paru dans notre numéro papier 2024. À l’occasion de la sortie du numéro annuel 2025, nous vous le proposons, mis à jour et en libre accès.
Régulièrement, le débat sur les inégalités sociales revient sur la table, intercalé avec celui sur les faibles salaires. Car oui, en France, dans l’un des pays qui produisent le plus de richesses au monde, il existe un très grand nombre de travailleurs pauvres, à tel point que l’Etat distribue, depuis une dizaine d’années, une « prime d’activité » destinée à arrondir les fins de mois des moins bien payés sans faire passer le patronat à la caisse. Les différences de salaires nous minent, même quand on ne regarde pas les millionnaires et les milliardaires qui nous narguent. Il y a d’abord les inégalités salariales entre femmes et hommes, énormes et qui évoluent faiblement, mais aussi les écarts entre métiers, ce qui fait que dans ce pays comme ailleurs, ce sont ceux qui font les métiers les plus pénibles (égoutiers, agriculteurs, aide-soignantes, manutentionnaires…) qui sont les moins payés. D’une façon générale, nos écarts de salaires nous frustrent et nous divisent : qui ne s’est pas trouvé face à un collègue ou supérieur hiérarchique qui, mieux payé, en faisait beaucoup moins que vous ? Pendant ce temps, les propositions pour un monde du travail plus juste sont timides : à gauche, on propose une limitation des écarts de salaires de 1 à 20… Ce qui est déjà le cas dans nombre d’entreprises et de services publics. Choisir un écart acceptable valide l’idée selon laquelle il y aurait un écart acceptable… Et s’il n’y avait aucun écart légitime ? Et si on était tous payé pareil ?
Ceux qui sont les plus utiles sont ceux qui gagnent le moins
Durant quelques semaines, au cours du premier confinement lié à l’épidémie de Covid, les classes supérieures françaises ont eu une révélation : les gens les plus utiles à la société étaient « invisibilisés » (à leurs yeux) et constituaient le groupe qui gagnait le moins. En effet, les professions qualifiées pouvaient rester chez elles, en suspens, à écrire leurs journaux intimes et apprendre à faire du pain, sans que le monde ne s’effondre. Tout d’un coup, les « chefs de projets », « product manager » mais aussi les PDG, les DRH, les cadres supérieurs d’une façon générale n’étaient plus aussi indispensables qu’ils le prétendaient auprès de leurs équipes pour justifier leurs hauts revenus. En revanche, les livreurs, infirmières, aides-soignantes, travailleurs de l’agro-alimentaire, caissières, éboueurs se voyaient décerner le titre flatteur de « professions essentielles ». Un certain nombre de politiques, artistes et intellectuels se sont succédé pour dire qu’il fallait « revaloriser » ces métiers mais, une fois la pandémie canalisée, ces belles intentions sont tombées aux oubliettes : depuis, les réformes de l’assurance-chômage et du RSA touchent principalement les plus précaires et surtout l’inflation est venue réduire le pouvoir de vivre de celles et ceux qui, il y a encore trois ans, étaient encensés comme utiles et indispensables.
Dans une société capitaliste et bourgeoise, il n’y aucun lien entre l’utilité sociale réelle d’un métier et sa rémunération.
Dans une société capitaliste et bourgeoise, il n’y aucun lien entre l’utilité sociale réelle d’un métier et sa rémunération. Ce qui conditionne, en France, notre rémunération, est notre place dans une hiérarchie sociale qui est définie par notre appartenance à la classe dominée ou à la classe dominante. Cette appartenance est en partie définie par nos titres scolaires (en plus de notre nom, de notre patrimoine, de notre lieu de vie etc.) – qui sont dans la quasi totalité des cas liés à notre appartenance de classe initiale. D’où le phénomène de reproduction sociale : nous faisons globalement tous partie, à la fin, de la même classe sociale que nos parents, mais le système scolaire « égalitaire et républicain » prétend que nous devons cette place à notre travail et à notre mérite. Une fois en poste, très bien ou très mal payé, le monde du travail se charge de véhiculer les croyances et les mythes qui légitiment les inégalités de revenus que nous subissons ou dont nous bénéficions : tel PDG gagne certes beaucoup d’argent mais il travaille le soir, tandis que son employé de base (qui use son corps, vit moins longtemps que lui et ne dispose pas de son propre temps) sera « bien peinard » en rentrant chez lui. Tel restaurateur exploite le travail de serveuses et cuisiniers sous-payés mais il a « pris des risques » en montant son affaire de chaîne de Tapas frelatés (et qu’importe si son capital de départ n’est qu’une faible proportion de la fortune familiale dont il dispose par héritage).
Bref, les gens qui gagnent le plus se racontent toujours qu’il y a de bonnes raisons pour qu’ils gagnent davantage que les autres, à commencer souvent par leur niveau d’études. Or, en France comme ailleurs, les études en école de commerce ou dans les grandes écoles, où la proportion d’étudiants boursiers reste faible, sont un privilège social, pas un sacrifice. Dire “j’ai fait de longues études donc je mérite d’être payé davantage” n’a aucun sens : les jeunes filles que l’on place en apprentissage dès 15 ans pour devenir coiffeuse, elles, font un sacrifice et travaillent dur. Leur utilité sociale n’est plus à démontrer – il suffisait de voir la tête des gens pendant que les salons de coiffure étaient fermés en 2020, sans compter que ces endroits sont devenus à peu près le seul lieu de sociabilité dans nos villages – pour autant, elles sont très mal payées. Selon la grille salariale de la convention collective de la coiffure 2022, une coiffeuse « hautement qualifiée » peut espérer toucher 1720 euros brut mensuels.
On a beau creuser, il n’y aucune raison légitime aux inégalités de salaires
On a beau examiner les motifs, il n’y a rien qui tienne la route pour justifier des inégalités de salaire. Et on ne parle pas seulement de l’écart entre celui d’un éboueur ou d’un grand patron. Même le fait qu’au sein d’une même entreprise l’un gagne deux fois plus que l’autre n’est jamais honnêtement justifiable. Les inégalités de salaire ne font que reproduire les inégalités arbitraires en vigueur dans la société : c’est en fait la seule explication qu’on trouve en définitive. Dans le secteur privé, les femmes gagnent, à temps de travail équivalent, 15,5% de moins que les hommes en moyenne (INSEE Focus, juillet 2023). Pourquoi ? Parce que les femmes travaillent moins dur et sont moins compétentes que les hommes ? A part Eric Zemmour et ses fans, plus grand monde ne pense ça. Mais personne ne semble faire le lien entre cette inégalité intolérable et le mécanisme général qui consiste à inventer de toute pièce des règles pour justifier des écarts de salaire : motivation individuelle, type de poste, niveau – supposé – de responsabilité (on connaît tous des chefs « responsables » qui n’en fichent pas une et se reposent sur les autres), niveau de diplôme… Et même ce dernier critère a ses propres règles arbitraires : ainsi, on sera mieux payé si l’on a obtenu bac+5 dans une grande école que dans une université. Pourtant, le niveau d’étude est le même, mais le prestige social diffère : les grandes écoles et écoles de commerce donnent un titre – comme dans une société d’ancien régime – et un réseau. En bref, des attributs de classe, qui nous donnent ensuite la légitimité à recevoir la rente associée à notre fonction prestigieuse dans la hiérarchie bourgeoise.
Les inégalités de salaire ne font que reproduire les inégalités arbitraires en vigueur dans la société : c’est en fait la seule explication qu’on trouve en définitive.
On pourrait tout à fait définir la hiérarchie des salaires en fonction d’autres critères : par exemple, étant donné qu’un ouvrier a une espérance de vie 6 ans inférieure à celle d’un cadre, on pourrait faire en sorte que ce désavantage terrible, qui se traduit par une mauvaise santé liée à un travail pénible, soit compensé par une rémunération supérieure. A l’heure actuelle, c’est tout l’inverse : dans le secteur privé, les cadres gagnent en moyenne plus du double que les ouvriers (4 570 euros nets mensuels en moyenne pour les cadres, 2 030 euros pour les ouvriers, selon l’INSEE). On pourrait, sur la base de l’utilité réelle des métiers, donner davantage à ceux qui, en cas de pandémie, doivent travailler quand même. On pourrait estimer que lorsqu’on a commencé à travailler tôt, via l’apprentissage, on devrait, dès ses vingt ans, avoir un salaire minimum beaucoup plus important que ceux qui font des études jusqu’à 25 ans. Mais il y aurait aussi de nombreux contre-arguments : qu’en est-il de tous ces cadres moyens qui subissent une pression au travail telle qu’elle détruit durablement leur santé mentale après un burn out ? Que penser de toutes celles et ceux qui travaillent durant leurs études et pour qui elles sont une réelle source de souffrance ? Et que dire des indépendants, dont la rémunération varie énormément selon leur niveau d’activité ?
On pourrait tout à fait définir la hiérarchie des salaires en fonction d’autres critères : par exemple, étant donné qu’un ouvrier a une espérance de vie 6 ans inférieure à celle d’un cadre, on pourrait faire en sorte que ce désavantage terrible, qui se traduit par une mauvaise santé liée à un travail pénible, soit compensé par une rémunération supérieure.
Dans le doute, l’égalité totale résout tout : il faut retirer la rémunération de l’équation, faire en sorte qu’elle ne soit plus ce qui nous définit vis-à-vis de la société et de notre entourage. Tout le monde payé pareil, du pilote de ligne à la caissière, du cadre sup à l’éboueur. Ça ne rendrait pas la société mécaniquement juste et sans distinction : il y aurait toujours des métiers plus intéressants que d’autres, plus durs, plus stressants. Mais nous ne subirions pas en plus la double peine des faibles salaires pour des métiers harassants, et des hauts revenus pour ceux qui ne subissent ni chef ni souffrance physique.
66% des salariés vont gagner plus en cas d’instauration d’un salaire égal
La majorité de la population gagnerait à l’instauration du salaire égal : en effet, en France, le salaire moyen, c’est-à-dire la somme de tous les salaires divisée par le nombre de travailleurs, est de 2630 euros net. En effet, le salaire net moyen du privé est de 2730 euros net tandis qu’il est de 2530 euros dans le public. 2630 euros est la moyenne de ces chiffres.
Si l’on redistribue la somme des salaires entre tout le monde, on obtient donc 2630 euros net chacun.
Si l’on redistribue la somme des salaires entre tout le monde, on obtient donc 2630 euros net chacun. Une telle somme n’est pas indigente pour un cadre qui a fait des études. Mais cela change tout pour une caissière qui est sous-payée depuis son baccalauréat. Ou pour une coiffeuse qui travaille depuis ses 15 ans. C’est la fin de la galère pour plus de la moitié de la population : car oui, selon l’Observatoire des inégalités, 66% des gens gagnent moins de 2630 euros net. Si cette moyenne est si élevée, c’est parce que les 34% restant, eux, gagnent parfois bien plus que 2630 net. C’est pourquoi, si on remet tout dans un pot commun et que l’on partage équitablement, près des deux tiers des travailleurs vont y gagner. On peut bien sûr discuter des modalités de cette égalité totale. On peut ainsi définir des écarts mais qui soient liés à des paramètres strictement objectifs et mesurables, pas à des croyances : par exemple, l’ancienneté pourrait rester, comme c’est le cas actuellement, un critère d’inégalité salariale. Ensuite, le fait de travailler de nuit ou en horaires décalés – deux modalités qui ont des effets avérés sur la santé – pourraient faire l’objet d’augmentation de salaire automatique, pour inciter les employeurs à ne pas y avoir trop souvent recours.
Le salaire unique ne résout pas tout, loin de là. Le patrimoine, qu’il soit financier ou immobilier, est la principale source d’enrichissement pour les gens aisés et la bourgeoisie. La concentration du patrimoine immobilier dans les mains de quelques-uns crée des rentes sur le dos de celles et ceux qui payent un loyer, qui les ampute d’une partie de leurs salaires. Ainsi, l’égalité salariale n’est qu’une mesure partielle, dont l’application isolée n’a pas d’intérêt : elle a de l’intérêt dans une dynamique de bouleversement de la société.
Le salaire unique ne résout pas tout, loin de là. Le patrimoine, qu’il soit financier ou immobilier, est la principale source d’enrichissement pour les gens aisés et la bourgeoisie.
Et surtout, cette mesure vient casser toutes les croyances bourgeoises que sous-tend l’inégalité salariale actuelle : la différence de compétence, de mérite, de responsabilité mais aussi les discriminations entre les femmes et les hommes et entre les blancs et les non-blancs. C’est pourquoi le salaire égal et unique doit être appliqué dès maintenant, partout où l’on peut déjà le faire : coopératives, ONG, partis de gauche, médias militants… Partout où le salaire unique s’impose, les valeurs bourgeoises reculent et le monde dont nous rêvons apparaît.
Photo de couverture : Towfiqu barbhuiya sur Unsplash
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