EXTRAIT : « Saint Luigi » de Nicolas Framont

Ce mercredi 3 septembre sort le premier ouvrage de la collection que nous dirigeons, en collaboration avec les éditions Les Liens qui Libèrent : Frustration X LLL. Cette collection a pour but de rendre accessible des analyses, des documents et des théories critiques de l’ordre dominant, dans des livres à la fois radicaux et extrêmement clairs, à mettre dans toutes les mains. Saint Luigi : comment répondre à la violence du capitalisme ? est notre premier livre. Pour fêter sa sortie, nous vous proposons la lecture de son introduction.
Le 4 décembre 2024, Brian Thompson est assassiné alors qu’il marchait sur le trottoir en direction de l’Hôtel Hilton du quartier Midtown, à New York. Il se rendait à l’assemblée générale annuelle des actionnaires de l’entreprise dont il était le PDG, United HealthCare, lorsqu’un individu cagoulé a tiré à trois reprises dans sa direction, pour le transpercer de deux balles, l’une dans le mollet droit et l’autre dans le dos. C’est vraisemblablement cette dernière balle qui entraîna la mort de Brian Thompson, quelques minutes plus tard. La scène est désormais bien connue, mais il me semblait important de débuter ce livre par son récit, expurgé de ses éléments les plus romantiques (la traque du suspect, les douilles gravées qu’il a laissées derrière lui, son portrait masqué diffusé dans tout le pays et sur les réseaux sociaux du monde entier…). Brian Thompson avait 50 ans lorsqu’il est mort sur un trottoir, sans avoir pu voir son meurtrier, sans avoir pu prononcer le moindre dernier mot. Il était père de famille, venait d’un milieu modeste, se rendait sans doute le pas léger vers cette assemblée d’actionnaires et il a perdu la vie, de bon matin.
Mais est-ce vraiment honnête de s’arrêter là? Peut-on parler de cette affaire sans contexte? Brian Thompson n’était pas un simple père de famille se rendant au travail. L’assemblée générale de United HealthCare à quelques mètres de laquelle il a perdu la vie n’était pas une « simple» réunion de travail. C’était un évènement qui allait célébrer les excellents résultats financiers de l’entreprise. Et pas n’importe quelle entreprise: la première assurance santé privée des États-Unis, un pays où il est impossible de bénéficier de soins sans souscrire un contrat assurantiel auprès de compagnies privées et (très) lucratives. 29 millions d’Américains dépendent du bon vouloir de United HealthCare (UHC) pour voir leurs soins – y compris vitaux – pris en charge par cette assurance qu’ils payent fort cher chaque mois. Or, ces dernières années, l’entreprise s’est spécialisée dans le refus de remboursement de soins, avec un taux de rejet des demandes atteignant 29 % en 2024.
29 millions d’Américains dépendent du bon vouloir de United HealthCare (UHC) pour voir leurs soins – y compris vitaux – pris en charge par cette assurance qu’ils payent fort cher chaque mois. Or, ces dernières années, l’entreprise s’est spécialisée dans le refus de remboursement de soins, avec un taux de rejet des demandes atteignant 29 % en 2024.
Sur la scène du crime, les douilles retrouvées le 4 décembre comportaient des inscriptions : «Delay, Deny, Depose ». Les deux premiers mots n’ont comporté aucun mystère pour les médias américains : il s’est immédiatement agi pour eux d’une référence à un best-seller signé par un expert en assurance, Jay M. Feinman et dont le titre est explicite: Delay, Deny, Defend: Why Insurance Companies Don’t Pay Claims and What You Can Do About It (Retarder, refuser, défendre : Pourquoi les compagnies d’assurance ne remboursent pas les demandes et que pouvez-vous faire pour y remédier). Dans son ouvrage, il détaille les stratégies de ces assurances logement, automobile… qui multiplient les techniques pour éviter de rembourser leurs clients en cas de sinistre et ainsi réduire ce qui constitue leur principale dépense. Il ne se consacre pas exclusivement aux assurances santé. Mais les stratégies décrites sont globalement les mêmes dans le capitalisme médical: retarder la prise en charge, refuser les soins en fonction de critères opaques (antécédents médicaux, lieu de prise en charge situé en dehors du réseau conventionné par l’assurance, vices de procédure, etc.).
Malgré la duplicité documentée de ces assurances privées, il est impossible de survivre sans. Seuls les plus démunis ont le droit à un système assurantiel soutenu par l’État, mais très insuffisant pour obtenir des soins de qualité. Le système assurantiel coûte cher aux Américains, qui déboursent chaque année des milliers de dollars pour s’assurer, en sachant que toutes les assurances privées sont dotées d’un système de franchise qui impose un reste à charge très élevé. C’est en référence à ce système mortifère et ses pratiques que l’assassin aurait gravé sur ses cartouches «Retarder » et «Refuser », accompagné du mot «Depose », que l’on peut traduire par «Détrôner » ou «Destituer ».
Détrôner le PDG d’UHC en lui ôtant la vie, est-ce le mobile de son meurtrier? Sous le règne de Brian Thompson, UHC a tout particulièrement perfectionné sa stratégie en matière de refus de prise en charge. Notamment en ce qui concerne les soins postopératoires : des milliers de personnes ayant subi une intervention chirurgicale importante ou victime d’un accident cardio-vasculaire se sont vu refuser des soins à la sortie de l’hôpital, diminuant considérablement leur chance de survie ou de vie sans handicap lourd. Le taux de refus de prise en charge des soins postopératoires a bondi sous la présidence de Brian Thompson, passant de 10,9 % en 2020 à 22,7 % en 2022. En novembre 2024, deux semaines avant le meurtre de Thompson, le média d’investigation ProPublica a relevé l’usage d’algorithmes pour mener à bien des directives de l’entreprise visant à réduire sa prise en charge des soins psychiatriques, mettant la santé de milliers de patients en danger.
En mai 2025, une ancienne employée de l’entreprise, écœurée par ces pratiques, racontait à Envoyé Spécial: «Nous avons reçu une formation pour refuser les soins aux clients. Et lorsqu’une prise en charge était finalement validée, nous avions pour consigne de gagner du temps et de retarder les versements. Il y avait des phrases types pour tenter de satisfaire les clients. La règle, c’était: ne jamais dépasser les 7 minutes avec le même interlocuteur. Au bout de 7 minutes, une lumière rouge commençait à clignoter. Et après 15 minutes, la conversation était interrompue automatiquement. »
Depuis, les enquêtes sur les pratiques de United Healthcare se sont multipliées et ont mis en lumière le caractère délibéré de cette politique. En mai 2025, une ancienne employée de l’entreprise, écœurée par ces pratiques, racontait à Envoyé Spécial: «Nous avons reçu une formation pour refuser les soins aux clients. Et lorsqu’une prise en charge était finalement validée, nous avions pour consigne de gagner du temps et de retarder les versements. Il y avait des phrases types pour tenter de satisfaire les clients. La règle, c’était: ne jamais dépasser les 7 minutes avec le même interlocuteur. Au bout de 7 minutes, une lumière rouge commençait à clignoter. Et après 15 minutes, la conversation était interrompue automatiquement. » Ce même mois de mai, le journal The Guardian révélait quant à lui que UHC avait mené une politique de lobbying auprès du personnel de soin des maisons de retraites pour qu’il fasse signer aux pensionnaires assurés par l’entreprise des clauses de non-réanimation en cas de prise en charge hospitalière, afin de réduire les soins à rembourser par l’assurance… et ainsi faire mourir ses assurés.
Cette politique de prise en charge de soins a permis aux profits de l’entreprise d’augmenter considérablement, puisqu’ils sont passés de 12 milliards de dollars en 2021 à 16 milliards deux ans plus tard. Brian Thompson, artisan de cette réussite financière et maître d’œuvre de cette catastrophe humaine, a été récompensé d’une prime de 10,2 millions de dollars en 2023. Les récits de riches qui veulent devenir riches, immensément riches, brassant des sommes qui sont devenues parfaitement abstraites pour le commun des mortels, ont de quoi susciter de l’indifférence. Mais à partir du moment où cette richesse, ce succès, cette gloire sont mis en lien avec les causes de nos malheurs, alors la complaisance s’étiole. Brian Thompson n’est pas devenu riche et puissant par le simple truchement de la spéculation boursière ou du jeu entrepreneurial. Il a fait bondir les profits de son entreprise en lui faisant faire l’exact inverse de ce qu’elle prétend faire: donner une couverture santé à ses assurés. L’accumulation financière de Brian Thompson est directement rendue possible par les invalidités à vie, les pertes de chance de survie et les décès des milliers de patients à qui des soins postopératoires ont été refusés. Au milieu de la documentation que j’ai consultée sur les activités d’United Healthcare, la question des soins postopératoires me touche tout particulièrement parce que c’est leur existence et leur prise en charge par la Sécurité sociale française qui m’a permis de passer dix années de plus avec ma grand-mère.
Comme 150000 personnes par an dans notre pays, ma grand-mère a subi un AVC, lié à une erreur médicale et au manque de vigilance des médecins de la clinique privée où elle était hospitalisée. Grâce à la médecine moderne – également disponible aux États-Unis – mais aussi et surtout grâce à notre Assurance Maladie publique, elle a pu passer dix années de plus avec nous, dix années à lire les romans qu’elle adorait et en découvrir de nouveaux, dix années à nourrir des chats abandonnés, dix années à rencontrer ses petits et arrière-petits-enfants. Des centaines de milliers d’Américains confrontés à des problèmes de santé voient quant à eux leurs chances de vivre dix, vingt ou trente années de plus considérablement réduites du fait des politiques choisies par les assurances santé comme United HealthCare, pour la simple et bonne raison que, sous l’impulsion de PDG comme Brian Thompson, elles mènent des politiques orientées prioritairement et essentiellement vers la rémunération de leurs actionnaires et de leurs dirigeants.
Dès lors, il faut être ignorant de cette macabre et massive réalité pour s’étonner de l’immense popularité de son meurtrier présumé… qui débute dans les heures qui suivent le décès de Thompson. Car voilà la suite de l’histoire: des extraits de vidéosurveillance sont diffusés par la police et par les réseaux sociaux dans les heures qui suivent la mort de Brian Thompson. On y voit son assassin vêtu d’un blouson foncé, harnaché d’un sac à dos clair et le visage dissimulé par une capuche et un masque.
Dès la diffusion de ces premières images – à peine une silhouette –, l’homme devient l’objet de centaines de mèmes, ces créations visuelles engagées et humoristiques qui reposent sur la multiplication infinie de leurs contenus par des utilisateurs enthousiastes. «Il est seul, en fuite, et il pourrait être N’IMPORTE OÙ en Amérique en ce moment. Alors ce soir, pensez à laisser quelques bouteilles d’eau et des collations sur votre porche arrière, juste au cas où»: ce texte accompagne la photo utilisée pour l’avis de recherche du meurtrier présumé et a été partagé sur Facebook, X (ex-Twitter) ou Instagram par des millions de personnes. On l’y voit arborer un grand sourire au guichet d’une auberge de jeunesse. Ce sourire est devenu à lui seul légendaire. La décontraction du suspect est d’ores et déjà célébrée, tandis qu’à New York un concours de sosie est organisé à peine 4 jours après le meurtre.
C’est un jeune homme qui n’a pas le profil qu’on attend d’un homme capable de tirer deux balles sur un PDG. Il est aisé, bodybuildé, l’air insouciant et ce qu’il montre de lui et de sa vie respirent une forme de naïveté et d’hédonisme. Aucun lien ne peut être fait entre ce suspect et une quelconque organisation militante. Il est le loup solitaire, l’anomalie sociologique, le bug dans la matrice.
Mais sa popularité explose encore davantage lorsqu’un jeune homme de 26 ans est interpellé dans un McDonald’s de Pennsylvanie. Il s’agit de Luigi Mangione, qui apparaît alors aux yeux du monde comme principal suspect du meurtre de Brian Thompson mais aussi vengeur masqué des centaines de milliers d’Américains victimes de la rapacité des assurances santé. Luigi
Mangione, Américain d’origine italienne, diplômé d’une université prestigieuse, voit ses réseaux sociaux disséqués par ceux qui deviennent de véritables fans du suspect. C’est un jeune homme qui n’a pas le profil qu’on attend d’un homme capable de tirer deux balles sur un PDG. Il est aisé, bodybuildé, l’air insouciant et ce qu’il montre de lui et de sa vie respirent une forme de naïveté et d’hédonisme. Aucun lien ne peut être fait entre ce suspect et une quelconque organisation militante. Il est le loup solitaire, l’anomalie sociologique, le bug dans la matrice.
Dans son sac, la police aurait retrouvé un court manifeste (dont l’authenticité est à ce jour contestée par la défense de Luigi Mangione). On y trouve une description acerbe du système de santé et cette sentence: « franchement, ces parasites l’ont bien cherché». Sur les réseaux sociaux, la popularité de Mangione est incontestable: malgré la brutalité de son action présumée, il y reçoit nettement plus de soutien que Brian Thompson. Les citoyens américains sondés dans les semaines qui suivent sont entre 30 et 50 % à justifier son geste. Un vaste mouvement de libération de la parole et de témoignages s’est emparé des réseaux sociaux et de la presse américaine, à l’image de ce tweet publié le 6 décembre 2024: «Envoyez-moi vos histoires d’horreurs de l’industrie du soin et je les relaierai. Je commence: mon frère s’est suicidé deux jours après avoir été sorti des urgences d’une clinique psychiatrique. Une semaine après, la clinique a envoyé une facture de 7000 dollars à sa veuve». Sur internet comme dans les conversations les plus quotidiennes, la personnalité de Luigi Mangione est analysée avec sympathie. Des comptes Instagram et X sont intégralement dédiés à la publication de photos du suspect, avec des messages d’encouragement, et ses quelques apparitions au tribunal ont mobilisé une foule d’anonymes venus lui rendre hommage.
En quelques semaines, des cagnottes de soutien à Mangione cumulent des centaines de milliers de dollars pour l’aider à assurer sa défense, au grand dam des autorités. Du côté de la bourgeoisie américaine, l’inquiétude est montée en quelques jours : des assurances santé privées ont décidé d’organiser leurs assemblées d’actionnaires en distanciel, renforcé la sécurité de leurs cadres dirigeants et retiré la photo de certains d’entre
eux de leurs sites internet.
Il n’y a que certains médias américains et la presse française – quasi dans son intégralité – pour s’étonner de la popularité du suspect. À droite, le journal Marianne s’insurge: «Avec son sourire ravageur, sa plastique avantageuse et son profil très politique, le jeune homme s’est attiré un panel de fans sur les réseaux sociaux qui redoublent d’inventivité pour le soutenir… En semblant oublier qu’il a été arrêté pour assassinat. » À gauche, le journal Libération reconnaît les méfaits du capitalisme médical qui aurait motivé l’action présumée de Luigi Mangione, mais conclut: «L’héroïser, c’est perdre de vue qu’il y a eu mort d’homme, descendu à la façon du tueur à gages joué par Tom Cruise dans Collatéral. »
Face au meurtre de Brian Thompson, le gouffre entre la classe dominante et ses relais médiatiques et une bonne partie de la population, aux États-Unis et dans le monde, est immense. D’un côté, la condamnation d’un meurtre, qu’aucun contexte ne justifierait. De l’autre, la compréhension, la sympathie voire l’empathie pour le meurtrier, précisément au nom de ce contexte économique, politique et social qui met les peuples à bout.
Le meurtrier de Brian Thompson lui a volé plusieurs décennies de vie, les a volées à ses enfants, à sa femme, à ses amis… et pour cela, Luigi Mangione, principal suspect de ce crime, pourrait être condamné à la peine de mort. Mais Thompson en avait volé des milliers, de vies, au nom du profit, et il était même récompensé de millions de dollars et de l’admiration de ses pairs pour cela. Il semble bien que tous les meurtres ne se valent pas dans nos sociétés régies par le capitalisme et l’impérialisme.
Avant de revenir sur cette évidence, quelques définitions : le capitalisme, c’est le mode de production qui nécessite la mise en marché du plus de secteurs possible – comme la santé publique – afin de générer des profits qui enrichiront et donneront du pouvoir à une minorité, la classe bourgeoise. Pour parvenir à tirer profit de cette mise en marché du monde, la classe bourgeoise a besoin de travailleurs pour faire tourner la machine et de consommateurs ou d’usagers pour s’enrichir de leurs besoins. L’impérialisme désigne les politiques étatiques mises en œuvre pour assurer à la classe dominante – principalement occidentale – une mise en ordre du monde conforme à ses intérêts : guerres militaires, guerres commerciales et colonisation sont là pour faire en sorte que tous les peuples participent au jeu du capitalisme, qui est, après des siècles de violence, de domination et de pillage, présenté comme le seul système possible (facile à dire puisque les autres ont été annihilés), et le système voulu et désiré par tous les peuples (qui n’ont guère le choix).
Le capitalisme étant présenté comme le seul système possible, il est en permanence invisibilisé en tant que système: il est «l’économie», car il n’y a pas d’autres économies possibles. La bourgeoisie s’invisibilise quant à elle comme elle peut, car elle a intérêt à échapper à la critique et à la colère que son action suscite. Les grands médias qui la servent – et qui généralement lui appartiennent – travestissent ses choix conscients et inconscients comme les conséquences de processus désincarnés: la dette publique, les marchés financiers, l’offre et la demande, le marché immobilier ou encore la croissance… Ces abstractions sont décrites comme des processus techniques contre lesquels on ne peut rien. Certes, certains crèvent de leurs effets tandis que d’autres s’enrichissent comme jamais dans l’histoire de l’humanité mais les seconds disent n’y être pour rien, ou si peu.
Le meurtrier de Brian Thompson a remis au cœur de l’attention médiatique la question de cette inégalité criante. Son geste est venu rappeler que ce sont bien des hommes qui actionnent des leviers. Des hommes qui prennent des décisions affectant nos vies. Des individus de chair et d’os, avec un nom et une adresse, qui décident de réduire les chances de survie au nom du profit.
Si une telle ferveur accompagne Luigi Mangione, c’est parce qu’il incarne, à tort ou à raison (à ce jour il plaide non-coupable), l’exposition sur la place publique de cette réalité. L’affaire Luigi Mangione met à nu à la fois le caractère viscéralement hostile du règne de la classe possédante mais aussi la fragilité de son existence: comme nous, les bourgeois ont un corps et peuvent mourir.
La lutte des classes est une lutte des corps. Les corps qui profitent et les corps qui souffrent. Les corps que l’on soigne et les corps que l’on délaisse. Les corps que l’on exploite mais aussi, parfois, les corps contre lesquels on se rebelle et à qui l’on s’en prend, tels le vandalisme envers leurs voitures et leurs résidences, les émeutes contre leurs quartiers mais aussi leurs propres corps que l’on assassine: des rois, des reines, des seigneurs et des patrons ont pu connaître ce destin, cette terrible vengeance de leurs sujets.
Ce livre parle de la lutte des classes telle qu’elle s’exprime dans nos chairs. J’ai l’intuition que nous, les exploités, les dominés, les pauvres – je nous nomme les classes laborieuses – sommes souvent prêts à accepter que des gens soient infiniment plus riches que nous. Qu’importe finalement, pensent certains d’entre nous, puisque leur argent ne leur accorde pas systématiquement un bonheur dont les contours restent mystérieux. Nous aurions nous, pour nous consoler, des dizaines de films et de séries qui, de Titanic (1998) à Succession (2023), nous accompagnent pour nous montrer qu’ils sont certes riches mais très coincés, névrosés et isolés. Que leur argent ne réconcilie pas leurs familles brisées, ne leur donne jamais de vrais amis et leur fait perdre de vue le goût des choses simples.
Mais qui nous consolera du fait qu’eux vivent dans des corps plus sains, plus beaux et plus durables que nous ? Et que plus leur règne s’étend, plus nos chances de survie se réduisent ? Car, alors que s’achève le premier quart du XXIe siècle, nous sommes confrontés à cette réalité dérangeante: notre espérance de vie n’augmente plus. En France, elle stagne, avec des inégalités abyssales entre les classes, ce que le récent débat autour de l’âge de départ à la retraite a eu la vertu de rappeler, sans que cela n’arrête notre classe dominante dans son geste de nous faire travailler plus longtemps – et donc vivre moins bien. Aux États-Unis, l’espérance de vie baisse. La médecine continue de progresser mais nos systèmes de santé se dégradent pendant que notre environnement nous empoisonne. Les climatologues disent franchement que notre survie à moyen terme est menacée. Les plus riches, pendant ce temps, se portent comme des charmes. Ils préparent leurs îles, leurs bunkers. Ils vivent vieux, très vieux, et ils sourient à pleines dents. En France, où les soins dentaires sont en grande partie exclus de la prise en charge collective des soins, nos sourires sont des marqueurs de classe. L’ex-président François Hollande n’a jamais autant blessé son peuple que lorsque nous avons appris qu’il nous appelait, en privé, les «sans-dents». Certains ne lui ont jamais pardonné cette offense, le rappel de cette douloureuse vérité.
La lutte des classes est une lutte des corps. Les corps qui profitent et les corps qui souffrent. Les corps que l’on soigne et les corps que l’on délaisse. Les corps que l’on exploite mais aussi, parfois, les corps contre lesquels on se rebelle et à qui l’on s’en prend, tels le vandalisme envers leurs voitures et leurs résidences, les émeutes contre leurs quartiers mais aussi leurs propres corps que l’on assassine: des rois, des reines, des seigneurs et des patrons ont pu connaître ce destin, cette terrible vengeance de leurs sujets. L’affaire Luigi Mangione nous projette tous contre cette réalité viscérale: elle la rend incontournable. J’écris ce livre pour exposer cette nouvelle donne du rapport de force entre dominants et dominés. Je crois que Luigi Mangione n’est pas un prétexte, une simple illustration ou encore un symptôme de cette réalité. Toutes celles et tous ceux qui le défendent, l’admirent, voire l’adulent, veulent qu’il soit l’annonciateur d’un nouvel âge de la révolte.

Rédaction
