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Rodolphe Saadé (CMA-CGM) n’a pas aimé le 10 septembre

Vos Frustrations est une rubrique permettant aux lectrices et lecteurs de partager leurs « frustrations », colères, témoignages ou analyses. Aujourd’hui, un salarié du groupe CMA-CGM nous écrit pour nous parler de ses conditions de travail mais aussi de la façon dont Rodolphe Saadé, PDG du groupe et 6e fortune de France, a réagi à la tentative de blocage du siège social de l’entreprise à Marseille, survenu dans le cadre du mouvement « bloquons tout ». Il a souhaité conserver son anonymat. Pour participer à “Vos Frustrations”, écrivez-nous à redaction@frustrationmagazine.fr

Chère équipe de Frustration Magazine,

Tout d’abord bravo à vous pour la qualité de votre média, que je fréquente régulièrement.

Je vous écris en tant que salarié d’une boîte de transport/logistique située dans la région parisienne et récemment rachetée par le groupe CMA CGM. J’y occupe un poste d’employé dans le Service Qualité. Mon taf consiste essentiellement à envoyer, répondre à et transférer des mails à  différents – trigger warning : langage managérial – « stakeholders » de la boîte. Du travail de bureau plutôt banal, l’épanouissement personnel tant attendu « on verra l’année prochaine pour le budgéter coco ».

Les salaires sont bas (1700€ nets pour 37,5 heures dans mon cas + heures supp payées aléatoirement), les conditions de travail exécrables et la surcharge de travail importante. Situation classique dans le monde du transport. Les maigres avantages dont on bénéficie  – du type intéressement, tickets restos – sont vus par l’encadrement comme une œuvre de philanthropie. Il plane un sous-entendu permanent qu’on pourrait se les faire sucrer si ça file pas droit dans la boîte ou si la « conjoncture du marché global venait à se détériorer ». J’en connais certains pour qui la conjoncture s’est nettement améliorée depuis quelques années, mais je viendrai à M. Saadé un peu plus loin.

Changement d’actionnaire oblige, mes tâches quotidiennes ont été modifiées, elles consistent de plus en plus à produire du reporting, des statistiques opérationnelles, des tableaux de suivi de rendement, vous en voulez encore ? On s’y perd un peu dans tous ces fichiers à la con mais il faut bien payer son tribut au dieu KPI. Comme il est notoire dans toute la boite que les outils informatiques sont dépassés et inefficaces, j’arrive assez bien à justifier mon manque d’entrain et ma productivité pas vraiment au top. De toute façon, il est clair que la plus grosse partie du travail que je produis est désormais survolée rapidement dans le meilleur des cas, si ce n’est complètement ignorée. Je dois bien dire que ces derniers temps, les rapports dont je suis responsable sont carrément fantaisistes et sont nourris de quelques chiffres-clés artificiellement gonflés ou baissés à la louche. Personne dans ma hiérarchie ne semble s’apercevoir que ça ne reflète pas du tout la réalité. Je n’ai aucune théorie à ce sujet, j’en viens à penser que quelques données surlignées en rouge sur un tableur Excel suffisent au bonheur de ces gens. Pour l’instant je peux pas dire que je suis complètement désespéré, je profite comme je peux de mon bullshit job pour passer du temps en loucedé sur Frustration Magazine et autres médias amis.

Par contre, il y a une conséquence plus fâcheuse du changement d’actionnaire sur toute la boite : environ un tiers des postes ont progressivement été confiés à des intérimaires ou à des étudiants/tes en alternance. Pour les intérimaires, on connaît maintenant les effets de cette abomination depuis l’explosion du travail temporaire dans les années 80 (coucou les sociaux-traîtres on vous voit). Mais la situation des alternants/tes est encore plus révoltante. Ils/elles doivent systématiquement se taper les tâches les plus ingrates, on les fait changer de service du jour au lendemain pour pallier aux urgences, tout en leur servant un discours à base de “oui pour l’instant je suis d’accord c’est pas très intéressant mais t’en fais pas dans deux mois tu vas faire des trucs dont tu pourras parler dans ton rapport de fin d’études”. Et je ne parle pas des écoles de formation, toutes payantes, dont la seule fierté est de mettre en avant des taux de placement de leurs élèves. Le capitalisme abuse au calme de la jeunesse populaire ; je ne sais pas ce que les premiers de cordée s’imaginent ce que cette merde va donner. Moi qui suis devenu au fil du temps un irrécupérable babouviste bien qu’ayant eu la chance d’avoir des parents qui ont eu les moyens de me payer des études supérieures, j’ai quand même une petite idée sur la question. En tout cas je peux confirmer que Frustration Magazine a raison, le système des stages/alternance est une dégueulasserie immonde, il est grand temps que ça cesse définitivement. 

J’en viens maintenant à M Saadé (le propriétaire et PDG du groupe CMA-CGM). Je voudrais vous partager un message reçu sur ma boite mail le lendemain des actions du 10 septembre à Marseille. Il vient du secrétariat du PDG du groupe CMA CGM et est signé de la main illustre de Rodolphe Saadé lui-même. Le 10 septembre, à 7h du matin, environ 400 personnes se sont rassemblées non loin de la grande tour CMA-CGM – où se situe le siège du groupe – pour tenter de la bloquer, sans grand succès après l’intervention de la police. Il faut se mettre à la place de M. Saadé, qui ne prendrait pas son Mont Blanc favori pour réagir à cette quasi-révolution ?

Je vous laisse décortiquer le message, les passages sur sa petite vie merdeuse, le petit « nudge » patriotard, le doux parfum de paternalisme. Chacun d’entre nous aura sa phrase ignoble préférée. Pour ma part, je ne peux pas m’empêcher de sentir la peur typique du bourgeois qui, quand le mouvement prendra encore plus d’ampleur, se transformera en franche panique. En tout cas, je prends le mot doux du PDG comme un encouragement tout personnel à persévérer dans mes petites actions de sabotage à mon échelle (comme je connais bien mon taf, l’excès de zèle est devenu mon passe-temps favori).

Quant à mes collègues de galère, ils/elles ont bien ricané à la lecture de ce message car il faut préciser que ma boite est sous PSE (Plan de Sauvegarde de l’Emploi c’est-à-dire plan de licenciement) depuis quelques mois, et que 200 personnes (sur les 2000 salariés de la filiale) vont fêter le nouvel an 2026 dans leur agence France Travail locale. A propos de ce PSE, aucune action concrète n’a été lancée par le syndicat majoritaire de la boîte. Ni aucune action mentionnée en vue du 10 et du 18 septembre. Par contre on est régulièrement informés du fait que le dialogue social est bien ouvert, qu’on arrive à négocier des reclassements de personnes sur des sites à 400km de chez elles, et que vous inquiétez pas, la DREETS vérifie bien que tout est en ordre. Mesdames et messieurs, la CFDT sous vos applaudissements.

Merci donc M. Saadé pour vos belles attentions. C’est malpoli mais je ne souhaite pas vous répondre. Pas par manque de temps ou de choses à dire, mais par mépris. Je préfère apporter ma petite pierre à l’édifice de frustration généralisée que vous et vos confrères bourgeois ont bâti, et qui vous retombera sur la gueule très bientôt.

Je vous prie d’agréer etc.

Un salarié du groupe CMA CGM

PS : je viens d’apprendre que vous avez encore acheté un média. Je ne connais Brut que de nom, je ne sais pas si ce sont des chiens de garde ou pas, mais j’envoie ma solidarité à tous les salariés.


Photo : World Economic Forum Annual Meeting

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