La Révolution française et Saint-Just : grand entretien avec Marc Belissa et Yannick Bosc

De gauche à droite : Marc Belissa, Yannick Bosc, Saint-Just, Robespierre
À chaque mouvement social en France, l’imaginaire de la Révolution française est convoqué. Cela a été particulièrement visible pendant les Gilets jaunes, mais aussi le 18 septembre où toute la classe dominante s’est émue de la présence d’une fausse guillotine dans une manifestation. On a vu aussi des rassemblements le 21 septembre, date anniversaire de l’abolition de la royauté. Si la Révolution française imprègne notre imaginaire, elle est une histoire complexe qui n’est toutefois pas toujours si bien connue, d’autant que son spectre hante les puissants depuis plusieurs siècles, ceux-là même qui diffusent une lecture contre-révolutionnaire des événements. Pour parler de tout cela nous avons eu la chance de nous entretenir avec deux historiens et spécialistes de la Révolution française, Marc Belissa et Yannick Bosc, notamment co-auteurs d’un livre sorti l’année dernière aux éditions Sociales, Découvrir Saint-Just.
Girondins, Jacobins, Montagnards, République, Terreur… De quoi parle-t-on vraiment ?
Commençons par des bases. Qu’entendent les révolutionnaires comme Saint-Just par “République” ? Est-ce seulement l’opposition à la monarchie, un synonyme de démocratie, ou le suffrage universel ?
Marc Belissa : En 1789, “République” signifie d’abord res publica, la “chose publique”. Le mot est très large : il peut désigner l’État, le gouvernement, la société dans son ensemble. Dès les débuts de la Révolution, certains affirment déjà que la France est une république, même avec un roi. Burke, grand contre-révolutionnaire, explique en 1790 que la France compte “40 000 républiques” en référence aux communes, preuve selon lui qu’il s’agit bien d’un système républicain. Le terme a un sens politique mais aussi social : c’est le lieu où règne l’égalité des droits.
Quand la République est officiellement “proclamée” en septembre 1792, beaucoup considèrent qu’ils y vivaient déjà depuis 1789. L’abolition de la royauté vient simplement confirmer une évidence : le roi n’a plus de place dans la chose publique.
Yannick Bosc : C’est d’ailleurs parlant : on ne “proclame” pas la République, on abolit la royauté. On était déjà en République, mais désormais sans roi.
Marc Belissa : D’ailleurs, entre 1789 et 1792, seuls les monarchistes insistaient sur le fait que la France était encore une monarchie. La plupart des observateurs, y compris étrangers, parlaient déjà de République. Jefferson aux Etats-Unis, par exemple, disait en 1789 que la France était une république.
Yannick Bosc : Attention toutefois : ce que nous appelons aujourd’hui “la République” est une construction postérieure. À partir de Thermidor (ndlr : le moment en 1794 où Robespierre et ses alliés sont renversés), le mot perd sa dimension de principes universels – liberté, égalité – et devient surtout une forme de gouvernement opposée à la monarchie. Les Thermidoriens veulent tourner la page des déclarations des droits jugées responsables de “l’anarchie” et de la “Terreur”. Ils fabriquent un récit, repris ensuite par la IIIe République, qui fait de la République un négatif : l’inverse du roi, du clergé, de la noblesse.
Marc Belissa : Robespierre, lui, ne met pas la solution politique dans le mot “République”. Pour lui, ce n’est pas seulement une forme de régime. On peut avoir une “république” avec un roi – la Pologne, par exemple, ou les Provinces-Unies (les Pays-Bas actuels) qui ont un prince. Ce qui compte, c’est que la République soit aussi un état social.

Yannick Bosc : Exactement. Pour Robespierre et Saint-Just, il ne suffit pas de supprimer le roi pour avoir une République. Il faut des lois républicaines, une éducation républicaine, une société républicaine. D’où l’importance des fêtes civiques, des lois sociales, ou encore des réformes successorales qui visaient à limiter la concentration des richesses et à favoriser l’égalité d’accès à la propriété. Être républicain, ce n’est pas seulement détester les rois, c’est garantir à tous un droit égal à la liberté.
Marc Belissa : Le terme “République” va d’ailleurs survivre à la République elle-même. Napoléon continue de se dire “républicain”, même après son sacre. Officiellement, le mot disparaît seulement en 1806, avec l’Empire – bien après la mort de la République dans les faits.
Quelles sont les oppositions fondamentales entre les Girondins et la Montagne ?
Marc Belissa : Les “Girondins” et les “Montagnards” sont en réalité des catégories inventées par les historiens pour désigner des groupes de députés de la Convention, élue après le 10 août 1792.
Le nom “Girondins” vient de figures comme Vergniaud, originaire de la Gironde, même si certains leaders — Brissot par exemple — étaient parisiens. Quant aux “Montagnards”, le terme ne vient pas, contrairement à un lieu commun, de leur place en haut des bancs de l’Assemblée, mais d’une symbolique plus forte : la montagne comme image de la liberté, que l’on trouve déjà chez Rousseau et ses Lettres écrites de la Montagne (1764). Ils sont ceux qui siègent à gauche, voire à l’extrême gauche de l’assemblée et qui défendent les positions les plus radicales et populaires.

Mais attention : à l’époque, ces termes étaient peu employés. Pour désigner les Girondins on parlait plutôt de “brissotins” ou de “rollandins”.
Yannick Bosc : En revanche, “Montagnard” a bien été revendiqué. Il y a derrière une forte symbolique : biblique, avec la référence au mont Sinaï des Tables de la loi, et politique, avec l’idée d’affronter la “montagne” des droits de l’Homme.
Les Girondins, eux, n’ont jamais adopté ce nom. Ce sont des regroupements repérés après coup, en fonction des votes. Et ce n’était pas étanche : Thomas Paine, par exemple, n’était pas Montagnard et détestait Robespierre, tout en partageant nombre de leurs positions.
Marc Belissa : Il faut comprendre que ce ne sont pas des partis, mais des sensibilités. Sur la mort du roi, par exemple, les Montagnards ont tous voté pour l’exécution immédiate. Les Girondins, eux, étaient divisés : certains pour la mort, d’autres pour la détention ou la déportation.
On peut dire, en simplifiant à l’extrême, que beaucoup de Girondins défendaient la liberté illimitée du commerce, tandis que les Montagnards mettaient davantage en avant le “droit à l’existence”, c’est-à-dire la primauté de la subsistance des citoyens sur le marché.
Yannick Bosc : Mais tous restaient fondamentalement favorables à la liberté du commerce. L’opposition n’était jamais aussi nette qu’on le croit.
Nous essayons, comme historiens, de déconstruire ces catégories trop rigides, héritées du XIXe et du XXe siècle. Ce ne sont pas des partis modernes. C’étaient des réseaux, des sensibilités, des manières de s’organiser très différentes de nos logiques politiques actuelles. Il faut redonner aux acteurs leur langage et leur manière de s’organiser.
Et les Jacobins, alors ?
Marc Belissa : Les Jacobins, c’est autre chose : un club, une “société” qui se réunissait d’abord entre députés de la gauche de l’Assemblée pour préparer les séances, puis qui s’est ouvert à des membres payants. Le terme vient de l’Église des Jacobins où ils se réunissaient. Il s’est officiellement appelé La Société des amis de la Constitution, puis, après la chute de la monarchie, le 10 août 1792, la Société des amis de la liberté et de l’égalité. Leur influence a grandi grâce à la présence de figures comme Robespierre ou Mirabeau. À son apogée, on compte 6 000 à 7 000 sociétés affiliées en province, mais ce n’était qu’une partie du paysage des sociétés populaires.

Yannick Bosc : Et il faut le prendre dans le temps. Au départ, ce sont même les monarchistes constitutionnels qui dominent le club ! Puis les “Girondins” prennent le dessus jusqu’en 1792, avant d’être eux-mêmes écartés. C’est après coup qu’on a inventé un “jacobinisme” homogène, réduit à la Montagne. Le terme vient en réalité des Anglais, qui l’utilisaient comme une insulte.
Marc Belissa : D’ailleurs, certains Montagnards n’ont jamais mis les pieds au Club des Jacobins.
Vous l’avez expliqué : on plaque souvent des notions du XIXe et du XXe siècle sur la Révolution française. Vous revenez sur une idée reçue, celle que le jacobinisme serait un centralisme très fort, où toutes les décisions seraient prises depuis Paris.
Yannick Bosc : Ce “jacobinisme centralisateur” est une construction. Il existe une idée reçue selon laquelle Robespierre aurait instauré un centralisme, prolongé ensuite par Bonaparte. Mais en l’An II, le gouvernement révolutionnaire “décentralise” le pouvoir exécutif : la souveraineté est dans les communes, comme l’explique Saint-Just. Le comité de salut public est une émanation du pouvoir législatif et sa légitimité est remise en cause régulièrement. Le pouvoir législatif est central, mais l’exécutif est décentralisé.

Marc Belissa : Historiquement, les thermidoriens ne considéraient pas les Jacobins comme centralisateurs, mais plutôt comme anarchiques et brouillons. Ce n’est donc pas une construction venant de Thermidor. Napoléon Bonaparte, plus tard, à Saint-Hélène, dira qu’il aurait pu être le général de Robespierre : il réinterprète Robespierre comme un homme à poigne et centralisateur, mais c’est une distorsion.
Même dans le premier tiers du XIXᵉ siècle, certains socialistes et communistes (au sens des années 1830), comme Cabet, voient le pouvoir révolutionnaire comme décentralisateur. Mais c’est Tocqueville (ndlr : penseur et historien français du XIXᵉ siècle, célèbre pour son analyse de la démocratie américaine) qui fixe au XXᵉ siècle le mythe du « jacobinisme centralisateur ». Pour lui, la centralisation de l’État aurait commencé sous la monarchie et continué avec la Révolution. François Furet et d’autres historiens ont ensuite relayé cette idée.
Yannick Bosc : Au XIXe siècle, ceux qui soutiennent Robespierre tentent aussi de diffuser l’idée selon laquelle il était un “homme d’État” sérieux, réfléchi, philosophe, penseur, un personnage quasi éthéré, en opposition à l’image qu’en a construite Thermidor, celle d’un “guignol illettré”. Dans Quatre-vingt-treize (1874) de Victor Hugo on trouve une scène d’anthologie où Marat, Danton et Robespierre se rencontrent. Marat a devant lui un café, Danton un verre de rouge et Robespierre… des papiers : cela veut dire que l’homme d’Etat c’est lui. Au XXe siècle Pompidou continue dans la ligne de Tocqueville lorsqu’il fait le panégyrique de Bonaparte en expliquant qu’il y aurait continuité de l’Etat entre Robespierre et Bonaparte, jusqu’à la Ve République.

Marc Belissa : Pendant la Révolution, qualifier quelqu’un d’« homme d’État » était une insulte. Lorsque Marat attaquait les Girondins, il les qualifiait d’ « homme d’État ». Robespierre aurait aussi ressenti comme une insulte d’être qualifié ainsi.
Face à la guerre civile et extérieure, un “gouvernement révolutionnaire” est mis en place. Que signifie cela ?
Yannick Bosc : C’est tout d’abord une loi, celle du 4 décembre 1793, qui met en œuvre un programme porté par Saint‑Just, Robespierre, Billaud‑Varenne et d’autres. À ce moment-là, la Constitution de 1793, bien que ratifiée par les assemblées primaires en août, ne peut pas encore s’appliquer à cause de l’état de guerre : convoquer de nouvelles élections aurait été impossible. La Constitution est déjà un compromis entre la Montagne et la Plaine (ndlr : le groupe de députés à l’Assemblée pendant la Révolution française qui ne soutient ni les Montagnards ni les Girondins et vote souvent selon les circonstances) , et certains des Girondins. Cette constitution ressemble en partie à des propositions de Condorcet (ndlr : philosophe, mathématicien et homme politique français du XVIIIᵉ siècle) avec un exécutif relativement fort — ce à quoi Saint-Just est hostile mais qui a été conservé dans cette constitution. D’une manière générale, elle ne va pas aussi loin que ce que souhaitaient Saint‑Just ou Robespierre politiquement.
Dans ce contexte, la pression populaire demande un dispositif qui permette de mettre en œuvre les lois révolutionnaires. Le gouvernement révolutionnaire est alors créé pour aller au-delà de la Constitution, en concentrant le pouvoir exécutif au plus près de la population. Il s’appuie sur les institutions existantes — représentants en mission, comités de salut public et de sûreté générale, districts et municipalités — afin de contrôler la mise en œuvre des lois, l’arrestation des suspects et la gestion économique.
Marc Belissa : Le gouvernement révolutionnaire est un dispositif extraordinaire pour un temps de guerre. À l’été 1793, la moitié du pays est en révolte, et des armées étrangères envahissent le territoire. Il n’est pas possible de convoquer des élections et de mettre en place un gouvernement de temps de paix. Ce gouvernement vise donc à faire la révolution, à « fonder la liberté », selon Robespierre.
Yannick Bosc : Fonder la république n’est pas un jeu d’enfants, pense Robespierre. Mais ce gouvernement extraordinaire a des règles, il n’est pas arbitraire. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen reste le guide de son action.

Marc Belissa : Entre le moment où la Constitution de 1791 devient caduque et la mise en place du gouvernement révolutionnaire, près d’un an s’écoule, avec un gouvernement provisoire bancal.
Yannick Bosc : Saint‑Just insiste sur le besoin d’un cadre constitutionnel strict : on ne peut pas prendre des décisions économiques ou sociales sans savoir quelle république on doit instaurer. Les autres reculent le problème, ce qui fait que la mise en place d’un véritable gouvernement révolutionnaire est tardive.
La Révolution française est souvent associée à la “Terreur”, symbolisée par la guillotine. Qu’en est-il réellement ? Et comment Saint-Just se positionnait-il, lui qui disait que c’était “une arme à deux tranchants” ?
Yannick Bosc : Le mot “Terreur” est d’abord un terme politique forgé par les thermidoriens — ceux qui prennent le pouvoir après la chute de Robespierre en juillet 1794. En l’employant, ils veulent discréditer les robespierristes en les assimilant à des “terroristes”.
Par la suite, des historiens ont repris cette catégorie. Mais il faut distinguer deux choses : l’An II (1793-1794), avec son gouvernement révolutionnaire, et la “Terreur” comme stigmate politique.

Il existe aussi une “terreur” au sens premier de “peur”, que tous les camps utilisent. Chacun cherche à “terroriser” ses adversaires pour ne pas être terrorisé soi-même. Ce n’est pas un système, mais une réponse à une situation de guerre, intérieure et extérieure.
Saint-Just, lui, assume la répression lorsqu’elle est nécessaire, mais toujours au nom des principes de la Déclaration des droits. Il se voit à la fois comme philosophe, législateur et acteur : si ce n’est pas lui qui prend en charge la répression, dit-il, le peuple s’en chargera.

Marc Belissa : On dit parfois que la Terreur a été proclamée le 5 septembre 1793 à la Convention. C’est faux. Ce jour-là, des délégations parisiennes demandent que la “terreur” soit mise à l’ordre du jour, mais au sens de lois fermes contre les ennemis de la Révolution : accapareurs, spéculateurs, contre-révolutionnaires. La cible n’est pas “tout le monde”, mais des profiteurs, des corrompus et ce qu’on appelait les “administrateurs indélicats”.
Un point capital chez Saint-Just, que l’on a mis en avant dans cette anthologie, c’est sa phrase : “Un peuple n’a qu’un seul ennemi, son propre gouvernement.” La “terreur”, pour lui, doit d’abord s’exercer sur l’État lui-même, pour éviter qu’il ne devienne oppresseur. On a souvent fait de lui un ancêtre du totalitarisme, mais c’est l’inverse : il voulait que la société contrôle l’État et réprime ses abus.

Quant à la guillotine, elle est devenue un symbole, mais il faut relativiser : elle n’était qu’un moyen d’exécution parmi d’autres. Et surtout, il y a eu bien plus de morts sur les champs de bataille que sous la lame.
Yannick Bosc : Les 4 et 5 septembre 1793, quand les sections de Paris défilent à la Convention, elles veulent aussi rappeler que les lois votées ne sont pas appliquées. Saint-Just et Billaud-Varenne disent alors : “Les lois sont révolutionnaires, ceux qui les exécutent ne le sont pas.” Il s’agit donc de faire pression non seulement sur les profiteurs, mais aussi sur l’exécutif, pour qu’il applique réellement les lois révolutionnaires.

Marc Belissa : À l’époque, les autorités départementales — dominées par les riches — étaient souvent plus “à droite” que les municipalités. Elles bloquaient les lois sociales. Saint-Just s’y oppose. Son idée n’est pas une répression d’État toute-puissante, mais un contrôle permanent de l’État par le peuple.
J’ai fait récemment un article sur Les Jacobins Noirs de CLR James. Partagez vous son analyse du fait que ce qui aurait précipité la chute de Robespierre ce serait qu’il s’en soit pris à son “aile gauche” ?
Marc Belissa : L’idée que Robespierre aurait été dépassé sur son “aile gauche”, c’est-à-dire les Enragés et/ou les Hébertistes (ndlr : un groupe de révolutionnaires radicaux à Paris, menés par des figures qui dénonçaient les inégalités sociales et réclamaient des mesures sévères contre les riches et les adversaires de la Révolution), est à mon sens une interprétation dépassée. Elle remonte au dernier tiers du XIXᵉ siècle. Blanqui (ndlr : un révolutionnaire français qui a mené plusieurs révoltes au XIXᵉ siècle et défendait le renversement du gouvernement par la force pour créer une société plus juste) en est le principal vecteur. L’image qu’il donne des Enragés et des Hébertistes est celle d’une opposition plus “à gauche” que Robespierre, mais c’est une légende. Il y a bien des Enragés, ils existent, mais ils n’étaient pas plus “à gauche” que Robespierre sur les questions économiques et sociales. On peut en dire autant des “Hébertistes”. La vraie divergence n’était pas gauche-droite, mais plutôt sur le maintien ou la purge de la Convention mais aussi sur la question de la “défanatisation” (la politique anti-chrétienne défendue par certains Hébertistes). Certains Enragés, comme Jacques Roux, ont été réprimés sévèrement, mais ce n’est pas le même scénario pour tous.

L’idée d’un Robespierre “centriste” et les Enragés “radicaux à gauche” est un montage idéologique. Jules Vallès (ndlr : 1832‑1885, un écrivain et révolutionnaire français qui a participé à la Commune de Paris), par exemple, reprend cette image, et plus tard, les anarchistes et libertaires vont s’appuyer dessus. Même Proudhon (ndlr : 1809‑1865, était un des principaux penseurs français de l’anarchisme) et d’autres vont présenter Robespierre comme un homme des curés, un “catholique”, ce qui est historiquement faux.
Yannick Bosc : Pour eux, Robespierre n’est pas républicain mais religieux, donc à droite, et ça justifie que les Enragés soient vus comme les vrais radicaux.

Marc Belissa : Ce mythe repose sur la question religieuse. Dans les années 1830-1850, l’anticléricalisme devient central dans le mouvement républicain. Robespierre parlait de “Providence” et d’un “culte civique”, ce qui ne fait pas de lui un catholique mais un déiste (ndlr : quelqu’un qui croit en un Dieu créateur mais pense qu’il ne dirige pas directement le monde ni n’intervient dans la vie des hommes), comme beaucoup de ses contemporains. La confusion a donné naissance à ce schéma : Robespierre bourgeois et centriste, Enragés radicalement à gauche.
Yannick Bosc : Ce récit influence aussi le Parti communiste dans les années 1920-30, avant qu’il ne rompe avec la stratégie “classe contre classe”. Robespierre est alors perçu comme un bourgeois qui réprime les Enragés et les Hébertistes (ndlr : des révolutionnaires français radicaux, favorables à la violence contre les ennemis de la Révolution et à des mesures pour les pauvres, surtout actifs en 1792 et 1794). Albert Mathiez (ndlr : historien français (1874-1932) spécialisé dans la Révolution française), qui est critique du stalinisme, est qualifié d’historien “petit bourgeois” par les staliniens parce qu’il se dit “robespierriste”.

Marc Belissa : CLR James, lorsqu’il écrit Les Jacobins Noirs, dépend de cette historiographie dominante de son temps. Il n’a pas forcément lu Mathiez et ne connaît pas les travaux postérieurs sur les débats à l’intérieur du club des Jacobins sur l’abolition de l’esclavage, comme ceux de Florence Gauthier. Donc sa lecture d’un Robespierre centriste et bourgeois s’explique par le paradigme historique dominant à l’époque, même s’il s’en écarte parfois dans son ouverture et sa critique de la Révolution.
Vous expliquez que la Révolution française reste un terrain de débats entre historiens. Certains, comme Albert Mathiez, ont vu dans les robespierristes des précurseurs du communisme. D’autres, dans une lecture marxiste plus “étapiste”, considèrent au contraire que la Révolution ne pouvait avoir pour horizon que la petite propriété privée, par “nécessité historique”. Où vous situez-vous dans ce débat ?
Yannick Bosc : Nous défendons une approche non-déterministe. Notre école historique s’intéresse aux catégories utilisées par les acteurs eux-mêmes, pas à celles plaquées a posteriori.Dans la vision déterministe – ce marxisme “vulgaire”, “par étapes”, hérité de Kautsky puis repris par l’URSS stalinienne – l’histoire suit nécessairement un enchaînement : féodalité → capitalisme → socialisme → communisme. La Révolution française y est donc “forcément” bourgeoise : il fallait d’abord que le capitalisme se développe pour que, plus tard, il puisse s’effondrer. Mais ce schéma efface tout ce qui ne cadre pas avec lui. D’où un trésor d’ingéniosité, d’usines à gaz théoriques, pour faire entrer la Révolution française dans cette lecture

Marc Belissa : Prenons deux exemples. Georges Lefebvre, grand historien des paysans, montre qu’il existe en 1789-1793 une véritable autonomie de la révolution paysanne. Mais sa conclusion contredit son analyse : il affirme que ces paysans étaient certes progressistes politiquement, mais “rétrogrades” économiquement parce qu’ils s’opposaient au capitalisme. Même chose chez Albert Soboul : dans sa thèse sur les sans-culottes, il démontre qu’ils avaient un véritable programme social… avant d’expliquer que, puisqu’il s’agissait d’une révolution bourgeoise, ce n’étaient que des “anticipations” du futur. Anticipations de quoi ? De la révolution bolchévique ?
Tous ces gens étaient des grands historiens mais étaient pris dans des grilles de lecture déterministes qui faisaient que leurs conclusions contredisaient ce qu’ils venaient de montrer.
Yannick Bosc : Nous avons beaucoup travaillé sur Mathiez, que nous avons réédité. On a voulu rompre avec l’idée reçue d’une filiation évidente Mathiez-Lefebvre-Soboul, qui ferait de tous ces historiens des “robespierristes” homogènes. En réalité, Mathiez n’a pas eu d’héritiers directs : Lefebvre et Soboul sont à distinguer très fortement de lui.
Nous reprenons Mathiez là où il a laissé ses travaux. Cela veut dire que nous adhérons à sa lecture de la Révolution française, tout en reconnaissant ses angles morts : il a peu travaillé la question coloniale, par exemple. Mais son intuition majeure reste précieuse : l’idée qu’un type de république s’instaure à la Révolution française et qu’il ressemble à ce qu’on pourrait appeler un socialisme. Jusqu’à la Commune de Paris, on retrouve cette tradition héritée de 1793, qui disparaît ensuite au profit du marxisme social-démocrate allemand, lequel efface complètement la vision d’une “république sociale” égalitaire. Mathiez a cherché à raviver cette flamme.

Marc Belissa : Exactement. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, de nombreux révolutionnaires considéraient Robespierre et Saint-Just comme des socialistes. Louis Blanc, par exemple, disait que Robespierre incarnait le système de la fraternité, donc du socialisme. Une grande partie de la gauche républicaine du XIXe siècle – pas toute, mais une partie importante – revendiquait l’héritage montagnard. La Commune de Paris de 1871 s’appelle ainsi en référence directe à la Commune de 1792. Pour eux, il y avait une continuité évidente : 1793 était la matrice d’un certain socialisme. Ce lien s’est largement perdu au XXe siècle.
Yannick Bosc : Mathiez a remis ça au jour. Et il n’était pas seul : l’historien anglais Edward Thompson, un demi-siècle plus tard, s’est posé la même question : “Ce marxisme dont nous avons hérité, est-ce vraiment le seul horizon ? Ne peut-on pas repenser le social et la révolution autrement ?” Lui aussi s’est tourné vers le XVIIIe siècle, pour explorer des formes d’organisation différentes et retrouver un Marx républicain, le jeune Marx surtout. Nous nous inscrivons dans ce courant-là : on peut se réclamer du marxisme, mais pas de celui qu’on nous a légué.
La figure de Saint-Just
Pourquoi avoir choisi d’écrire sur Saint-Just ?
Marc Belissa : Parce qu’il est bien plus méconnu que Robespierre, alors qu’il développe une pensée originale. Beaucoup de ses formules sont mal comprises aujourd’hui. Si on les replace dans leur contexte intellectuel, elles prennent un sens très différent, beaucoup plus clair.

Yannick Bosc : Et puis, contrairement à Robespierre, il n’existait pas d’édition de référence accessible sur Saint-Just. Ses œuvres complètes existent, mais elles sont difficiles à lire. On avait donc une occasion : rendre cette pensée complexe lisible par un large public. Elle a souvent été récupérée par des philosophes, séduits par son côté mystérieux, mais en l’ancrant dans des interprétations dépassées ou discutables.
Vous êtes aussi des spécialistes de Robespierre. Quelle était la relation entre Saint-Just et Robespierre ?
Marc Belissa : On a une lettre de Saint-Just où il exprime son admiration pour Robespierre. Leur rapprochement s’est sans doute joué au moment du procès du roi : leurs positions n’étaient pas identiques, mais assez proches. Dès lors, on peut supposer qu’ils étaient dans des dispositions amicales. Certains témoignages rapportent même que Saint-Just se rendait parfois chez Duplay, le patron menuisier qui hébergeait Robespierre. Mais en réalité, on ne sait pas grand-chose de plus sur leurs rapports personnels.

Yannick Bosc : Ce qui est sûr, c’est qu’ils partageaient une même conception du républicanisme. D’ailleurs, Billaud-Varenne se retrouvait lui aussi dans cette vision politique.
Marc Belissa : À la fin du XIXe siècle, il y a eu beaucoup de fantasmes sur leur relation, au point de suggérer une proximité homosexuelle. Mais cela ne repose sur rien, sinon sur la propagande thermidorienne. Celle-ci les accusait d’organiser des “orgies” dans des maisons de campagne – des accusations inventées pour les discréditer
Sur les questions économiques, comment se positionnent Saint-Just, Robespierre et les Montagnards ? Défendent-ils avant tout la “liberté du commerce” et la “propriété” ?
Yannick Bosc : Ils défendent effectivement la liberté du commerce, mais il faut s’entendre sur ce que recouvrent les mots “liberté” et “propriété”. Pour eux, le commerce n’est libre que si personne n’impose de monopole ou ne contrôle unilatéralement le marché. Si le pouvoir politique soutient ces dominations, alors on nie la liberté. Leur idée est donc simple : il faut un contrôle politique pour que le marché soit vraiment libre. Ce n’est pas l’idée moderne d’un marché qui se régulerait seul par l’offre et la demande.
Concernant la propriété, ils y sont favorables mais pas uniquement dans le sens individuel. Ils envisagent aussi une propriété publique ou collective : par exemple, les biens confisqués aux émigrés ou aux suspects pouvaient être redistribués. Saint-Just propose même d’e les utiliser pour louer des terres aux paysans qui n’en ont pas. Leur horizon, c’est le “droit à l’existence” : que chacun ait accès aux ressources nécessaires pour vivre, que ce soit par la propriété privée, par la location ou par des formes collectives.
Marc Belissa : Leur vision est claire : la propriété n’est pas un droit naturel, mais un choix de société. Et la société a donc le droit – et le devoir – de la réguler pour que chacun puisse être indépendant et donc citoyen. On ne peut pas être citoyen sans une garantie d’existence. Cela ne signifie pas l’égalité parfaite des fortunes : ni Robespierre ni Saint-Just ne la défendaient. Ils rejetaient d’ailleurs la “loi agraire”, c’est-à-dire le partage égal des terres, qu’ils jugeaient absurde.
En revanche, ils voulaient réduire l’extrême richesse et l’extrême pauvreté, afin que chacun ait sa subsistance assurée. C’est une manière de penser l’égalité réelle. On ne peut pas les situer dans l’opposition moderne entre “capitalisme” et “collectivisation des moyens de production”, puisque le capitalisme n’était pas encore pleinement développé. Mais on peut dire qu’ils étaient “anticapitalistes” au sens qu’ils ne voulaient pas que le capitalisme devienne ce qu’il est devenu.
Saint-Just et ses camarades défendent l’idée de la “souveraineté populaire”. Comment celle-ci devait concrètement se manifester selon eux ?
Marc Belissa : Tout le monde, à l’époque, se réclamait de la souveraineté populaire (sauf les ultra-monarchistes). La vraie divergence portait sur la manière de l’exercer. C’est un peu comme aujourd’hui : tout le monde se dit “républicain”, y compris des gens d’extrême droite. Mais derrière ce mot, les conceptions sont très différentes.

Yannick Bosc : Prenons l’exemple de Sieyès (ndlr : Sieyès est un abbé et homme politique de la Révolution française, célèbre pour son pamphlet Qu’est-ce que le Tiers-État ?) Pour lui, la souveraineté populaire est un principe qui sert surtout à légitimer le pouvoir… des représentants. Le peuple délègue sa souveraineté, et ensuite il n’a plus vraiment son mot à dire. Ses élus deviennent autonomes. À l’inverse, pour la Montagne, la souveraineté ne se délègue pas. Le peuple reste souverain en permanence. Ses représentants ne sont que des mandataires, révocables à tout moment. Sinon, on n’est plus en démocratie.
Marc Belissa : Concrètement, cela voulait dire que les lois devaient être approuvées par les assemblées locales de votants (les assemblées primaires). Les révolutionnaires rompaient avec le modèle anglais où la souveraineté était partagée entre le roi et le parlement. Dès la Déclaration des droits, en 1789, la souveraineté appartient au peuple. Le roi n’est plus qu’un exécutant.
Yannick Bosc : D’ailleurs, le projet monarchiste, à l’époque, consistait à calquer le système anglais : une souveraineté bicéphale, partagée entre roi et représentants, le peuple n’étant souverain qu’en théorie. La Constitution de 1791 avait repris cette logique : la souveraineté ne pouvait s’exercer qu’à travers les représentants, ce qui faisait disparaître toute initiative citoyenne locale.
Marc Belissa : On retrouve encore cette idée dans nos institutions actuelles. En France, depuis la Ve République, l’élection a été conçue comme une dépossession : les électeurs transfèrent leur pouvoir aux députés. Pourtant, la Constitution continue d’affirmer que “la souveraineté nationale appartient au peuple”. En théorie, les citoyens pourraient même révoquer leurs élus, mais tout est fait pour l’empêcher. Pendant la Révolution, au contraire, le représentant est vu comme un commis : il est élu pour exécuter un mandat, pas pour gouverner à la place des citoyens.
Yannick Bosc : Robespierre, par exemple, refusait d’appeler Louis XVI “roi”. Dans les procès-verbaux, il écrivait seulement “commis” ou “représentant du pouvoir exécutif”. Ça lui a valu des reproches. Ce vocabulaire traduisait bien l’enjeu : est-ce que les élus représentent le peuple, ou ne sont-ils que ses délégués ? Est-ce qu’on leur confie un mandat impératif ? Ces débats, cruciaux à l’époque, ne seront réglés que bien plus tard.
Marc Belissa : Et Saint-Just, lui, allait encore plus loin.

Yannick Bosc : Oui. Pour lui, la souveraineté résidait d’abord dans les communes d’habitants, et pas dans des découpages territoriaux artificiels.
Marc Belissa : Il parlait même de “tribus”. Sa conviction, c’était que l’exercice de la souveraineté doit être confiée aux communautés d’habitants.
Yannick Bosc : C’est un point important. À l’époque déjà, il existait une tension entre la volonté des habitants et la captation du pouvoir par les municipalités, qui transformaient les décisions populaires en simples actes administratifs. Aujourd’hui, on retrouve un écho de ces questions dans certaines luttes locales, par exemple sur l’écologie, où des habitants s’organisent pour contester les décisions administratives. Saint-Just était parmi ceux qui imaginaient une organisation politique centrée sur la commune, la population, et non sur des territoires arbitraires. C’est une conception de la représentation qu’on a complètement perdue.
Qu’est-ce que signifie la notion “d’institution” pour Saint-Just ?
Marc Belissa : Ce n’est pas le mot “institution” au sens actuel, c’est-à-dire les grandes structures politiques. Chez Saint-Just, “instituer” signifie plutôt “éduquer”, “former”. Les institutions peuvent être politiques, civiles, sociales… et l’essentiel, selon lui, est qu’elles correspondent entre elles. La plus importante, c’est l’éducation. Mais l’éducation, pour les Montagnards, ce n’est pas seulement l’école : c’est ce qu’on appellerait aujourd’hui le civisme. D’où leur insistance sur les fêtes civiques, où le peuple est acteur.

Saint-Just s’inscrit sur ce point dans la continuité de Rousseau : une république ne se réduit pas à l’absence de roi, elle suppose un peuple républicain – et un peuple ne l’est pas spontanément. Il faut donc “l’instituer”, mais pas par un projet imposé d’en haut : c’est au peuple de s’éduquer lui-même. L’école, les fêtes civiques sont des moyens d’y parvenir. Dans son manuscrit intitulé Les Fragments d’Institutions républicaines (1793-1794), Saint-Just va même jusqu’à envisager le mariage et l’amitié comme des institutions civiques. Il écrit par exemple que chacun doit avoir des amis, que celui qui n’en a pas n’est pas digne d’être républicain. Les amitiés doivent même être déclarées publiquement, et leur rupture justifiée. Loin d’être une simple morale individuelle, c’est une morale civique : l’amitié et le couple sont vus comme la base sur laquelle reposent les institutions supérieures, républicaines et politiques.
Yannick Bosc : C’est une idée qu’on retrouve déjà chez les Grecs : la philia, l’amitié, comme bien commun. L’amitié relie les individus et permet au peuple de se constituer. Car le peuple, pour Saint-Just, n’est pas seulement une addition d’habitants : il se construit quand ceux qui le composent prennent conscience d’être peuple et agissent comme tels. Les institutions servent à maintenir cet état, à éviter que le peuple se corrompe et cesse d’être peuple.
Il y a une formule très éclairante de Saint-Just : “les moyens sont simples, ils sont dans la nature même des choses”. Cela veut dire qu’il ne s’agit pas d’imposer d’en haut des normes artificielles, mais de retrouver une nature humaine que la monarchie et l’histoire ont corrompue. Les institutions n’ajoutent pas quelque chose, elles retirent les scories qui empêchent les hommes d’agir comme peuple.
Marc Belissa : Certains ont totalement déformé cette idée, en voyant dans ses propositions une sorte de projet d’embrigadement à la “Hitlerjugend” (jeunesses hitlériennes), d’une éducation “à la spartiate”. C’est une lecture absurde : Saint-Just n’appelle pas à fabriquer une jeunesse au service de l’État, mais à ramener les enfants à leur nature, surtout sans intervention de l’État.
Yannick Bosc : C’était un optimiste. Pour lui, comme pour Robespierre, la nature humaine est bonne : c’est la monarchie et l’histoire qui l’ont pervertie. Robespierre écrivait : “le temps est arrivé de rappeler à l’homme sa destinée” ; il est fait pour la liberté et le bonheur. Toute la question est de savoir comment rétablir cette destinée.
Qu’est-ce que la patrie pour Saint-Just ? Est-ce du nationalisme ? Conduit-elle à la guerre ? Vous citez notamment son projet de Constitution du 24 avril 1793 où il écrit que “la patrie d’un peuple libre est ouverte à tous les hommes de la terre”.
Marc Belissa : Pour Saint-Just, la patrie, c’est d’abord la « communauté des affections ». Le terme renvoie à la famille, au lien qui unit les individus entre eux, et non à un territoire ou une armée. C’est d’ailleurs la définition qu’en donne l’Encyclopédie : la patrie n’est pas le roi, ni un drapeau, ni l’idée qu’« on est les plus beaux ou les plus forts » ; c’est le lien social qui unit les citoyens. Chez Saint-Just, cette idée est prolongée à l’échelle de l’univers : une patrie véritable est celle qui n’opprime pas les autres.Dans la même perspective l’abbé Grégoire (ndlr : un prêtre et révolutionnaire français qui a défendu les Juifs, les Noirs et l’abolition de l’esclavage) dit que le « patriote exclusif » est celui qui veut que sa nation domine toutes les autres. Et comme le dit Saint-Just, la véritable patrie est celle qui n’opprime pas les autres, une nation qui en opprime une autre ne peut pas être libre. On a pu voir dans cette idée une critique anticipée du colonialisme. Marx reprendra presque mot pour mot cette idée et cette formule, sans qu’on sache vraiment s’il l’a lue chez Saint-Just ou s’il l’a réinventée. Quoi qu’il en soit, la patrie chez Saint-Just n’a rien à voir avec le nationalisme.

Yannick Bosc : On trouve dans la Révolution française une expression qui illustre bien cela : lorsqu’on a accompli une action importante pour la République, on dit « on a bien mérité de la patrie ». Mais on trouve aussi : « on a bien mérité de l’humanité ». Dans cette perspective, la patrie et l’humanité sont presque synonymes.
Marc Belissa : Oui, c’est ce que le philosophe Kant appelle la cosmopolitique : une politique pensée à l’échelle de l’universel.
« Le bonheur est une idée neuve en Europe » : que signifie cette formule célèbre de Saint-Just, à laquelle vous consacrez un chapitre de votre livre ?
Yannick Bosc : Saint-Just prononce cette phrase dans le cadre de la loi de Ventôse (ndlr : adoptée en 1794, elle visait notamment à confisquer les biens des ennemis de la Révolution pour les redistribuer aux pauvres). Les révolutionnaires sont alors accusés d’être violents, effrayants, monstrueux. Il répond : au contraire, nous sommes en train de bâtir l’idée de bonheur, et de rendre possible sa réalisation. C’est une idée neuve non pas parce qu’elle n’a jamais été pensée, mais parce qu’elle est pour la première fois conçue comme une action politique concrète, ici et maintenant.
Ce n’est pas une projection utopique. Pour Saint-Just, la fraternité n’est pas une valeur vague ou lointaine : c’est l’exigence d’agir tout de suite pour construire l’égalité et la liberté, et donc le bonheur. Liberté, égalité, fraternité ne sont pas trois idéaux séparés, mais trois manières de dire la même chose : nous sommes libres, nous sommes égaux, et pour le devenir réellement, il faut agir en frères. La fraternité, c’est la politique du bonheur mise en œuvre au présent. Saint-Just a ce talent pour les “punchlines”, mais son idée est simple : le bonheur n’est pas un horizon, c’est une pratique immédiate.
Marc Belissa : Bien sûr, l’idée de bonheur n’est pas nouvelle en soi. Ce qui est neuf, c’est d’en faire un objectif politique terrestre. Saint-Just rompt avec la conception des Églises chrétiennes (catholiques et protestantes) selon laquelle le bonheur n’est accessible qu’après la mort, au paradis. De ce point de vue, sa formule rappelle la Déclaration d’indépendance américaine, qui inscrit parmi les droits inaliénables « la recherche du bonheur ». Avec une différence notable : là-bas, cela ne s’appliquait qu’aux hommes blancs, alors que Saint-Just pense de façon plus universelle. Quand il dit que le bonheur est une idée neuve en Europe, il veut dire que sa réalisation concrète, collective, ici-bas, est une rupture radicale.
Saint‑Just a dit à propos de Louis XVI : « cet homme doit régner ou mourir ». Autrement dit, il se prononce pour l’exécution du roi. Pourquoi ?
Yannick Bosc : Tout part du 10 août 1792 : cet acte a déjà marqué la souveraineté populaire. Pour Robespierre et Saint‑Just, Louis XVI n’est plus un simple « accusé » au sens juridique : il a, par ses actes, trahi la nation. Ouvrir un long procès, transformer la Convention en tribunal, ce serait remettre en cause le fondement même de notre légitimité — la légitimité née du 10 août. Dès lors la question n’est plus juridique, elle est politique : que signifie revenir sur cet acte fondateur ? Saint‑Just radicalise ce raisonnement en posant que, dans ces conditions, le roi cesse d’être un mandataire et devient un ennemi.

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Marc Belissa : Autre point important : certains Montagnards — comme Marat (ndlr : un journaliste et homme politique français de la Révolution, célèbre pour ses écrits où il dénonçait les ennemis de la Révolution et appelait à des mesures radicales pour protéger les sans-culottes) — souhaitaient néanmoins un procès, non pour absoudre Louis XVI, mais pour juger la monarchie elle‑même. D’autres députés faisaient valoir l’argument constitutionnel : le roi était inviolable. Mais cette inviolabilité devient caduque si le roi a violé la Constitution et brisé son serment. Saint‑Just et, dans une moindre mesure, Robespierre expliquent que Louis XVI s’est volontairement placé hors du contrat social : hors de la communauté politique, il est, en quelque sorte, redevenu un ennemi sur un champ de bataille. Sur un champ de bataille, la loi est simple : on neutralise l’ennemi — d’où la logique de « régner ou mourir ».
Yannick Bosc : Autrement dit, on n’est plus dans le registre du contrat social ordinaire. Locke (ndlr : philosophe anglais du XVIIᵉ siècle) l’explique aussi : celui qui se place hors de la société retourne à l’état de guerre. Dans cet état, les règles civiles normales ne s’appliquent plus et les moyens de défense deviennent légitimes.

Marc Belissa : Malgré ces arguments, ni Robespierre ni Saint‑Just n’imposèrent leur position : il y eut bien un procès du roi. L’assemblée choisit finalement de le juger.
Saint Just est exécuté à 27 ans en 1794, quelques minutes avant Robespierre. Par qui et pourquoi sont-ils tués ?
Marc Belissa : Saint-Just et Robespierre sont exécutés par le bourreau parce qu’ils ont été déclarés hors la loi. La Convention les avait mis en accusation lors de la séance du 9 thermidor (ndlr : 27 juillet 1794), ils se sont soustraits à l’arrestation et se sont réunis à l’Hôtel de Ville pour y organiser une insurrection municipale. À partir de ce moment-là, refuser d’obéir à l’ordre de la Convention (ndlr : l’assemblée qui a dirigé la France pendant la Révolution après la chute de la monarchie en 1792), c’est se placer en état de rébellion, donc hors la loi. Être hors la loi, cela veut dire qu’il n’y a plus de procès : on constate votre identité et on vous envoie directement à la guillotine. C’est ce qui est arrivé à Saint-Just et Robespierre et à tous les autres condamnés (un peu plus d’une centaine de personnes).

Yannick Bosc : Robespierre était légaliste. À l’Hôtel de Ville, il y a cette question : ont-ils tenté de se suicider ? Saint-Just non, Robespierre probablement avec un pistolet. Une insurrection contre la Convention a pu être envisagée, peut-être avec peu de monde derrière eux, mais ils ont finalement choisi de ne pas la mener.
Marc Belissa : En tout, il y a eu environ 110 exécutions entre le 10 et le 12 thermidor (ndlr : 28-29 juillet 1794). Cela inclut une grande partie des membres de la Commune de Paris et des chefs des bataillons de la garde nationale qui s’étaient rangés derrière les députés mis en accusation. La Convention en a profité pour faire le “ménage” et liquider toutes les personnes liées à cette faction.
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
