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Au fait, c’est quoi “la révolution des œillets” ? Entretien avec Ugo Palheta

ugo palheta

Aujourd’hui, le 25 avril, c’est l’anniversaire de la révolution portugaise, plus connue sous le nom de “révolution des oeillets”, qui a renversé la dictature de Salazar, mais qui est finalement assez peu connue aujourd’hui en France, là où, au Portugal, le slogan “25 de abril sempre” (25 avril toujours!) est un classique protestataire. 
À cette occasion nous publions un entretien avec Ugo Palheta, auteur de Découvrir la révolution des œillets, Portugal (1974-1975) sorti l’année dernière aux Editions Sociales à l’occasion des 50 ans de cet événement. Ugo Palheta est sociologue, codirecteur de publication dans la revue Contretemps, il a notamment coordonné l’ouvrage collectif Extrême droite : la résistible ascension (2024) aux Editions Amsterdam et s’apprête à sortir Comment le fascisme gagne la France (2025, Editions La Découverte). 
Un entretien réalisé par Rob Grams. Photographies par Farton Bink 

Qu’est-ce qu’il se passe le 25 avril 1974 ? 

Le 25 avril 1974 c’est une date très importante du point de vue des luttes d’émancipation : c’est le jour où est tombée la dictature fasciste la plus vieille du monde, qui s’était imposée dans les années 1920 au terme d’un coup d’Etat militaire. Quelques années plus tard, un professeur d’économie et militant des mouvances catholiques réactionnaires, Salazar, s’était hissé au sommet du pouvoir jusqu’à ne plus le lâcher jusqu’à son accident cérébral à la fin des années 1960. Cette dictature a perduré jusqu’en 1974. 

Le 25 avril 1974 c’est une date très importante du point de vue des luttes d’émancipation : c’est le jour où est tombée la dictature fasciste la plus vieille du monde

Le 25 avril 1974, un certain nombre d’officiers intermédiaires de l’armée portugaise, réunis dans un mouvement qui s’appelait le MFA (Mouvements des Forces Armées) essentiellement composé de capitaines et de commandants (des majors en portugais), donc ni des soldats ni le sommet de la hiérarchie militaire, décident d’accomplir un putsch pour faire tomber le régime. 

Pourquoi ? Parce que le régime est enlisé depuis 13 ans dans des guerres coloniales, en Angola puis au Mozambique, Guinée Bissau et Cap-Vert, donc dans les colonies africaines du Portugal.
Au départ ces officiers se sont réunis sur des motifs corporatistes qui concernaient leurs conditions de rémunération et d’avancement. Ils se politisent dans les mois qui précèdent le 25 avril, notamment sous l’influence de quelques capitaines plus politisés et plus à gauche que les autres. Comme quoi l’Histoire ne tient pas (parfois) à grand-chose… On trouve ici notamment Otelo de Carvalho qui va être l’organisateur du 25 avril, Melo Antunes qui va avoir un rôle important dans la révolution ou encore Vasco Lourenço. Ils vont dire une chose assez simple : le problème n’est pas notre avancement, notre rémunération, c’est cette guerre qui n’en finit pas et dont tout le monde comprend, y compris certains généraux, qu’elle est ingagnable. 

Il faut mesurer que la première puissance militaire au monde à ce moment là, les Etats-Unis, n’arrivent pas à gagner au Vietnam, donc beaucoup d’officiers portugais se disent “comment nous, qui consacrons déjà près de la moitié de notre budget militaire à ces guerres depuis plus d’une dizaine d’années, allons nous les gagner alors qu’il s’agit de se battre sur plusieurs fronts très éloignés les uns des autres ?”.

Certains des capitaines considèrent de toute façon que ces guerres sont illégitimes : on fait la guerre à des peuples qui ont raison de se battre pour leur libération nationale et leur émancipation vis-à -vis du colonialisme portugais. 

Ils comprennent et disent donc que pour arrêter ces guerres il faut une solution politique et donc négocier avec les mouvements de libération nationale, que le régime ne le voudra jamais, qu’il s’accrochera à ses possessions coloniales jusqu’à son dernier souffle, et que par conséquent il faut en finir avec ce régime. N’étant pas réformable, il doit tomber par la force, c’est-à-dire par un coup d’Etat militaire.

Otelo de Carvalho (1936-2021), un des stratèges de la révolution des oeillets (Crédit : Par Manuelvbotelho — Travail personnel, CC BY-SA 4.0)

C’est ce qu’ils vont accomplir le 25 avril. Le 25 avril est donc d’abord un coup d’Etat militaire. À ce stade, ce n’est pas une révolution. Ces capitaines ont un projet de réformes, formalisé dans un programme quelques semaines avant le 25 avril et qui contient essentiellement des propositions anticoloniales (en faveur de l’indépendance immédiate des colonies), démocratiques (rétablir des élections libres et les libertés publiques fondamentales : d’expression, d’organisation, etc), et un programme économique et social assez vague mais qui repose sur l’idée de briser les grands monopoles qui contrôlent l’économie portugaise (notamment les septs grands trusts). Ce qui est clair, c’est qu’ils n’attendent ni n’espèrent dans cette première étape un grand soulèvement populaire, une intervention directe des masses. 

Pourquoi ce nom de “révolution des œillets” ?

Les militaires du MFA investissent, avec un certain nombre de régiments, les grandes villes – essentiellement Lisbonne et Porto – dans le cadre d’un plan minutieusement préparé par Otelo de Carvalho, qui joue un rôle très important le 25 avril et dans les mois qui vont suivre. 

À Lisbonne, une travailleuse d’un restaurant, Celeste Caeiro (décédée il y a quelques mois), dispose d’œillets parce que son patron avait prévu de fêter le premier anniversaire de son restaurant. Elle prend l’initiative d’offrir un œillet à l’un de ces soldats qui viennent d’investir la ville. Cette initiative est imitée par d’autres et de nombreux militaires se retrouvent avec des œillets à leurs fusils.

À Lisbonne, une travailleuse d’un restaurant, Celeste Caeiro (décédée il y a quelques mois), dispose d’œillets parce que son patron avait prévu de fêter le premier anniversaire de son restaurant. Elle prend l’initiative d’offrir un œillet à l’un de ces soldats qui viennent d’investir la ville. Cette initiative est imitée par d’autres et de nombreux militaires se retrouvent avec des œillets à leurs fusils. C’était peut être une manière d’apprivoiser ces militaires dont on ne savait rien et dont on pouvait aussi craindre le pire puisque c’était sept mois après le coup d’Etat militaire au Chili, et parce que des bruits circulaient sur le fait que les “ultras” du régime préparaient un coup d’État, accusant le dictateur de Caetano (qui avait pris la suite de Salazar) de mollesse dans les guerres coloniales et la gestion des oppositions internes. 

Les soldats eux-mêmes ne savent pas très bien ce qu’ils vont faire puisqu’ils sont entraînés par les capitaines et les commandants du MFA dans cette initiative. Cela est bien montré dans le film Capitaines d’Abril de Maria de Medeiros, un des films les plus connus sur le 25 avril. On y voit comment le capitaine Salgueiro Maia réveille les soldats pendant la nuit du 24 au 25 et parvient à les convaincre de la mission historique qu’ils vont accomplir dans la journée : les soldats décident courageusement de le suivre alors que la victoire n’avait rien de garanti et qu’une dure répression les attendait en cas d’échec. 

On vous connaît souvent par vos travaux sur le fascisme et la fascisation. Pourquoi vous êtes vous intéressé à ce sujet et comment est né le projet de ce livre ?

Il y a une dimension personnelle : je suis issu de l’immigration portugaise. Mon père est né au Portugal dans une des régions qui a été un des épicentres de la révolution portugaise, l’Alentejo, où il y a eu des luttes paysannes de très grande intensité dans l’année 1975. 

Ugo Palheta (Photo : Farton Bink)

À cela s’ajoute le fait que je voulais contribuer à repolitiser le 25 avril et la révolution portugaise, auprès de la communauté portugaise et luso-descendante, donc rétablir la dimension radicale et conflictuelle de cette révolution. Cela passait justement par le fait de ne pas se focaliser uniquement sur le 25 avril 1974, évènement très important mais qui peut tendre à masquer les 19 mois de processus révolutionnaire qui sont en réalité plus importants, en particulier dans leurs conséquences sur la société portugaise dans les décennies qui vont suivre, puisque les conquêtes de la révolution portugaises en termes de droits démocratiques et sociaux vont perdurer jusqu’à aujourd’hui. 

Je voulais aussi restituer les débats stratégiques qui ont percuté le camp révolutionnaire. Même au sein de la gauche radicale on tend à réduire la révolution des oeillets au 25 avril. Étrangement car il s’agit bien de la dernière révolution dans un sens plein du terme sur le sol européen : à la fois anticoloniale et antifasciste, politique et sociale, démocratique et anticapitaliste. Et pourtant elle reste méconnue et ne fait pas partie du curriculum classique des militants de la gauche radicale. 

Il s’agit bien de la dernière révolution dans un sens plein du terme sur le sol européen : à la fois anticoloniale et antifasciste, politique et sociale, démocratique et anticapitaliste. Et pourtant elle reste méconnue

On parle davantage de la révolution russe, de la Commune de Paris, de Mai 68, et on connaît plutôt la révolution portugaise par son folklore : les œillets dans les fusils, les jeunes soldats avec de vraies moustaches d’époque, etc. Je voulais expliquer à quoi peut ressembler une révolution, pas si éloignée de nous, dans un pays beaucoup moins paysan que la révolution russe et qui, dans sa structure sociale, ressemble davantage aux sociétés contemporaines, avec une assez large majorité de travailleurs salariés, même s’il y avait une paysannerie importante, et un pays déjà fortement urbanisé. 

J’aimais aussi bien le format de cette collection aux Editions sociales où l’on passe par les textes. Il y a une introduction pas trop longue qui présente les grands enjeux et le déroulement et ensuite il y a des textes avec les acteurs et actrices de l’époque : on est plongés dans l’ambiance et à partir du commentaire de ces textes on développe les enjeux politiques et stratégiques qui se posent pour les acteurs. 

LA RÉVOLUTION PORTUGAISE : UNE RÉVOLUTION ANTICOLONIALISTE ? 

Il y a une thèse très intéressante que vous défendez dans le livre, c’est celle que la révolution portugaise, la chute du dictateur, a été permise par les luttes des colonisés dans les colonies portugaises. Alors qu’on aurait pu penser l’inverse : que c’est la chute de la dictature qui a entraîné l’effondrement du système colonial. Vous pouvez nous en parler ? 

Il y a toujours eu dans certains courants politiques, notamment socialistes ou sociaux-démocrates, une forme d’euro-centrisme qui consistait à penser, vis-à-vis de la question coloniale, que les pays du Sud colonisés n’étaient pas assez développés du point de vue politique et économique, qu’ils n’avaient pas assez d’expérience démocratique et des libertés publiques, pour avoir un rôle positif et autonome en termes de libération nationale et sociale. 

Il y a une dialectique de renforcement mutuel entre les luttes sociales et les luttes démocratiques, le combat anticapitaliste et le combat anticolonial.

C’était une idée déjà contestée par Marx, notamment à partir de la question irlandaise, où il disait que la clé de l’émancipation du prolétariat anglais était la lutte anticoloniale du peuple irlandais, que la première viendrait postérieurement comme une conséquence de la libération nationale irlandaise. On retrouve cette idée dans les courants léninistes. Il y a non seulement un potentiel important de luttes populaires libératrices du côté des peuples colonisés, mais on peut même inverser le schéma : il y a de très fortes chances que ce soit ces mouvements de libération anticoloniale qui poussent à une forme de radicalisation sur le sol des grandes métropoles coloniales. Dans tous les cas, il y a une dialectique de renforcement mutuel entre les luttes sociales et les luttes démocratiques, le combat anticapitaliste et le combat anticolonial.

C’est ce qui s’est passé ici : le fascisme portugais, le salazarisme, est tombé sous le coup des contradictions de son empire colonial et des mouvements de libération nationale. Il n’y aurait pas eu de révolution antifasciste, démocratique et sociale, sous cette forme radicale bouleversant toute la société portugaise, s’il n’y avait pas eu ces luttes de libération nationale, ces mouvements armés et civils, politiques et militaires, cherchant à briser le colonialisme portugais en Angola, puis en Guinée, au Cap-Vert et au Mozambique. 

Amílcar Cabral avec Fidel Castro en 1966 (crédit : domaine public)

Il y a un texte dans le livre qui l’illustre bien, d’Amilcar Cabral, grand leader révolutionnaire, anti-impérialiste et socialiste guinéen, qui montre que les forces anticoloniales ne pouvaient et ne devaient pas faire dépendre leurs méthodes et leurs stratégies de libération de l’agenda des forces politiques dites “démocratiques” au Portugal. Le parti communiste et l’extrême gauche avaient un agenda anticolonial mais une série de forces qui pouvaient s’opposer à la dictature salazariste pour des motifs démocratiques n’avaient pas pour objectif l’indépendance des colonies. 

Cabral percevait par ailleurs que l’opposition démocratique au Portugal était assez faible. Et d’ailleurs ce n’est pas un soulèvement populaire qui a fait tomber le régime – ce qui était l’hypothèse stratégique du PC dans toute la période. On aurait pu imaginer des changements de régime par en haut, éventuellement, mais on n’aurait certainement pas eu une dynamique révolutionnaire et un changement radicale sans l’initiative et l’action héroïque des mouvements de libération nationale, notamment à partir de 1961 en Angola. 

Vous dites que la thèse léniniste de “l’aristocratie ouvrière”, si je résume : l’idée qu’une partie des améliorations des conditions de vie des travailleurs des pays colonisateurs sont permises par une sorte de rente coloniale, s’applique mal ici. Pourquoi ? 

Le Portugal est un cas un peu étonnant dans le paysage des puissances coloniales. C’est l’un des derniers empires qui, dans les années 1970, ne veut pas lâcher ses colonies, sachant que les autres puissances coloniales ont trouvé les moyens de maintenir leur domination sous des formes nouvelles, et notamment la France à travers la Françafrique mais aussi les transformations des formes de sa domination dans ses possessions dites d’ “outre-mer”.  

Le Portugal veut maintenir coûte que coûte ses colonies et en même temps c’est le pays le plus pauvre d’Europe, sous dépendance des grands capitaux impérialistes étrangers (notamment états-uniens, allemands de l’Ouest, français, britanniques, suédois…). C’est un pays à la fois dominant et sous domination du capital et des grandes puissances impérialistes. Un pays qui par ailleurs présente des indicateurs en toutes matières (économiques, santé, espérance de vie, mortalité infantile, éducation…) de loin les plus mauvais de toute l’Europe : nettement plus mauvais que la Grèce, pourtant très pauvre à l’époque, ou que ceux des pays d’Europe de l’Est. 

Donc la thèse de “l’aristocratie ouvrière” paraît mal adaptée car il n’y a pas de segments larges de la population portugaise qui bénéficient de la colonisation : ni la paysannerie ni la classe ouvrière qui n’avait aucun droit du fait de la dictature, pas de syndicats libres, qui était payée une misère. C’est d’ailleurs ça que venaient trouver les entreprises capitalistes étrangères : une main d’œuvre bon marché, sans droits, sans possibilité de lutter. 

C’est comme ça qu’on peut comprendre le soutien très rapide et spontané de larges pans de la population portugaise lors du 25 avril à l’idée d’un changement de régime, et un assez large soutien à l’indépendance des colonies dont les Portugais pouvaient difficilement saisir les bénéfices qu’eux-mêmes en tiraient. Évidemment, s’ajoutait à cela le fait que de nombreuses familles avaient perdu un enfant lors de la guerre ou que beaucoup de soldats étaient revenus estropiés, que de nombreux jeunes hommes avaient dû s’exiler pour échapper au service militaire, etc. 

Bien sûr il y a le cas spécifique des retornados, les pieds-noirs portugais, qui étaient notamment en Angola et au Mozambique, qui vont revenir au Portugal en masse en 1974-1975 et qui eux vont pousser dans un sens conservateur, vers la droite.

L’autre chose c’est que ça donne des éléments pour comprendre comment des officiers, ce qui n’a pas été souvent vu dans le monde occidental, ont pu se retourner contre le régime et mener des luttes progressistes dans un sens anticolonial, démocratique et même quasi-anticapitaliste, ce qu’on a jamais vu dans le cas de la France coloniale ou de la Grande-Bretagne. 

On a par contre pu voir des secteurs de l’armée jouant un rôle progressiste dans des pays sous domination ou occupation impérialiste comme Nasser en Egypte, Mustafa Kemal en Turquie, ou au Pérou à partir de 1968. Pour le dire autrement, la dépendance du Portugal vis-à-vis du capital étranger impérialiste permet de comprendre pourquoi des secteurs de l’armée qui, a priori, devraient plutôt aller dans le sens du maintien de l’ordre social, ont pu jouer un rôle libérateur sous certains aspects pendant la révolution portugaise. 

LE RÔLE DE L’ARMÉE DANS LA RÉVOLUTION PORTUGAISE

Justement, cette notion de “gauche militaire” c’est quelque chose qui n’est pas une évidence. Au Chili c’est bien l’armée qui a renversé Allende malgré tous les efforts de ce dernier pour tenter de se l’apprivoiser. Comment des idées de gauche voire révolutionnaires ont pu essaimer au sein de l’armée ? 

Il y a deux choses. Il y a cet aspect que je viens d’évoquer puis il y a la logique même du processus révolutionnaire. C’est sans doute vrai pour toutes les révolutions : elles jouent un rôle transformateur très profond. Pas simplement dans l’armée mais dans des secteurs de la population qui pouvaient être très conservateurs voire réactionnaires et qui assez vite peuvent être bouleversés politiquement et prendre des positions diamétralement opposées à celles qui étaient les leurs quelques mois auparavant. C’est quelque chose qu’on a vu dans toutes les révolutions, à commencer par la Révolution française : de larges secteurs de la population sont entraînés par le processus, et l’effervescence sociale aussi bien que l’enthousiasme politique les amènent beaucoup plus loin qu’ils ou elles ne l’auraient imaginé quelques mois auparavant. 

Sous la contrainte des masses, une partie du corps militaire a joué un rôle progressiste. 

L’aiguillon fondamental dans les révolutions c’est l’intervention des masses sur la scène politique. Bien sûr, hors situation révolutionnaire, cette intervention n’est pas inexistante mais elle se maintient à un niveau assez faible et minoritaire. Pendant une révolution, elle prend une ampleur beaucoup plus importante et des formes plus radicales. Sous l’influence de cet aiguillon, donc sous la contrainte des masses, une partie du corps militaire a joué un rôle progressiste. 

Si on écoute les discours de certains généraux, qui en appellent à la révolution et au socialisme, on est assez sidérés rétrospectivement. Eux-mêmes le seraient certainement quelques années avant ou après la révolution. Il y a bien sûr des formes d’hypocrisie, des gens qui adoptent le langage révolutionnaire pour des motifs opportunistes. Les révolutions multiplient les faux-amis. Toute une série d’acteurs sont des révolutionnaires en parole et des antifascistes de la dernière heure : ils se rallient à la révolution pour s’y ménager des positions, des pouvoirs, des privilèges, des rentes, en adoptant les idées du moment quitte à s’en débarrasser quelques mois après si ce n’est plus payant. 

Les révolutions multiplient les faux-amis. Toute une série d’acteurs sont des révolutionnaires en parole et des antifascistes de la dernière heure

Mais tout ne se réduit pas à ça : la révolution transporte et transforme les individus et, au moins pendant un certain temps, on peut être gagné à certaines idées qui auraient paru folles ou radicales trois semaines avant. Je pense notamment à Costa Gomes qui va être président de la République portugaise pendant une bonne partie du processus révolutionnaire, et tenir des discours en faveur du socialisme, pour un pouvoir populaire, etc. Dans des situations révolutionnaires, on a ce genre de choses surprenantes. 

Fait relativement rare : la révolution des œillets n’a été ni pacifique ni non-violente mais elle a toutefois été peu violente, elle a fait peu de morts. Comment ça se fait ? 

Effectivement c’est rare et c’est particulièrement étrange, car on sait que beaucoup d’armes circulaient au Portugal pendant toute la séquence révolutionnaire. Toutes les organisations – pas seulement la gauche révolutionnaire ou l’extrême droite nostalgique du salazarisme – avaient des armes, et par ailleurs on sait le rôle central qu’ont joué les militaires dans la Révolution. 

Le premier moment où il y aurait pu avoir nettement plus de morts, c’est le 25 avril. Le MFA, qui a organisé le putsch, craignait que les appareils du régime réagissent de manière beaucoup plus violente. C’est pourquoi quand ils lancent le soulèvement militaire dans la nuit du 24 au 25 avril, ils prennent possession des radios et disent à la population de rester chez elle. Ce n’est pas simplement pour éviter une intervention populaire et des manifestations, c’est parce qu’ils craignent que beaucoup de gens meurent, que la police politique et des secteurs de l’armée se mettent à tirer sur la foule pour défendre le régime. 

Ce n’est pas ça qu’il se passe car les contradictions étaient telles que le fruit était mûr pour un changement de régime. Très vite les appareils du régime qui auraient pu se rebiffer ont le sentiment d’avoir face à eux des forces trop importantes et préfèrent transiger. Certains vont transiger pour pouvoir fuir, notamment le dictateur Caetano, qui est évacué par le MFA dans un tank hors de la caserne où il s’était réfugié : la caserne du Carmo, en plein centre de Lisbonne, qui va être assaillie à la fois par le MFA et la population lors du 25 avril. Il s’en va en avion le soir même, sans payer pour les crimes qu’il avait commis ou ordonnés quand il était au pouvoir. La grande majorité des caciques du régime vont partir, notamment au Brésil.  

Ces secteurs qui auraient pu s’opposer au putsch ont le choix soit de fuir soit de s’adapter au nouveau cours. Il y a le cas de Spinola, clairement pas un progressiste ni un type de gauche, qui a été sur le front en soutien aux franquistes dans les années 1930, puis en soutien aux nazis sur le front de l’Est face à l’Union soviétique, qui s’est réengagé pendant les guerres coloniales et a été gouverneur de la Guinée… Mais il fait partie de ces généraux qui ont compris très tardivement que ces guerres sont intenables et que, si le Portugal veut maintenir sa domination économique, il faut trouver de nouvelles formes politiques (néo-coloniales). 

Son objectif c’est de faire comme De Gaulle : rompre avec les formes les plus brutalement dictatoriales pour aller vers une sorte de démocratie bonapartiste de type Ve République, très par en haut, avec beaucoup de pouvoir pour l’exécutif et un faible niveau de libertés publiques, et maintenir les anciennes colonies sous la domination portugaise (même en leur accordant un statut d’autonomie voire d’indépendance, comme la Françafrique). Spinola est par ailleurs un membre de l’élite militaire très liée à l’élite économique portugaise et il va être la carte du capital monopoliste portugais après le 25 avril, sur la scène politico-militaire. 

Le capital portugais veut tirer bénéfice de la situation et se dit que l’idéal serait de maintenir une forme de domination économique sur les colonies tout en investissant davantage dans l’espace économique européen qui se constitue dans ces années là à travers la Communauté Économique Européenne (CEE), pour diversifier leurs investissements et améliorer la rentabilité de leur capital. 

Le fait que le régime est lâché par une partie de la bourgeoisie, celle qui se reconnaît dans Spinola et le soutient, est sans doute l’une des raisons qui font qu’il n’y aura que quelques morts le 25 avril. Il y a toutefois la police politique qui se réfugie dans son siège à Lisbonne (notamment pour avoir le temps de brûler une partie de ses archives et dissimuler ainsi l’ampleur de ses crimes) : elle est assaillie par les manifestants et tire sur la foule ce qui fait trois quatre morts et des dizaines de blessés graves.  

Par la suite, pendant le processus révolutionnaire portugais, il y a eu également peu de morts, non pas parce qu’il y aurait un caractère national portugais plus pacifique que d’autres, je ne crois pas du tout dans ce genre d’explications culturalistes. Il y a trois choses qui jouent à mon sens : 

  • Le choix est fait par le MFA, qui est l’acteur hégémonique pendant les 19 mois, d’avoir un traitement très peu répressif des mobilisations. Il empêche les policiers (PSP) et les gendarmes (GNR) de réprimer brutalement les manifestations, occupations et grèves. Ils restent dans leurs commissariats et leurs casernes, ne tirent pas ni ne matraquent la foule. Le MFA crée même une police militaire, le COPCON, pour gérer le maintien de l’ordre mais en réalité celle-ci se retrouve souvent à prendre le parti des manifestants, des grévistes, de ceux qui occupent des logements vides, etc. Donc le nouveau pouvoir décide assez souvent d’appuyer les mobilisations, ce qui paraît assez étrange vu de la France actuelle. 
  • Les organisations de la gauche révolutionnaire disposent d’armes, donc une guerre civile était une hypothèse qui n’avait rien de fantasque. Mais le Parti Communiste portugais fait le choix de ne pas s’engager dans cette voie-là et il s’agit de loin de l’organisation la plus implantée, la plus significative, la seule qui avait la masse critique pour s’engager dans un processus de soulèvement armé. Les partis à sa gauche – maoïstes, marxistes-léninistes, guévaristes ou trotskystes – sont trop faibles politiquement et militairement pour s’engager dans un conflit militaire avec le MFA. Quelques escarmouches éclatent mais de faible intensité. 
  • Les secteurs nostalgiques du salazarisme sont assez vite marginalisés. Leur principale initiative, une tentative de coup d’Etat le 11 mars 1975 sous l’égide de Spinola dont j’ai parlé plus tôt, pour tenter de reprendre le pouvoir dont ils avaient été chassés six mois avant, prend un tour pathétique et ils sont défaits très facilement. Spinola est obligé de s’exiler dans l’Espagne franquiste. Il construit alors une organisation qui va commettre quelques attentats, avec des morts, mais n’a absolument pas les moyens d’aller plus loin. 

Quelles sont les premières grandes mesures économiques prises par le MFA et pourquoi ?

Il faut d’abord rappeler qu’immédiatement après le 25 avril, les capitaines du MFA pensent ne pas avoir les épaules pour exercer eux-mêmes le pouvoir. Ils veulent avoir un rôle dans le processus politique qui s’ouvre pour tenir leurs promesses en termes de programme – l’indépendance des colonies, la démocratie, une sortie de la misère pour la majorité de la population portugaise – mais ils ne veulent pas exercer le pouvoir eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils portent le général Spinola au pouvoir. 

Assez vite, Spinola comprend qu’il n’a pas les rênes de l’armée, que c’est le MFA qui la contrôle dans les faits. Cherchant la confrontation pour obtenir le pouvoir réel, sur la question des colonies comme sur la question démocratique, il est poussé vers la sortie et c’est là que le MFA se retrouve vraiment au pouvoir, à partir de fin septembre 1974. C’est aussi là qu’émergent des divergences entre des lignes qu’on pourrait qualifier de social-démocrates, qui ne pensent pas qu’une remise en cause du pouvoir du capital soit à l’ordre du jour, et des lignes plus anticapitalistes (au minimum contre le pouvoir des grands monopoles capitalistes). 

Il va y avoir des nationalisations massives dans tous les secteurs de l’économie. Elles seront présentées dans la Constitution votée en 1976 comme “des conquêtes irréversibles du peuple portugais”.

Il y a une idée assez commune dans la gauche (aussi bien le PS que le PCP et le MFA), à savoir que l’appareil productif du Portugal est très archaïque, arriéré, largement sous domination du capital impérialiste étranger et qu’il y a besoin d’une phase assez durable de développement économique capitaliste avant de pouvoir imaginer un passage au socialisme. C’est ce qu’on appelle généralement “l’étapisme” : il faut une étape bourgeoise, capitaliste et démocratique avant la rupture anticapitaliste et l’instauration d’une démocratie socialiste. 

Donc entre septembre 1974 et le printemps 1975, le nouveau pouvoir (et notamment le MFA) hésite beaucoup sur l’orientation à prendre en matière économique et sociale. Les choses s’accélèrent suite à la tentative de coup d’Etat de Spinola le 11 mars 1975. Dans la nuit qui suit est organisée ce qu’on va appeler une  “Assemblée sauvage” (ou “Assemblée révolutionnaire”) des principaux dirigeants du MFA, qui décident notamment de la nationalisation complète des banques et des assurances portugaises. Et dans les semaines et mois qui suivent, il va y avoir des nationalisations massives dans tous les secteurs de l’économie. Elles seront présentées dans la Constitution votée en 1976 comme “des conquêtes irréversibles du peuple portugais”. La bourgeoisie se chargera d’ailleurs de rappeler, des années 1980 à nos jours, qu’aucune conquête n’est irréversible tant qu’on demeure en régime capitaliste. 

Les dirigeants du MFA et les principaux partis de gauche (PS et PCP) ne touchent pas au capital étranger, en partie en lien avec le coup d’Etat au Chili : ils veulent éviter à tout prix, y compris le prix du renoncement, une intervention impérialiste directe des Etats-Unis avec une reprise en main des secteurs conservateurs de l’armée et des nostalgiques du salazarisme. Ils ne touchent pas non plus à l’appartenance du Portugal à l’OTAN. À part l’extrême gauche, personne, même pas le PC, ne revendique la sortie de l’OTAN : l’idée est de ne pas bouleverser les grands équilibres entre l’Est et l’Ouest. 

Sur le plan social, on accorde un certain nombre de droits démocratiques, notamment le droit de grève (après la tentative de Spinola de le limiter fortement en août 1974), mais plus largement les libertés d’organisation, d’expression, de manifestation, etc. Toutes choses dont les Portugais avaient été privés depuis les années 1920 et sans lesquelles la lutte était devenue presque purement clandestine. Il y a la fondation progressive de services publics d’éducation et de santé qui font que le Portugal connaît une amélioration des conditions d’existence et de vie presque sans équivalent, avec un pays qui passe d’indicateurs extrêmement mauvais pour rejoindre les standards européens assez rapidement. C’est en partie un legs de la révolution : ce n’était clairement pas le projet des secteurs du capital coalisés autour de Spinola ; ce sont des concessions arrachées à la bourgeoisie portugaise par la classe travailleuse. 

Il faut mesurer qu’on est dans les années 1970 et que le projet d’un capitalisme très réglementé, avec une très forte intervention économique et sociale de l’Etat, est quelque chose qui est alors très consensuel, bien au-delà du Parti Communiste.

Il y a également la réforme agraire : un partage des terres dans les campagnes du Sud de Lisbonne, notamment dans l’Alentejo et le Ribatejo. Le Nord est très différent dans sa structure agraire. Dans le Sud ce sont des grandes propriétés latifundiaires, avec énormément de paysans sans terre et d’ouvriers agricoles qui luttent pour travailler et pour vivre dignement de leur travail, pour le partage des terres ou pour la création de grandes coopératives agricoles. Dans le Nord ce sont des toutes petites propriétés terriennes, avec un très fort morcellement, des gens très miséreux mais très attachés à leurs petits lopins de terre et qui sont en général beaucoup plus conservateurs et attachés à l’Eglise catholique. La réforme agraire, à laquelle le MFA et le PCF étaient très favorables, produit donc davantage ses effets dans le Sud. 

Il faut mesurer qu’on est dans les années 1970 et que le projet d’un capitalisme très réglementé, avec une très forte intervention économique et sociale de l’Etat, est quelque chose qui est alors très consensuel, bien au-delà du Parti Communiste. Ça inclut le Parti socialiste qui est dans un premier temps favorable à une grande partie des nationalisations qui ont lieu, mais même la droite bourgeoise portugaise parle de socialisme et est d’accord pour un certain niveau de nationalisations, ce qui paraît complètement absurde vu nos standards en 2025. En 1974-1975, dans des secteurs de la droite, il est consensuel de penser qu’il faut un fort secteur économique étatique, et pas simplement de protection sociale. Dans le gaullisme on retrouve ce genre de préoccupations. 

Il y a donc la volonté d’aller vers une forme de capitalisme d’État, dont une partie de la gauche pense que ça pourrait ouvrir, dans une deuxième étape, vers le socialisme, c’est-à-dire vers quelque chose qui ressemblerait à un pouvoir des travailleurs sur l’économie et la société. Mais pour certains on sent bien que la vision du socialisme se ramène à une étatisation sans pouvoir des travailleurs, sans autogestion, loin d’une appropriation sociale ou populaire de l’économie, des moyens de production et d’échange.

Pour qualifier le MFA, vous utilisez la notion de Gramsci de “césarisme”. Est-ce que vous pouvez nous expliquer ? 

Oui je parle de césarisme collectif, moins pour désigner le MFA en tant que tel que le type de pouvoir, transitoire et exceptionnel, qu’il va exercer à partir de septembre 1974 et jusqu’en 1976 (pas totalement sans partage puisque les partis politiques vont aussi jouer un rôle),  à bonne distance d’une démocratie de type parlementaire. Généralement le césarisme désigne le pouvoir d’un homme – un César ou un Bonaparte –  s’appuyant sur une légitimité charismatique. Ici c’est une organisation qui joue ce rôle en s’appuyant sur le prestige du 25 avril, associé au fait d’avoir renversé une dictature cinquantenaire.

Généralement le césarisme désigne le pouvoir d’un homme – un César ou un Bonaparte –  s’appuyant sur une légitimité charismatique. Ici c’est une organisation qui joue ce rôle en s’appuyant sur le prestige du 25 avril, associé au fait d’avoir renversé une dictature cinquantenaire.

Le césarisme émerge, nous dit Gramsci (ndlr : intellectuel et dirigeant communiste italien dans les années 1920-1930), lorsqu’aucune des grandes classes sociales fondamentales aux intérêts antagonistes – la bourgeoisie ou la classe travailleuse – n’ont la capacité de s’imposer politiquement l’une à l’autre. Dans le Portugal de 1974-75, la bourgeoisie est très affaiblie par la chute du régime, la fracturation de l’Etat, l’affaiblissement des appareils répressifs et le départ de Spinola. Elle est politiquement très faible, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne disposerait plus du pouvoir économique. 

De l’autre côté, la classe travailleuse connaît une progression, notamment parce qu’elle accroît très fortement ses capacités d’organisation : le Parti communiste passe de quelques milliers de militants à 100 000 un an plus tard, les organisations syndicales connaissent une croissance exponentielle, la gauche révolutionnaire se développe aussi rapidement, etc. Mais ce prolétariat n’est pas en capacité à ce stade – en tout cas il ne le démontre pas pratiquement – de prendre le pouvoir. 

Le césarisme émerge, nous dit Gramsci, lorsqu’aucune des grandes classes sociales fondamentales aux intérêts antagonistes – la bourgeoisie ou la classe travailleuse – n’ont la capacité de s’imposer politiquement l’une à l’autre.

Le pouvoir du MFA émerge sur cet équilibre des forces entre une bourgeoisie affaiblie et un prolétariat qui n’est pas encore capable de conquérir le pouvoir et de transformer la société dans un sens anticapitaliste, socialiste. Gramsci disait aussi que le césarisme pouvait avoir un rôle réactionnaire ou progressiste. Dans les conditions de 1974-1975 le MFA va jouer un rôle progressiste : c’est lui qui permet de marginaliser Spinola et de négocier l’indépendance immédiate des colonies, qu’on n’aille pas vers une constitution de type bonapartiste comme l’avait imaginé Spinola avec un faible niveau de droits démocratiques, c’est lui qui, avec une bonne partie des organisations ouvrières, pousse dans le sens des nationalisations et donc vers la rupture avec le pouvoir des grandes entreprises monopolistiques portugaises. 

L’AUTO-ORGANISATION : UNE DIMENSION PHARE MAIS OUBLIÉE DE LA RÉVOLUTION PORTUGAISE

Ce que votre livre montre c’est que bien que la révolution portugaise ait démarré par une révolution par le haut, depuis l’armée, très vite des formes d’auto-organisation populaires se mettent en place. Comment ça se manifeste concrètement ? 

C’est ce à quoi qu’on reconnaît un processus révolutionnaire ou une situation pré-révolutionnaire : une progression rapide de l’auto-organisation des classes populaires au sens large, qui incluent les travailleurs des villes, pour l’essentiel des ouvriers et ouvrières (qui sont nombreux du fait de l’arrivée de beaucoup de capitaux impérialistes étrangers dans les années 1960 qui ont stimulé l’industrie au Portugal) mais aussi des employé-es (des banques et des assurances par exemple), la paysannerie pauvre (les ouvriers/ères agricoles), les étudiant-es… 

C’est ce à quoi qu’on reconnaît un processus révolutionnaire ou une situation pré-révolutionnaire : une progression rapide de l’auto-organisation des classes populaires au sens large

Pour prendre un point de comparaison : en France ces 10 dernières années la combativité s’est manifestée surtout à travers des manifestations de masse, comme pendant le mouvement sur les retraites, mais avec un faible niveau de grève et même quand il y a des grèves avec un faible niveau d’auto-organisation (peu d’assemblées générales ou peu suivies, généralement pas de comité de grève élu par les travailleurs en grève, etc.). 

Auto-organisation veut dire que les travailleurs dans leurs entreprises prennent le contrôle de leurs mobilisations, créent des comités dans lesquels ils et elles décident. Au Portugal en 1974-1975 on appelle ça des “commissions” (de travailleurs, d’habitants, etc.) dans lesquelles on réfléchit collectivement, on élabore et on décide sur les revendications, les formes de luttes et les méthodes d’action permettant d’obtenir satisfaction. On ne délègue pas tout le pouvoir à un certain nombre de représentants syndicaux non-élus et non-contrôlés par les travailleurs qui vont ensuite négocier avec la direction. Il y a une pratique d’intervention directe, d’auto-activité des travailleurs qui vont en assemblée générale, débattent, votent des propositions, élisent des délégués. 

Auto-organisation veut dire que les travailleurs dans leurs entreprises prennent le contrôle de leurs mobilisations, créent des comités dans lesquels ils et elles décident. Au Portugal en 1974-1975 on appelle ça des “commissions” (de travailleurs, d’habitants, etc.)

On voit cette auto-organisation se manifester dans les entreprises mais aussi dans les quartiers populaires et les bidonvilles. Il y avait beaucoup de bidonvilles dans le Portugal de 1974-1975, notamment à Lisbonne et autour de Lisbonne, à Porto, dans les grandes villes. C’est lié à la misère qu’il y avait à la campagne sous la dictature qui a produit l’émigration de masse vers la France en particulier mais aussi l’exode rural vers les villes et les bidonvilles. 

Dès les semaines qui suivent le 25 avril 1974, dans ces bidonvilles les gens s’organisent, décident collectivement par exemple de prendre possession d’un certain nombre de logements vides, des logements qui viennent tout juste d’être construits ou encore des logements laissés vacants par des cadres de la dictature qui ont fui le pays. Les organisations d’extrême gauche prennent aussi d’ailleurs possession d’un certain nombre de logements pour y installer leurs quartiers généraux, leurs sièges. 

Dès les semaines qui suivent le 25 avril 1974, dans ces bidonvilles les gens s’organisent, décident collectivement par exemple de prendre possession d’un certain nombre de logements vides

Il y a eu un article de Mickaël Correia dans Médiapart l’année dernière pour les 50 ans de la révolution portugaise où on apprend que des crèches qui avaient été créées en 1974-1975 sous une forme auto-organisée existaient encore. On prend possession d’un lieu car la garde des enfants est un enjeu fondamental pour les familles et en particulier pour les mères. On essaye de résoudre collectivement par le bas cette question.

Il y aussi l’auto-organisation dans les campagnes qui progresse énormément à partir de l’été 1975 et qui met en cause le pouvoir des grands propriétaires terriens qui sous-exploitent énormément les terres ce qui crée un sous-emploi énorme pour les ouvriers agricoles qui, toute une partie de l’année, ne travaillent pas et sont privés de revenus. 

Il y aussi l’auto-organisation dans les campagnes qui progresse énormément à partir de l’été 1975 et qui met en cause le pouvoir des grands propriétaires terriens

Le dernier secteur dans lequel se développe l’auto-organisation vers la fin du processus, à l’automne 1975, qui sans doute amène le nouveau pouvoir et notamment l’aile droite du MFA, le PS ainsi que les élites traditionnelles, à reprendre le contrôle : c’est dans l’armée. Jusqu’à l’automne 1975, les soldats ont continué à respecter la discipline militaire et le prestige des capitaines qui avaient fait tomber la dictature et ne ressentaient pas le besoin de former leurs propres comités de soldats. On doit se souvenir que l’un des éléments fondamentaux de la révolution russe, ce sont les soviets de soldats ; sans eux il n’y a pas de révolution bolchevique en octobre.

Une des faiblesses de la révolution portugaise du point de vue socialiste et de la transformation révolutionnaire, c’est le caractère tardif de cette auto-organisation des soldats. Elle arrive en septembre-octobre 1975 où l’on voit la fondation des SUV (Soldats Unis Vaincront) qui se manifestent de manière autonomes vis-à-vis des capitaines et de la hiérarchie militaire, participent à des manifestations avec leurs uniformes et leurs armes, se lient avec les secteurs les plus avancés des mouvements populaires. Ça change la donne car les soldats ont des armes et, s’ils s’auto-organisent dans un sens révolutionnaire, cela pourrait modifier les rapports de forces sociaux et politiques, en donnant plus de consistance au mot d’ordre de “pouvoir populaire” qui était mis en avant depuis des mois par la gauche révolutionnaire. 

Le point culminant de l’auto-organisation, c’est “l’été chaud” (été 1975), qu’est ce qu’on désigne par là ? 

C’est le moment où il y a le plus de récupérations d’entreprises par des travailleurs en lutte car un certain nombre de propriétaires d’usine, effrayés par la dynamique révolutionnaire, fuient alors à l’étranger, ou parce que l’entreprise connaît des difficultés d’approvisionnement ou ce genre de choses. Les salariés reprennent possession de l’outil de travail dans pas mal de secteurs, généralement au départ sur une base défensive, pour continuer à faire tourner l’usine. 

Dans les campagnes du Sud, il y a la reprise des terres aux grands propriétaires terriens qui sont partis en Espagne franquiste ou ailleurs, et des formes d’auto-gestions avancées, de contrôle par les ouvriers de la production, de formation d’unités collectives de production, etc. 

C’est donc un moment de forte polarisation sociale et politique parce que du côté du mouvement révolutionnaire il y a ces initiatives populaires par en bas qui effraient les bourgeois et les petits-bourgeois, et de l’autre côté ça s’agite beaucoup dans le Nord et le Centre du pays contre la gauche et le mouvement communiste. Sous l’influence des élites traditionnelles et de l’Eglise catholique qui avaient soutenu jusqu’au bout la dictature, on prend d’assaut les sièges du parti de gauche. 

Il y a des images d’archives assez incroyables où l’on voit des masses de gens qui viennent brûler des sièges du Parti Communiste dans des villes du Nord, ce qui ressemble au mode opératoire des milices fascistes (dites “squadristes”) dans l’Italie des années 1920, quand elles allaient dans les campagnes ou dans certaines petites villes pour déloger un maire socialiste, brûler une maison du peuple ou l’imprimerie du Parti socialiste, intimider, agresser ou tuer des militants ouvriers (socialistes, communistes ou anarchistes), etc. On a ce genre de scènes qui se multiplient. 

On dit à ces populations que les communistes veulent faire un coup d’Etat, imposer une dictature totalitaire sur le modèle des pays de l’Est, et surtout leur prendre leurs petits lopins de terre. Dans ces campagnes, beaucoup de gens sont très attachés à la petite propriété terrienne et voient le PCP et la gauche révolutionnaire comme une menace existentielle, et cela alimente cette réaction contre-révolutionnaire à partir de l’été et de l’automne 1975. 

Cette révolution a aussi été une révolution paysanne. Est-ce que vous pouvez nous parler de comment les paysans se sont organisés et avec quelles revendications ? 

Leur principale revendication, c’était de donner la terre à ceux qui la travaillent, tout simplement. La chose contre laquelle luttaient le plus les paysans sans terre, les ouvriers agricoles, c’était le sous-emploi : sous la dictature, ils travaillaient quelques mois dans l’année et n’avaient pas le reste de l’année de moyens de subsistance. C’est ce qui faisait que beaucoup de jeunes partaient à la ville s’agglutiner dans les bidonvilles, ou émigraient (notamment vers la France). Leur problème fondamental c’était l’exploitation de la terre, reprendre ces terres pour les exploiter de manière plus productive, avoir du boulot et vivre dignement de son boulot. 

La chose contre laquelle luttaient le plus les paysans sans terre, les ouvriers agricoles, c’était le sous-emploi : sous la dictature, ils travaillaient quelques mois dans l’année et n’avaient pas le reste de l’année de moyens de subsistance.

Le MFA et le Parti Communiste qui veulent moderniser l’appareil de production agricole portugais prennent le parti de la réforme agraire, donc d’un démantèlement de la grande propriété latifundiaire, défendent le partage des terres et les ouvriers sans terre qui occupent les terres. On a une force de maintien de l’ordre (créée à l’automne 74 par le MFA pour suppléer aux forces de répression traditionnelles mais délégitimées par leur rôle dans la dictature), le COPCON, qui est appelé lors des occupations de terres. Or quand les militaires du COPCON arrivent, généralement ils donnent raison non pas aux propriétaires mais aux paysans pauvres : ils n’empêchent généralement pas l’occupation et l’autogestion mais vont dans bien des cas au contraire les soutenir face aux propriétaires terriens pour négocier une solution favorable aux paysans et au développement de la production agricole. 

Ces paysans sont influencés par le Parti Communiste qui est implanté de longue date dans l’Alentejo (principale région agricole du sud). Il y a donc une coalition d’intérêts qui se crée avec le MFA dont l’enjeu est le développement économique. Le résumé du projet du MFA c’était “Démocratiser” (restaurer les libertés démocratiques), “Décoloniser” et “Développer”. Développer était aussi vu comme un moyen de favoriser l’indépendance du pays. Et c’est en partie ce qui s’est passé : la production agricole a progressé assez nettement, notamment dans les secteurs socialisés du Sud, elle s’est rationalisée par l’intermédiaire de la réforme agraire et de l’intervention des paysans pour leurs propres intérêts. 

LA BOURGEOISIE CONTRE LA RÉVOLUTION 

Vous dites que Spinola, qui préside le Portugal dans l’immédiat après révolution, représente la bourgeoisie. Pourquoi la bourgeoisie lâche-t-elle la dictature ? Qu’est-ce qu’elle lui reproche ? 

Elle lui reprochait des guerres coloniales sans fin qui engloutissaient une grande partie des ressources de l’Etat, ce qui fait qu’il n’était pas capable de faciliter le développement capitaliste portugais. Donc pour certains secteurs du capital portugais il y avait un dilemme : maintenir leurs intérêts dans les colonies tout en en finissant avec ces guerres mais en trouvant des nouvelles formes politiques permettant de continuer d’assurer leur mainmise en particulier sur l’Angola et le Mozambique (la Guinée avait moins d’intérêt pour eux). 

Pour certains secteurs du capital portugais il y avait un dilemme : maintenir leurs intérêts dans les colonies, tout en en finissant avec ces guerres, mais en trouvant des nouvelles formes politiques permettant de continuer d’assurer leur mainmise en particulier sur l’Angola et le Mozambique

Par ailleurs, les secteurs les plus internationalisés de la bourgeoisie portugaise avaient la volonté de diversifier leurs investissements et leurs activités, en s’intégrant davantage à l’espace économique européen qui émerge alors et qui va de fait se développer dans les décennies suivantes. 

On sent bien dans une partie de la bourgeoisie que le pays a besoin d’une forme de modernisation sous tous ses aspects et qu’une démocratie de type parlementaire ou libérale n’est pas forcément l’ennemi des intérêts capitalistes, qu’on peut à la fois défendre ces intérêts et avoir une démocratie en partie de façade, obtenir une modernisation du système éducatif permettant d’avoir des travailleurs plus productifs, davantage de ressources de l’Etat pour soutenir le développement capitaliste plutôt que de les consacrer aux dépenses militaires, etc. 

Les secteurs les plus internationalisés de la bourgeoisie portugaise avaient la volonté de diversifier leurs investissements et leurs activités, en s’intégrant davantage à l’espace économique européen

Par rapport aux dictatures fascistes italienne et allemande, la dictature salazariste avait une dimension très réactionnaire, tournée vers un passé mythifié. Salazar ne souhaitait par exemple absolument pas un développement industriel important. Il avait une vision du monde largement empruntée aux milieux traditionalistes de type Action Française : retour en arrière, vision très “archaïque” de la société, très paysanne, très rurale… C’était ça son modèle de société et non pas une société urbanisée, industrialisée, scolarisée, etc. Il a poussé à fond pour refuser l’industrialisation, la scolarisation de masse, etc. 

C’est en raison des guerres coloniales que les capitaux impérialistes étrangers sont beaucoup entrés dans le pays et ont impulsé un décollage industriel qui a créé une nouvelle classe ouvrière, plus jeune et sans les expériences de défaite des générations précédentes, celle précisément qui va faire la révolution de 74-75. Le Portugal avait besoin de recettes fiscales pour soutenir la guerre, acheter des armes, etc. ils ont donc été contraints d’ouvrir leur économie davantage, ce que ne voulait pas Salazar auparavant. Cela a aussi développé de nouveaux secteurs du capital qui aspiraient à autre chose que le statu quo économique qu’avait connu le Portugal pendant les décennies précédentes. 

Vous dites que l’objectif de Spinola – qui va échouer – c’est de mettre en place un régime bonapartiste qui l’aiderait à mater la contestation sociale, et que pour se faire il veut s’inspirer de De Gaulle et de la Ve République. Qu’est-ce qu’on entend par “bonapartisme” et pourquoi la Ve République inspire Spinola ? 

C’est un homme d’armée comme le Général De Gaulle et il se dit qu’il pourrait peut-être avoir le même destin. De Gaulle lui même n’était pas un homme de gauche : il avait été un lecteur assidu du journal de l’Action française, très certainement antisémite, raciste et xénophobe si on suit les déclarations qui lui sont prêtées par son conseiller Peyrefitte. Spinola peut imaginer qu’au Portugal il va pouvoir incarner ce genre de figure : conservatrice, autoritaire mais modernisatrice. 

Le bonapartisme se prête tout à fait à sa vision du monde : derrière des déclarations de façade d’apologie de la démocratie voire même du socialisme, il pense qu’il faut qu’il y ait un chef dans la famille, dans l’entreprise et à la tête de l’Etat, et tant mieux si ce chef est un militaire, et si ce chef c’est lui. Une constitution de type Ve République, présidentielle ou semi-présidentielle, est parfaite car elle accorde beaucoup de pouvoir à l’Exécutif : pouvoir déclarer la guerre sans contrôle du Parlement, pouvoir dissoudre l’Assemblée nationale, pouvoir déclarer l’état de siège ou l’état d’urgence… Tout un ensemble de prérogatives qu’on ne trouve pas en général dans les démocraties strictement parlementaires. 

C’est donc vers ce type de régime qu’il tend ce qui devrait lui permettre deux choses : 

  • imposer par le haut une solution néocoloniale. Sa vision c’est qu’il faut un Commonwealth ou une Françafrique à la portugaise, c’est-à-dire maintenir les colonies africaines sous la domination économique portugaise sans qu’il y ait de domination politique directe. 
  • régler la question sociale au Portugal. Il voit la montée du mouvement gréviste au printemps 74 et veut régler la question par des dispositions juridiques et réglementaires, d’où la loi anti-grève d’août 1974 qui ne sera jamais vraiment appliquée du fait de l’intensité des luttes populaires et de la fracturation des appareils de répression. 

Quel a été le rôle de l’Eglise catholique durant ce processus ?

L’Eglise catholique comme une bonne partie des élites portugaises cherchent à s’adapter au nouveau cours tout en soutenant en sous-main les forces les moins radicales, notamment Spinola dans un premier temps en lien avec le capital monopoliste portugais. Ils vont même à l’automne 1975 développer des formes d’alliances avec le Parti Socialiste, puisqu’il s’agit de discuter avec toutes les forces capables de mettre un coup d’arrêt à la dynamique révolutionnaire. Mais dans un premier temps l’idée est certainement pour eux de laisser passer l’orage, de chercher des relais sur la scène politique, y compris chez des gens qui ne sont pas au départ leur tasse de thé, comme Mario Soares, principal dirigeant du Parti Socialiste. 

L’Église était le principal appareil idéologique du régime : elle était présente dans le moindre village.

L’Église était le principal appareil idéologique du régime : elle était présente dans le moindre village. Le sermon du prêtre le dimanche donnait la ligne de l’Eglise en tant que pilier du régime (avec l’armée et le grand patronat). Donc pendant le processus elle va jouer un rôle contre-hégémonique vis-à-vis du MFA, de la gauche et des mouvements populaires. C’est en partie elle qui, à l’été et l’automne 1975, va orienter les masses populaires, notamment paysannes, du centre et du nord du pays, contre le mouvement révolutionnaire, contre le PCP notamment. 

Mais dans l’Eglise, pendant la dictature comme dans d’autres situations historiques d’oppression, il y a aussi eu des Justes qui ont plaidé pour le peuple, pour la démocratie et contre les guerres coloniales. Il y a des membres de l’Eglise, au niveau le plus bas de la hiérarchie ecclesiastique mais aussi quelques dirigeants (comme l’évêque de Porto Antonio Ferreira Gomes), qui ont critiqué explicitement le régime. Certains ont pris le parti de la révolution, comme il y eut en France des curés du côté de la Révolution française, ou encore des cathos de gauche au PSU et dans l’extrême-gauche en France (c’est sans doute moins le cas aujourd’hui). Sans même parler de la théologie de la libération en Amérique latine. 

LE RÔLE DU PARTI COMMUNISTE ET DU PARTI SOCIALISTE

Le Parti communiste, vous le montrez, joue un rôle assez ambigu et finalement assez conservateur. En allant jusqu’à critiquer la grève et les demandes trop ambitieuses. C’est pas la première fois : on avait vu la même chose en France en 1945 avec Thorez, puis encore en 1968, on l’a vu aussi justement pendant la révolution chilienne, aujourd’hui le PCF est encore dans une phase assez conservatrice. Comment ça se fait, puisqu’on attendrait d’un parti communiste, surtout fraîchement réautorisé, qu’il soit plutôt à l’avant-garde révolutionnaire ? Est-ce que ça provient d’une analyse d’un rapport de force défavorable ? Est-ce que c’est une remontée de la volonté populaire qui ne voulait pas aller plus loin ? Est-ce que c’est une vision qu’on appelle “étapiste” de la révolution ? Ou est-ce qu’il poursuivait son propre agenda ? 

Il y a plusieurs éléments. 

Le Parti Communiste Portugais était au sein des partis communistes européens, avec le Parti Communiste Grec, un des plus stalinisés, un des plus sous la férule de l’Union Soviétique. Son principal dirigeant, un personnage très connu au Portugal, une des personnalités politiques les plus importantes du XXe siècle dans le pays, était Álvaro Cunhal. Il a un aspect héroïque : il a été enfermé un bon bout de temps pendant la dictature avant de s’évader de prison de manière assez rocambolesque avec quelques autres militants et dirigeants communistes. Il a vécu longtemps à l’Est, à Moscou et en République tchèque. Il a été formé politiquement par la ligne stratégique qui était celle des partis communistes depuis les années 1930, celle des “fronts populaires”, qui consistait en une alliance démocratique, anti-monopoliste et antifasciste, avec des secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie contre le grand capital monopoliste.

Le Parti Communiste Portugais était au sein des partis communistes européens, avec le Parti Communiste Grec, un des plus stalinisés, un des plus sous la férule de l’Union Soviétique.

Leur idée c’est ça : face à une dictature fasciste ou juste après la chute de celle-ci il faut faire des alliances avec les partis qui représentent la bourgeoisie pour assurer la transition vers une démocratie bourgeoise qui permettra, dans un second temps, de poser la question du socialisme. Le Parti Communiste Portugais, comme le Parti Communiste Français après 1945, entre donc dans une coalition gouvernementale dans laquelle on retrouve des forces de droite avec lesquelles il ne partage évidemment pas le même projet de société. Il pense qu’il faut consolider les acquis démocratiques et la sortie de la dictature, et ne pas risquer de braquer la petite et moyenne bourgeoisie qui pourrait être tentée par un coup d’Etat pour rétablir le régime antérieur ou établir une nouvelle dictature. 

(Crédit : Por I, Henrique Matos, CC BY 2.5) 

Il y a ensuite ce que tu as dit, “l’étapisme”. L’idée que le Portugal ne serait pas prêt pour une révolution de type socialiste, que ce qui serait à l’ordre du jour c’est uniquement une révolution démocratique bourgeoise. Dans le cas particulier du Portugal, l’appareil productif est archaïque et dépendant des capitaux impérialistes étrangers, ce qui fait que cette phase devrait être durable pour avoir un développement industriel, technique, éducatif, scientifique, politique… Il faudrait avoir une longue phase de démocratie parlementaire permettant au Parti Communiste de se développer avant de prendre le pouvoir et opérer une forme de rupture anticapitaliste. 

Cette ligne, que le parti a théorisée dans des documents stratégiques des années 1960 écrits par Álvaro Cunhal, va se cogner au réel qui n’est pas très étapiste, car le réel ici c’est la lutte des classes. Quelques semaines après le 25 avril, le plus grand mouvement gréviste de l’histoire du Portugal émerge et les travailleurs n’ont pas envie de s’en tenir aux revendications minimales que le PCP met en avant pour ne pas effrayer la petite et moyenne bourgeoisie. On a des travailleurs des grandes, moyennes et petites entreprises qui veulent des augmentations beaucoup plus importantes de salaires, des semaines de congés payés, qui veulent avoir leur mot à dire sur les décisions prises par et pour l’entreprise. Il y a une aspiration, dans des secteurs significatifs notamment des grandes entreprises industrielles (métallurgie, construction navale…) à aller plus vite que ce que considère comme raisonnable le Parti communiste à ce moment-là. 

Quelques semaines après le 25 avril, le plus grand mouvement gréviste de l’histoire du Portugal émerge et les travailleurs n’ont pas envie de s’en tenir aux revendications minimales que le PCP met en avant pour ne pas effrayer la petite et moyenne bourgeoisie.

Dans les campagnes c’est un peu différent : le Parti communiste joue un rôle plus actif et dynamique car il perçoit ces luttes comme ancrées dans cet agenda démocratique. Il ne perçoit pas le partage des terres et la réforme agraire comme un passage au socialisme mais comme une dimension de la révolution démocratique. Ces luttes paysannes s’opposent aux grands propriétaires terriens qui sont une des fractions du capital monopoliste qu’il faut briser en faisant alliance avec des secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie. 

Mais dans les villes, le Parti communiste s’affronte d’emblée, dès le mois de mai 1974 et de plus en plus durement à mesure que la dynamique révolutionnaire se développe, avec des commissions de travailleurs et des organisations d’extrême gauche qui poussent à l’auto-organisation, à des revendications plus avancées, au pouvoir populaire. 

Une des singularités du bolchévisme en Russie c’est de dire, non pas qu’on peut sauter l’étape démocratique bourgeoise, mais que dans les pays dominés par l’impérialisme ou dépendant de l’impérialisme, cette étape tend à fusionner avec l’étape socialiste-prolétarienne.

Il faut noter que la ligne du Parti communiste portugais est alors en rupture avec le parti bolchevique de 1917 dont il se prétend le continuateur car une des lignes de Lénine quand il revient en Russie en avril 1917 c’est précisément de refuser la participation gouvernementale et de stimuler l’opposition populaire au gouvernement de coalition de classe, alors que le Parti Communiste Portugais décide de participer au gouvernement tout le long du processus révolutionnaire, y compris après le coup d’arrêt de novembre 1975 qui le marginalise. Il joue tout au long de la période un rôle de tampon entre les luttes des ouvriers, le MFA et le gouvernement, ce qui était contraire à la ligne des communistes pendant la révolution russe.

Une des singularités du bolchévisme en Russie c’est de dire, non pas qu’on peut sauter l’étape démocratique bourgeoise, mais que dans les pays dominés par l’impérialisme ou dépendant de l’impérialisme, cette étape tend à fusionner avec l’étape socialiste-prolétarienne. Pourquoi ? Car la bourgeoisie de ces pays est trop faible politiquement, trop peu autonome, pour aller au bout des tâches démocratiques. Il faut donc que le prolétariat et ses organisations prennent en charge cette dimension démocratique mais en l’articulant à une dimension anticapitaliste. 

Cette ligne ne sera pas celle du Parti Communiste Portugais alors que, je le dis dans le livre, c’était la seule organisation qui avait l’implantation et la reconnaissance au sein de la classe ouvrière, du fait de son rôle héroïque pendant la dictature, pour mener le prolétariat du Portugal vers une révolution socialiste.   

Après Spinola on a le socialiste Mario Soares. Pire encore que le Parti communiste, on a le Parti Socialiste. Ce que vous expliquez c’est que le Parti socialiste est très à gauche dans le discours, mais va être très conservateur dans la pratique. Concrètement quel a été le rôle des socialistes ? 

Toute révolution multiplie les faux amis. On l’a vu pendant la Révolution française, la Commune de Paris, les révolutions tunisienne et égyptienne… On voit des personnages se retourner une première fois en faveur de la révolution puis une deuxième fois contre la révolution.

Du fait de la dictature, le Parti Socialiste n’existait quasiment plus avant le 25 avril

Du fait de la dictature, le Parti Socialiste n’existait quasiment plus avant le 25 avril, si ce n’est sous la forme de quelques intellectuels et avocats mais sans aucune implantation dans la société portugaise, en particulier dans les classes dominées. Il avait pu en avoir une dans les années 1920 et 1930 mais avait été complètement décimé par la dictature. Il est recréé très tardivement quelques mois avant la révolution avec le soutien du SPD allemand qui va beaucoup appuyer le Parti Socialiste Portugais, y compris financièrement, pendant le processus révolutionnaire. 

Il va coaliser des forces assez hétérogènes. La gauche du PS, assez forte, part précocement (après le 1er congrès de fin 1974), ce qui est peut-être une mauvaise décision stratégique car elle aurait pu batailler en interne et ancrer davantage le parti à gauche. Ce parti va tenir une ligne très à gauche en parole, par exemple quand Soares fait des discours dans la ceinture industrielle de Lisbonne qui est très à gauche. Il se dote d’un programme qui mentionne l’objectif de la société sans classe, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, etc., des choses qu’on ne trouve plus du tout dans la rhétorique socialiste portugaise ou française aujourd’hui. Dans le même temps, dans le Nord, il ne tient pas du tout le même discours. 

La gauche du PS, assez forte, part précocement (après le 1er congrès de fin 1974), ce qui est peut-être une mauvaise décision stratégique car elle aurait pu batailler en interne et ancrer davantage le parti à gauche.

Dans la première séquence de la révolution portugaise, il joue un rôle progressiste sur la question des colonies. Mario Soares en tant que Ministre des affaires étrangères appuie avec le MFA pour l’indépendance des colonies. Mais sur les questions économiques et sociales, face à la dynamique de radicalisation à l’été et l’automne 1975, il se braque sur une ligne qui consiste à dire : il ne faut pas aller plus loin car sinon on va favoriser une réaction et le retour d’une dictature. Il trouve des alliés au sein de l’aile droite du MFA avec la crainte d’un scénario à la chilienne : un coup d’Etat militaire appuyé par les Etats-Unis et la CIA et il faut à tout prix éviter ça. 

Il faut noter que le coup d’Etat au Chili est dans toutes les têtes mais avec deux interprétations différentes. 

  • Celle du PS et du PC est qu’il ne faut pas effrayer la classe dominante : il faut faire du Allende mais en mieux. 
  • Celle de l’extrême gauche et des milieux les plus radicalisés de la classe ouvrière : la défaite est le fait d’avoir trop transigé avec les classes dominantes et les secteurs conservateurs de l’armée au lieu d’avoir poussé l’avantage quand on le pouvait, dans le sens de l’expropriation complète de la bourgeoisie notamment, de la démocratie des travailleurs, par en bas, etc. 

Soares et le PS développent cette ligne d’arrêt de la révolution à partir de la fin du printemps 1975 et vont chercher à restabiliser l’ordre social et politique à l’automne, en se débarrassant des secteurs les plus à gauche de l’armée, en domptant la combativité ouvrière et paysanne progressivement, donc sans opérer comme au Chili avec une contre-révolution sanglante et criminelle mais par une contre-révolution rampante et civile. 

Les rapports de force politico-militaires changent au cours de l’année 1975 : d’un côté il y a la montée des mouvements populaires, mais de l’autre le PS prend l’ascendant politique sur le PCP sur la base de son très bon résultat aux élections d’avril 1975 (où il fait 38% contre 13% pour le PCP). Sur le plan militaire, l’aile droite prend l’hégémonie sur l’idée qu’il faut empêcher les communistes d’imposer une dictature et l’extrême droite de faire un coup d’Etat militaire. Tous ces gens disent qu’il faut le socialisme mais par en haut, de manière très institutionnelle et à pas très lents…

LA RÉVOLUTION PORTUGAISE : VICTOIRE OU DÉFAITE ?

Qu’est-ce qui fait finalement que cette révolution n’a pas pu aller plus loin ? La faute à qui ?

La question à 100 000 escudos ! 

Au niveau de la méthode il faut opérer une forme de raisonnement contrefactuel pour constater que ce qui est advenu n’était pas nécessairement voué à advenir. Il y a eu un échec partiel de la révolution indéniablement : il y a bien eu des conquêtes sociales et démocratiques très importantes pour le Portugal, qui ont considérablement amélioré les conditions de vie des gens, mais on n’est pas allé au socialisme et à une rupture avec le capitalisme. 

 Il y a eu un échec partiel de la révolution indéniablement : il y a bien eu des conquêtes sociales et démocratiques très importantes pour le Portugal, qui ont considérablement amélioré les conditions de vie des gens, mais on n’est pas allé au socialisme et à une rupture avec le capitalisme. 

Un des éléments principaux c’est, à mon sens, l’attitude du Parti Communiste car c’était la force la plus implantée dans la classe travailleuse (paysans pauvres, ouvriers des villes, étudiants…) et capable de transformer fondamentalement la société. Bien qu’il fasse partie du camp révolutionnaire (il se réclame de la révolution et du socialisme, a poussé dans le sens de la décolonisation, des libertés démocratiques, etc.), il a une attitude assez défaitiste et attentiste. Il centre toute son activité sur son auto-construction et la reconstruction des syndicats, et va voir généralement comme une menace l’émergence des commissions de travailleurs dans les entreprises. 

Deuxième élément : la fragmentation énorme de l’extrême gauche. C’est une des plus puissantes d’Europe avec l’extrême gauche française et italienne. Il y a des partis maoïstes, marxistes-léninistes, guévaristes, trotskystes, conseillistes (ndlr : qui prônent le pouvoir direct des conseils ouvriers), autogestionnaires, libertaires, socialistes de gauche… On a toute la gamme. Malgré quelques tentatives à différents moments de se coaliser, chaque formation va développer son propre agenda dans une attitude souvent boutiquière, car chaque organisation s’imagine être l’embryon de l’avant-garde du prolétariat, donc avec la nécessité de se démarquer en permanence d’autres organisations réputées “réformistes” voire “réactionnaires”. 

Les plus significatives, comme le MRPP (Mouvement Réorganisateur du Parti Prolétarien) ou le PRP-BR, cherchent à construire leurs propres coordinations de commissions de travailleurs, chacune dans leurs coins, plutôt que d’arriver à une sorte d’unification des instances d’auto-organisation qui ont émergé dans les entreprises, quartiers populaires et campagnes. C’est pourtant ce qui était arrivé en Russie avec l’assemblée des soviets qui se réunit en octobre 1917. Ici cet émiettement ne permet pas de constituer un pôle alternatif par rapport au PCP puisqu’il y a plein de lignes stratégiques et programmatiques différentes et aucune volonté de les faire travailler ensemble. On assiste même à des batailles rangées, des conflits très durs parfois physiques, entre maoïstes, communistes, guévaristes, trotskistes… 

Le Parti Communiste, contrairement au Parti bolchevik de 1917, n’avait pas une politique d’auto-organisation des soldats mais d’alliance avec les officiers du MFA, ce qui est diamétralement opposé.

Enfin il y a ce qui n’est pas entre les mains du camp révolutionnaire mais qui joue un rôle : dans le Mouvement des Forces Armées (MFA), la gauche militaire perd l’hégémonie au profit d’une aile droite. Les individus ont leur importance dans l’Histoire : Otelo de Carvalho qui a eu un rôle éminent, ne va pas réussir à coaliser et entraîner la gauche militaire notamment par son refus de discuter avec Vasco Gonçalves qui représente une autre frange plus liée au PC. Il va par ailleurs avoir une attitude assez attentiste et conciliatrice au moment de la reprise en main de novembre 1975… Il n’a pas vraiment de stratégie d’ensemble. C’est une figure de référence plus qu’un tribun populaire capable d’entraîner largement autour de lui. Les secteurs les plus à gauche de l’armée sont même enfermés à la fin de l’année 1975.

Le dernier aspect c’est le caractère très tardif de l’auto-organisation des soldats : est-ce lié à un défaut d’intervention des partis politiques de gauche et d’extrême gauche à destination des soldats ? C’est surtout lié au fait que le Parti Communiste contrairement au Parti bolchevik de 1917 n’avait pas une politique d’auto-organisation des soldats mais d’alliance avec les officiers du MFA, ce qui est diamétralement opposé. Si le PC avait eu dès le départ une ligne politique consistant à dire aux soldats : “les capitaines ont lancé une initiative permettant de faire tomber le régime, très bien, mais ne vous fiez pas à eux, ils ont leur propre agenda, constituez vos propres organisations autonomes”, peut-être que le destin de la révolution portugaise aurait été différent et n’aurait pas eu ce dénouement de contre-révolution rampante à partir de la fin de 1975. 

Est-ce qu’il reste certains de ces conquis sociaux aujourd’hui au Portugal ? Comment vit cette mémoire de la révolution ? 

Une grande partie des droits sociaux sont un héritage de la révolution portugaise. Un historien, que je cite souvent, Fernando Rosas, un personnage assez important au Portugal à gauche, dit que la démocratie portugaise porte la marque génétique de la révolution. 

Fernando Rosas en 2022 (Crédit :  Esquerda.net – Comício Almada, jan.2022, CC BY-SA 2.0)

On peut noter deux moments de réappropriation de la révolution portugaise : 

  • le moment d’imposition par la troïka de mesures d’austérité extrêmement brutales sur les pensions et les services publics. Des capitaines d’avril, une partie de la population et des secteurs de gauche ont repris à leur compte l’héritage du 25 avril avec cette idée que c’est quelque chose qu’il faut faire vivre au présent, que c’est la promesse d’une libération sociale et démocratique qui n’a pas été jusqu’au bout. On s’est remis à chanter il y a une douzaine d’années Grândola, Vila Morena, symbole de la révolution portugaise car elle fut diffusée à la radio par les militaires du MFA dans la nuit du 24 au 25 avril comme le signal que le soulèvement militaire avait commencé. Beaucoup de jeunes se la sont appropriée. 
  • Il y a une réappropriation face à l’émergence d’une extrême droite au Portugal. Il était le dernier pays en Europe qui ne disposait pas d’une extrême droite électoralement puissante. Ce n’est plus le cas depuis 5 ans avec l’émergence de Chega (“Ça suffit”) qui a commencé assez bas, qui est parti de zéro, mais a maintenant une cinquantaine de députés et fait presque 20% des voix. Celui-ci s’est fondé à partir de secteurs de l’extrême droite traditionnelle et de la droite – le principal dirigeant c’est quelqu’un qui vient du centre droit libéral, André Ventura, un commentateur sportif. Il a dit, quand ils ont fait 18% des voix, que c’était le moment de régler ses comptes avec le 25 avril. Cette révolution redevient d’actualité du fait de la progression de l’extrême droite, avec sa dimension antifasciste évidente.

Il reste quelque chose à la fois dans les conquis sociaux (services publics, droits sociaux et démocratiques) mais aussi dans une impulsion politique et symbolique, un peu comme les Gilets jaunes ont pu reprendre certains symboles de la révolution française, etc. De même que la révolution de 1848 en France s’inscrivait dans l’héritage de la Révolution française, quand cette dernière s’inscrivait dans l’héritage de la Rome et de la Grèce antiques. 

C’est quelque chose d’assez courant. Le problème est de ne pas se laisser emprisonner par cet héritage, de le faire vivre au présent, de lui donner un avenir plutôt que de mimer des personnages du passé. Mais c’est positif de s’inscrire dans une histoire de luttes de classe, de luttes pour l’émancipation, car précisément le néolibéralisme en tant qu’idéologie efface l’avenir et le passé, nous fait vivre dans un présent perpétuel où l’on ne peut pas se lier à ce que Walter Benjamin appelait “la tradition des opprimés” et apprendre de leurs combats pour se projeter dans une rupture à venir.   

Un entretien réalisé par Rob Grams. Photographies par Farton Bink

Ugo Palheta, Découvrir la révolution des œillets (2024), Éditions sociales, coll. Les propédeutiques, 10 euros, 192 pages 
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Rob Grams
Rob Grams
Rédacteur en chef adjoint
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