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Ça reste en famille : une rentrée littéraire d’héritiers ?


Qu’on l’aime ou qu’on l’évite, la rentrée littéraire est un moment fort de la vie intellectuelle française : décisive pour l’industrie du livre, excitante pour les lecteurs passionnés, elle offre surtout un concentré de ce qui travaille l’imaginaire des auteurs. Or cette rentrée 2025 est marquée par une convergence des sujets traités qui frôle l’obsession : une cascade de récits sur des mères, des pères et des familles. Comment comprendre ce mouvement vers l’arrière ? Entre condition des auteurs, concentration du marché et dégorgement de la psyché d’héritiers, cherchons ses motifs pour mieux y échapper. 

La littérature française passe une sale rentrée : elle a un problème avec sa mère. Avec son père aussi d’ailleurs, mais ça se voit moins. Symptômes ? Manque d’imagination, népotisme, reproduction sociale, plus de désir pour l’autre, parfum de vieux, consistance de carton moisi. Le constat est frappant : les récits sur les mères, les pères et les familles ont tellement contaminé les 484 romans de cette rentrée 2025 qu’il est difficile d’échapper à ces déballages familiaux. Les livres dont on parle le plus portent tous ou presque sur les ascendants de leurs auteurs : Carrère, Mauvignier, Nothomb, Millet, Alikavazovic, Gasnier, Jauffret, de Toledo, pour les mamans / Girard, Berest, Schneider, Passeron pour les papas, etc. Même impression en consultant les recos de l’industrie éditoriale – pardon, la première liste du Goncourt : sur quinze livres sélectionnés, plus de la moitié portent sur des histoires familiales. Le prix qui élira le livre le plus déposé au pied du sapin est pourtant réservé, en théorie, aux « ouvrages d’imagination », ce qui devrait exclure les textes les plus directement autobiographiques, rarement écartés dans la pratique.

Alors bien sûr plusieurs réserves préalables s’imposent. D’abord, la littérature n’est pas seulement une affaire de sujet : ce sont plutôt le style et la manière qui distinguent l’écrivain du gratte-papier. Ensuite, l’impression est exacerbée par le filtre médiatique car nombre d’ouvrages de la rentrée portent sur d’autres thèmes, et il est tout à fait possible de trouver de très bons romans d’imagination ou faisant entendre des voix originales. Enfin, ce constat ne préjuge pas de la qualité des livres concernés, qui vont du très mauvais au très bon : l’objectif n’est pas ici de disqualifier tout roman portant sur la famille ou l’intime. Au contraire, de très grands textes sont inspirés par les ascendants de leurs auteurs, de Vallès à Duras, de Kafka à Ernaux, et bien d’autres.

Un imaginaire privatisé

Il n’empêche, le constat est assez marquant pour que certains s’insurgent, à l’image d’Arnaud Viviant lors la première émission du Masque et la plume consacrée à la rentrée littéraire le 24 août 2025 contre tous « ces tombeaux pour Papa et Maman ». D’autres, comme les libraires Marie-Rose Guarniéri et Brindha Seethanen, vont jusqu’à évoquer un sentiment de « repli » chez les lecteurs, ainsi qu’un manque de curiosité pour des textes qui ne miseraient plus sur l’imaginaire.  

Écrire sur sa famille n’a rien de nouveau dans l’histoire littéraire, mais pourquoi un tel afflux ? Manque d’inspiration ? Repli sur l’intime dans un monde qui va mal ? Nouvelle mode après les exofictions (catégorie de romans inspirés de la vie d’un personnage réel) ou les récits de transfuges de classe ? 

Ce qui devrait nous intéresser ici, c’est chercher à comprendre ce qui nous conduit à cette contagion, et savoir si la malade a des chances de guérison – même si nul ne guérit de son enfance, comme chacun sait. Car il faut (au moins un peu) s’en inquiéter : la littérature n’est pas une sphère étanche, éloignée de notre vie quotidienne et sociale. Ce n’est pas non plus un luxe pour CSP+, en témoigne le dernier baromètre du CNL 2025 Les Français et la lecture : on constate certes un écart dans les pratiques de lecture entre catégories socio-professionnelles (CSP), mais cet écart reste relativement limité : les lecteurs réguliers représentent 53% des CSP+ (cadres et professions intellectuelles supérieures, chefs d’entreprises, ingénieurs et métiers à revenus importants) contre 45% des CSP- (ouvriers, employés, personnes à revenus moyens ou faibles), ce qui est significatif mais pas écrasant compte tenu de l’écart potentiel dans les conditions matérielles de vie et les difficultés d’accéder à la culture. Il faudrait cependant affiner le constat et identifier les pratiques par catégorie sociale, notamment concernant la lecture de romans français contemporains. 

Au-delà de ces constats liminaires, la littérature est surtout le lieu privilégié d’expression d’un imaginaire collectif, de l’esprit d’un temps. Et si l’imaginaire est privatisé ou corseté, alors le réel a de mauvais jours devant lui. Si même nos romanciers ne peuvent imaginer d’autres mondes, comment rêver une autre société ? 

Un problème d’offre

Pour comprendre l’origine du problème, il faut d’abord se rappeler que l’économie du livre est une économie de l’offre, du prototype : je n’ai pas envie d’un livre avant qu’il n’existe, et c’est aux auteurs et aux éditeurs de proposer les textes qui, peut-être, feront naître des besoins que je ne pensais pas avoir. C’est pour cela que la politique française du livre vise, depuis les années 1980, à favoriser une diversité d’offre, notamment par le soutien aux librairies indépendantes protégées par le prix unique du livre. Cherchons donc l’origine du problème du côté de l’offre. 

Or de ce côté-là, on pourra d’abord se dire que le milieu littéraire se fait le reflet d’une France figée par l’héritage, où la « roue de la fortune » ressemble de plus en plus à une pyramide de Ponzi : aucune raison que l’accumulation du patrimoine se limite à la pierre ou au portefeuille boursier, on sait depuis longtemps que le capital culturel et social joue autant, sinon plus, pour délimiter les frontières sociales et drainer richesse et pouvoir vers le haut. 

D’ailleurs les héritiers se comptent de si longue date dans la sphère intellectuelle et littéraire française que les « nepo babies » des lettres ont passé l’âge de lire Oui-Oui quand on pense aux têtes de gondole que sont Justine Lévy, Raphaël Enthoven, Emmanuel Carrère, ou Sylvain Tesson. Qu’on se rassure, la pratique a de beaux jours devant elle avec Marie Modiano, Clara Ysé ou Ambre Chalumeau. Et ne nous lançons pas dans un inventaire de l’origine sociale des auteurs et autrices publiés : il ne faudrait pas longtemps pour démontrer que les enfants de CSP+ seraient outrageusement dominants et que le mérite en art n’a pas plus de place que sur Parcoursup. Les récits de transfuges de classes, offrant un appel d’air à quelques auteurs choisis, avaient relativisé un temps ce constat, avec les limites déjà évoquées dans Frustration (justification d’une pseudo méritocratie, culpabilisation de ceux qui n’ont pas connu ces parcours, etc) avant que tout ne rentre en ordre, même s’ils sont loin d’avoir disparu comme en témoigne La bonne mère de Mathilda di Matteo en cette rentrée. 

L’explication est simple, et au risque d’asséner des évidences rappelons qu’écrire demande des ressources peu accessibles à ceux qui appartiennent aux catégories dominées socialement, en particulier du temps libre, et surtout un accès à un réseau de relations sociales tissé autour des éditeurs et du milieu littéraire. Certes, les exceptions n’en sont que plus belles et plus éloquentes, comme le A la ligne de Joseph Ponthus publié en 2019, rare évocation poétique des ouvriers d’abattoirs. Mais en dehors de ces cas ou de quelques romans « témoins » qui permettent surtout au milieu de se donner bonne conscience, peu de salut. 

Profitons-en pour rappeler que les auteurs ne bénéficient pas du régime de l’intermittence, et que leur situation économique reste profondément précaire et déséquilibrée, en particulier face aux éditeurs qui contrôlent l’entrée sur le marché et l’accès au public (par les dépenses de marketing, l’accès aux médias et aux librairies, etc), et se taillent en conséquence la part du lion sur les droits issus des livres vendus.  

Comment faire fructifier sa rente mémorielle

Et que font tous ces héritiers ? Comme les grandes familles du CAC40, ils exploitent et font fructifier leur rente, mémorielle celle-là. Contrairement à Proust, qui écrivait dans Le Temps retrouvé qu’ « il n’est pas un nom de personnage inventé sous lequel [l’écrivain] ne puisse mettre soixante noms de personnages vus », l’autofiction de point Relay se contente ici d’un seul ou d’une seule, à l’image de Raphaël Enthoven et Justine Lévy qui construisent une œuvre « romanesque » sur leur papa, leur maman, eux-mêmes et leurs ex, sans perdre un accès large et régulier aux étals des libraires et aux colonnes des magazines. 

On ne sait plus très bien s’il s’agit encore de littérature, et le sommet du mélange des genres est atteint quand Emmanuel Carrère, unanimement salué et gâté par les grands médias en cette rentrée pour son Kolkhoze (article fleuve dans Le Monde, matraquage d’éloges sur l’audiovisuel public …) est invité à la matinale de France Culture avec … sa sœur Marina pour évoquer ensemble le souvenir de leur maman, Hélène Carrère d’Encausse, déjà saluée par un hommage national aux Invalides, tranquilles, pendant que le français de base va déposer ses enfants à l’école avant d’aller charbonner. A-t-on vraiment demandé à subir ça ? 

Il faut aussi remarquer que toute rente mémorielle est bonne à prendre : on ne se trompe jamais en parlant de ses parents. De la même manière que les héritiers de grandes industries dédaignent rarement les dividendes accumulés par leurs ancêtres, les héritiers littéraires font leur beurre de tout lait, peu importe sa couleur. Ça fonctionne à l’admiration, comme chez Anne Berest qui raconte dans Finistère sa volonté de trouver sa place dans une lignée d’hommes brillants (grand-père maire de Brest, père polytechnicien …), ou chez Jakuta Alikavazovic qui évoque dans Au grand jamais sa mère, « poétesse acclamée dans son pays ». Idem chez Vanessa Schneider qui décrit dans La Peau dure un père « à la fois singulièrement libre et redoutablement égoïste ». 

Mais ça fonctionne encore mieux quand on se retourne contre ses aïeux et qu’on sort le linge sale, car l’écrivain malin sait qu’il faut un peu en mettre sur la table pour vendre. On le voit en cette rentrée avec le Maman de Régis Jauffret qui promet une « confrontation violente » avec une « mère coupable », qui lui a quand même offert « une enfance heureuse dont il a gardé un lumineux souvenir ». Belle promesse … Idem chez Catherine Girard qui écrit dans In violentia veritas l’histoire de son père accusé d’un triple meurtre. On pourrait multiplier les exemples à l’envi, et citer encore les romans portant sur des parents suicidés ou absents, comme les textes de Catherine Millet et Reine Bellivier. Chacun d’eux donnera raison à Tolstoï, qui écrivait que « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. »

Concentration des éditeurs, concentration des idées ? 

Les auteurs aiment donc parler d’eux, quoi de plus normal, et l’autofiction puis l’exofiction ont, depuis des décennies, habitué le milieu littéraire à ces histoires de famille, racontées avec plus ou moins de talent, qu’elles soient mises au service d’un projet littéraire (Christine Angot, Edouard Louis) ou simple ressource publicitaire (les coupables se reconnaitront). 

Mais comme on le disait plus haut, au-delà de cette matière première, l’offre est raffinée, marketée et diffusée par les éditeurs, qui contrôlent l’essentiel de l’accès au marché, pour de bonnes et de mauvaises raisons. Or le secteur de l’édition est lui-même concentré dans des proportions massives, qui laissent peu de place aux éditeurs indépendants donc à l’émergence de nouvelles voix plus originales. 

Les grands groupes dominants Madrigall, Hachette ou Editis sont – et ce n’est pas leur faire injure que de le constater – d’abord guidés par des logiques économiques et commerciales, qui ne les poussent pas à la prise de risque. Intervenant dans un environnement concurrentiel qui excède le cadre national, ils ont bien plus intérêt à miser sur des auteurs connus, assurant des ventes et des revenus réguliers, indispensables pour assurer le fonds de roulement et la rentabilité d’entreprises de ce calibre. Dans ce contexte, mieux vaut tabler sur des livres qui sauront parler au public en le prenant par les sentiments, à l’image de La Collision de Paul Gasnier, inattaquable roman sur la mort tragique de sa mère, que l’arsenal marketing de Gallimard autant que le statut de journaliste à Quotidien de son auteur ont transformé en objet incontournable de cette rentrée. 

Les conditions matérielles qui entourent la naissance et la diffusion des romans ne sont pas sans incidence sur les contenus : on relèvera que la volonté de consolider et préserver un héritage économique s’accompagne chez les géants de l’édition comme ailleurs, d’un certain penchant à droite de ces maisons, récemment documenté dans les pages et blogs du Monde Diplomatique

Enfin, peut-être les éditeurs sont-ils d’autant plus sensibles aux récits familiaux que l’édition est parfois elle-même une affaire de famille : les Gallimard en sont un exemple éclatant, si soucieux de l’image de leur lignée qu’ils confient à un auteur maison, membre du comité de lecture et figure influente de la critique littéraire, Pierre Assouline, le soin d’écrire la biographie irréprochable du fondateur Gaston Gallimard. On notera aussi la succession à la tête des Éditions de Minuit d’Irène Lindon, fille du fondateur Jérôme, jusqu’au rachat par Madrigall en 2022. 

Alors au vu de ce qui précède, quel salut pour les romans français ? Sommes-nous condamnés à lire ad nauseam ces histoires de famille ? 

Sortons des tombeaux

Faisons le pari de l’optimisme et explorons quelques raisons d’espérer.  

La première piste pourrait nous conduire à penser que, déçus par l’offre, nous pouvons faire confiance à la demande. Les lecteurs ne sont pas aussi bêtes ni dénués de goût qu’on veut le faire croire, et à force de manger des récits de papa-maman ils ont de grandes chances de se lasser. Malgré l’insistance du milieu de la critique et des éditeurs à leur faire admirer ces monuments aux morts, on peut se convaincre qu’ils méritent mieux et qu’ils veulent mieux. L’appel à des jurys plus ouverts permet de le constater, à l’image du Goncourt des détenus qui a récompensé l’an dernier Madelaine avant l’aube, un roman de Sandrine Collette, sociologue de formation qui raconte la révolte de paysans contre une soumission ancestrale. 

Deuxièmement, il ne s’agit nullement de disqualifier le récit littéraire de l’intime ou de soi : c’est aussi un espace politique à conquérir et revendiquer, qu’une forme de radicalité permet de voir sous un autre jour. Christine Angot, Constance Debré ou Neige Sinno, parmi d’autres, l’ont prouvé avec force, en utilisant la littérature comme une arme très efficace pour révéler et disloquer des formes d’oppression patriarcale. 

Troisièmement, il existe des voies d’échappement, fort heureusement : de nombreux auteurs faisant le pari de l’originalité et de la sincérité expriment une voix qui leur est propre et sans faire de la littérature à sujet. Laura Vazquez, Claro, Marc Graciano ou Céline Minard en font partie, mais beaucoup d’autres mériteraient d’être cités. Ils émergent souvent grâce au flair et à la prise de risque d’éditeurs indépendants. Chacun est libre de les découvrir en explorant les rayons de la librairie la plus proche et en s’écartant des recommandations des grands journaux et magazines. 

Enfin, gardons à l’esprit que la rentrée littéraire est un moment particulier, une bulle gonflée par les enjeux économiques qu’elle représente pour le secteur du livre. La création littéraire ne vit pas que dans ce moment, ni dans ces seuls romans, ni d’ailleurs seulement dans le roman de manière générale : la poésie et le rap sont d’autres espaces laissant place à des voix parfois plus inspirées, où l’usage esthétique du langage se renouvelle peut-être davantage. A chacun de trouver son compte en suivant ses envies, sans être dupe des mécanismes à l’œuvre, et sans laisser aux héritiers le monopole de la création ni du bon goût. 

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Swann Paul
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