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Médias : faut-il un millionnaire pour se libérer des milliardaires ?

L’ex-patron de l’industrie chimique multimillionnaire Olivier Legrain, auteur, avec Vincent Edin, d’un livre sur l’emprise médiatique des milliardaires (Sauver l’information, publié le mois dernier) a donné une interview très instructive à StreetPress. Dans cet entretien, il est annoncé qu’il finance une bonne partie des médias indépendants de gauche (ce que certains, depuis sa publication, contestent ou minimisent), ainsi que les futurs locaux de “la maison des médias” qui visent à concentrer tous ces journalistes (à Paris bien sûr), et qu’il voudrait que tout cela débouche sur “une holding” avec des “filiales”, un “comité de direction” avec les “différents patrons” et une “mutualisation des fonctions support”. Sa recette est simple : pour concurrencer le pouvoir et les importants capitaux dont disposent les nombreux médias de droite, il faudrait une concentration des médias de gauche. Exprimée de façon provocante par Legrain, qui nous interpelle (le titre de l’entretien est “les médias indépendants sont condamnés à s’unir”, il y exprime qu’il n’y a “pas d’autres solutions”), cette idée est aussi portée par un certain nombre de nos lectrices et lecteurs, qui nous demandent parfois “à quand un grand groupe de médias de gauche” ? A Frustration nous trouvons cette idée suicidaire et nous n’y participerons jamais. On vous explique pourquoi et surtout on profite de cette occasion pour vous exposer notre vision de l’avenir des médias indépendants, dans un contexte de fascisation politique et de brutalisation de la classe bourgeoise. 

« Ce qu’il faut faire, je l’ai dit des dizaines de fois, c’est créer un groupe qui rassemble les médias indépendants : la filiale StreetPress ferait ça, la filiale Reporterre ferait autre chose, la filiale La Déferlante avancerait dans sa direction… On aurait une quinzaine de filiales et une holding au-dessus, qui mutualiserait les fonctions support. Le comité de direction serait composé des patrons de chacun de ces médias. Il y aurait moins de souplesse, mais plus de moyens financiers et donc de force de frappe. C’est ce que j’ai fait dans l’industrie. J’ai mutualisé les coûts et ai été chercher du financement pour tout le groupe. »

Olivier Legrain, Streetpress, 13 juin 2025

D’où vient la fortune d’Olivier Legrain ?

Multimillionnaire de l’industrie chimique, passé par les mastodontes Lafarge puis Materis, Olivier Legrain s’inscrit dans la lignée bien connue des capitalistes français : sa fortune ne vient pas d’un génie particulier, mais d’une capacité redoutable à extraire de la richesse du travail des autres. Lui-même reconnaît disposer de “dizaines de millions d’euros sur son compte en banque”. Tant mieux pour lui — mais cela ne fait pas de lui un interlocuteur légitime sur ce que devrait être la presse indépendante. Nous ne sommes pas là pour apaiser les consciences tourmentées de la grande bourgeoisie : la lutte des classes n’est pas une affaire de morale individuelle. Et dans cette lutte, Olivier Legrain n’est pas de notre côté. L’histoire de la construction de sa fortune le prouve. Elle illustre à la perfection le modèle capitaliste d’aujourd’hui : un homme parti de la technostructure de Lafarge, et gagnant autour de 100 millions d’euros grâce à une série de LBO (leveraged buy-out), ces opérations de rachat par endettement qui accentuent l’utilisation des entreprises comme leviers de fortune privée, en maximisant l’exploitation du travail. 

Olivier Legrain est un homme parti de la technostructure de Lafarge, et gagnant autour de 100 millions d’euros grâce à une série de LBO (leveraged buy-out), ces opérations de rachat par endettement qui accentuent l’utilisation des entreprises comme leviers de fortune privée, en maximisant l’exploitation du travail. 

Petits retours sur les faits : au début des années 2000, la branche « matériaux de spécialité » de Lafarge — englobant peintures, mortiers et adjuvants — est scindée pour devenir une entité autonome. Olivier Legrain, alors responsable de cette division, organise sa reprise sous forme d’un LBO (rachat à effet de levier) avec le soutien d’un consortium de fonds (CVC, Carlyle, Advent). Il s’agit à l’époque du plus gros LBO jamais réalisé en France, pour un montant de 890 millions d’euros. L’entreprise ainsi constituée, baptisée Materis, fera l’objet de trois opérations successives de LBO entre 2001 et 2006. Legrain en conserve à chaque fois la direction. 

Le fonctionnement d’un LBO peut se résumer ainsi : un groupe d’actionnaires souhaite racheter une entreprise sans engager beaucoup de fonds propres. Pour cela, ils créent une société intermédiaire, appelée holding, qui emprunte la majeure partie de la somme nécessaire au rachat. Une fois l’entreprise achetée, ce ne sont ainsi pas les actionnaires qui remboursent cette dette avec leur argent. Ce sont les bénéfices de l’entreprise rachetée qui sont utilisés pour cela. Chaque année, une partie des profits générés est remontée à la holding sous forme de dividendes, et cette holding s’en sert pour rembourser l’emprunt initial. Or, ces bénéfices ne tombent pas du ciel : ils sont produits par le travail quotidien des salariés. Autrement dit, ce sont eux — sans avoir été consultés — qui, par leur labeur, génèrent les richesses servant à financer le rachat de leur propre entreprise, qui sera ensuite revendue au seul bénéfice des actionnaires, dont Olivier Legrain en l’occurrence. À chaque LBO, un nouveau montage du même type est réalisé, qui permet aux actionnaires d’empocher la plus-value.

Le dernier des trois LBO, réalisé en 2006, installe le fonds Wendel comme actionnaire majoritaire de Materis à hauteur de 75 %. Le quart restant du capital de Materis est à l’époque attribué à quelque 700 salariés et cadres sur un effectif total de près de 10 000 à son apogée. Voilà la réalité derrière la formule de StreetPress “L’ancien capitaine d’industrie a fait fortune en rachetant avec d’autres salariés”. Legrain se rémunère grassement au passage : « Les managers de Materis, une ancienne filiale de Lafarge spécialisée dans les peintures, se sont partagé 300 millions d’euros en vendant une deuxième fois l’entreprise en 2006. Son PDG, Olivier Legrain, aurait touché pour lui seul une petite centaine de millions », écrit Mediapart à l’époque. Wendel est l’un des instruments les plus emblématiques du capitalisme patrimonial français. Longtemps dirigé par Ernest-Antoine Seillière – baron, héritier de la dynastie Wendel, ancien président du Medef, condamné pour fraudes fiscales -, le groupe Wendel s’est reconverti à partir des années 1980 en société d’investissement boursière. Ce n’est donc pas un industriel que Legrain accueille à ses côtés, mais un fonds structuré par et pour une classe possédante multigénérationnelle, spécialiste des montages à effet de levier. Le partenariat qu’il vante alors dans les documents financiers comme « porteur d’ambition et de stabilité à long terme » s’inscrit en réalité dans une logique structurée autour de la rente financière. 

Voilà la réalité derrière la formule de StreetPress : “L’ancien capitaine d’industrie a fait fortune en rachetant avec d’autres salariés.” Legrain se rémunère grassement au passage : « Les managers de Materis, une ancienne filiale de Lafarge spécialisée dans les peintures, se sont partagé 300 millions d’euros en vendant une deuxième fois l’entreprise en 2006. Son PDG, Olivier Legrain, aurait touché pour lui seul une petite centaine de millions », écrit Mediapart à l’époque.

En 2011, au plus fort de la période où Materis était sous contrôle de Wendel, Olivier Legrain, dans une communication aux investisseurs, salue avec enthousiasme la croissance des profits: « Materis a fait preuve de résilience. […] Les résultats de 2011 devraient être de bonne qualité grâce à une croissance supérieure aux prévisions […]. La marge d’EBITDA est restée parmi les plus élevées du secteur. » Par la suite, Wendel, en bon investisseur, prépare sa sortie. En 2015, Materis est « revendue à la découpe » : ses différentes branches (peintures, mortiers, etc.) sont séparées et cédées individuellement, maximisant la valeur extraite. Entre 2013 et 2015, les principales filiales du groupe — toutes issues de l’ancienne division Matériaux de spécialité de Lafarge — sont revendues séparément : ParexGroup à CVC Capital Partners, Chryso à LBO France (pour 290 millions d’euros), Kerneos à Astorg Partners (pour 619 millions d’euros), et enfin Materis Paints, rebaptisé entre-temps Cromology, à DuluxGroup pour un montant total de 1,2 milliard d’euros. Entre l’acquisition de 2006 et la revente, Wendel aura quasiment doublé sa mise initiale.  Ce découpage méthodique lui permet de maximiser la valorisation de chaque actif en l’isolant et son effet stratégique est clair : il signe la disparition pure et simple de Materis comme entité industrielle unifiée. Ce qui avait été présenté comme un projet d’indépendance entrepreneuriale devient, au final, un processus d’extraction de valeur découpée en tranches. Olivier Legrain, déjà largement rémunéré lors de la revente partielle de 2006, a pu, selon toute vraisemblance, bénéficier à nouveau d’un montant substantiel, même si aucune source publique ne vient le confirmer. 

Ce qu’Olivier Legrain daigne donner ou prêter aux médias indépendants a été pris aux salariés qu’il a exploités pendant sa vie d’actionnaire et de dirigeant d’entreprise. Les dons philanthropiques ne compensent pas les dividendes prélevés, les pressions sur l’emploi et les salaires, les dominations managériales supportées. Ils les prolongent d’une autre manière, en ajoutant au capital une patine morale. 

L’image altruiste que se donne aujourd’hui Olivier Legrain peut-elle réellement faire oublier la manière dont sa fortune a été constituée ? Ce qu’il daigne donner ou prêter aux médias indépendants a été pris aux salariés qu’il a exploités pendant sa vie d’actionnaire et de dirigeant d’entreprise. Les dons philanthropiques ne compensent pas les dividendes prélevés, les pressions sur l’emploi et les salaires, les dominations managériales supportées. Ils les prolongent d’une autre manière, en ajoutant au capital une patine morale. 

Actionnaire et mécène de médias indépendants

C’est même au nom de sa fortune qu’Olivier Legrain devient fréquentable. Interviewé, écouté, promu, édité : son avis sur “la presse” pèse, parce qu’il est en mesure de lui donner de l’argent. Voici ce que nous dit StreetPress : “Il rencontre les fondateurs des médias Reporterre et Basta!, et décide de les soutenir. L’année suivante, il entre au capital des Jours, aux côtés de l’homme d’affaires Xavier Niel ou du journaliste et animateur Marc-Olivier Fogiel. En une décennie, Legrain finance tous azimuts : du titre féministe La Déferlante, au média punk anarchiste Mouais, en passant par Politis – à qui il a accordé un prêt –, Le Média à l’époque de Denis Robert, Blast, Le Poing (Montpellier), Media Coop (Clermont Ferrand), le défunt Ravi (Marseille), Vert ou encore StreetPress (dont il détient 2,4 pourcent des parts depuis l’automne dernier, ndlr), et la liste n’est pas exhaustive.”

“Il rencontre les fondateurs des médias Reporterre et Basta!, et décide de les soutenir. L’année suivante, il entre au capital des Jours, aux côtés de l’homme d’affaires Xavier Niel ou du journaliste et animateur Marc-Olivier Fogiel. En une décennie, Legrain finance tous azimuts : du titre féministe La Déferlante, au média punk anarchiste Mouais, en passant par Politis – à qui il a accordé un prêt –, Le Média à l’époque de Denis Robert, Blast, Le Poing (Montpellier), Media Coop (Clermont Ferrand), le défunt Ravi (Marseille), Vert ou encore StreetPress (dont il détient 2,4 pourcent des parts depuis l’automne dernier, ndlr), et la liste n’est pas exhaustive.”

Streetpress, 13 juin 2025

Depuis, plusieurs médias indépendants nous ont précisé qu’il ne s’agissait pas selon eux de “financement” mais plutôt d’aide ponctuelle. La formulation de Legrain et Streetpress semble en partie erronée : certains étaient en difficulté, parfois complètement acculés, et un riche bienfaiteur leur a proposé de l’aide ponctuelle en les assurant qu’il ne réclamerait pas de contrepartie, comme l’explique le média anarchiste Mouais dans un communiqué. Pour les plus gros comme Blast, l’apport de Legrain, qui a été également ponctuel, en 2021, est très faible en proportion de leur budget global. Mais quelques années plus tard, Legrain les affiche dans son bilan de philanthropie pour légitimer sa prise de parole et ses préconisations : il y a entourloupe. Car l’ensemble de ces aides présentées comme désintéressées lui permettent tout de même de s’ériger en porte-parole de ce que devraient être les médias indépendants. S’il n’avait pas d’argent, il n’aurait pas autant la parole, puisqu’il n’est ni journaliste ni spécialiste des médias.

Legrain est aussi à l’initiative de la “Maison des médias libres”, un lieu qui ambitionne de regrouper les journalistes indépendants sous un même toit, bien sûr à Paris – la concentration géographique du monde médiatique français, que nous dénonçons régulièrement et qui explique une partie de sa déconnexion sociologique, n’étant jamais questionnée par Legrain et Edin dans leur livre qui évoque le projet : Paris est une évidence. 

Depuis, plusieurs médias indépendants nous ont précisé qu’il ne s’agissait pas selon eux de “financement” mais plutôt d’aide ponctuelle. La formulation de Legrain et Streetpress semble en partie erronée : certains étaient en difficulté, parfois complètement acculés, et un riche bienfaiteur leur a proposé de l’aide ponctuelle en les assurant qu’il ne réclamerait pas de contrepartie… Mais quelques années plus tard, Legrain les affiche dans son bilan de philanthropie pour légitimer sa prise de parole et ses préconisations : il y a entourloupe. 

Olivier Legrain a un positionnement politique typique de la bourgeoisie sociale-démocrate : ce qui compte avant tout, c’est l’élection. C’est pourquoi il a organisé des dîners de la gauche non mélenchoniste, conseille et soutient François Ruffin et est un initiateur de la primaire de gauche. Il aurait financé la tristement célèbre primaire populaire à hauteur de 400 000 euros (pas le meilleur investissement du monde, pour le coup). Comme beaucoup de gens de la bourgeoisie de gauche, il pense que Jean-Luc Mélenchon fait peur ; qu’il ne gagnera jamais ; qu’il faudrait donc une gauche recentrée, raisonnable, unie — mais sans Mélenchon, et sans l’extrême gauche. Ce schéma est révélateur : pour Legrain, le problème de la gauche serait la désunion. Et de la même manière, le problème des médias indépendants serait leur dispersion. C’est une lecture que nous ne partageons pas. Pour nous, l’élection n’est pas le cœur de la politique, et si LFI a percé, c’est justement en rompant avec cette gauche tiède et macron-compatible que Legrain rêve de ressusciter.

Olivier Legrain a organisé des dîners de la gauche non mélenchoniste, il conseille et soutient François Ruffin et est un initiateur de la primaire de gauche. Il aurait financé la tristement célèbre primaire populaire à hauteur de 400 000 euros.

Est-ce que ce positionnement politique est un problème en ce qui nous concerne, ici l’indépendance de ces médias ? Nous sommes bien obligés de noter une contradiction profonde. Partout, les médias critiques soulignent que l’indépendance éditoriale est menacée par l’orientation politique de leurs financeurs ou dirigeants. Mais lorsqu’il s’agit d’Olivier Legrain — ex-patron de l’industrie chimique, faut-il le rappeler —, cela ne poserait plus problème ? Il suffit de lire StreetPress qui, dans son interview, le qualifie élégamment de “capitaine d’industrie”, alors qu’il s’agit d’un financier, comme nous l’avons montré plus haut…

Concentrer les médias indépendants : une fausse bonne idée

“Ce qu’il faut faire je l’ai dit des dizaines de fois, c’est créer un groupe qui rassemble les médias indépendants : la filiale StreetPress ferait ça , la filiale Reporterre ferait autre chose, la filiale La Déferlante avancerait dans sa direction…” Voilà comment Olivier Legrain envisage l’avenir de la presse indépendante : comme un conglomérat de PME, un organigramme de filiales dirigées par un comité de direction, comme dans n’importe quelle multinationale du CAC40. Il parle des médias comme d’usines, avec ses “fonctions support” à mutualiser, sa gouvernance à centraliser — alors même que la marchandisation de l’information, sa surprofessionnalisation et sa séparation des réalités sociales sont précisément ce que nous combattons.

Partout, les médias critiques soulignent que l’indépendance éditoriale est menacée par l’orientation politique de leurs financeurs ou dirigeants. Mais lorsqu’il s’agit d’Olivier Legrain — ex-patron de l’industrie chimique, faut-il le rappeler —, cela ne poserait plus problème ? Il suffit de lire StreetPress qui, dans son interview, le qualifie élégamment de “capitaine d’industrie”, alors qu’il s’agit d’un financier, comme nous l’avons montré plus haut…

legrain

Et que se passe-t-il en cas de crise ? Quelle filiale plie le premier genou ? Qui prend la porte ? Et si c’est l’ensemble du “groupe” qui s’effondre ? Cette logique de concentration, en plus d’être hiérarchique, crée une dépendance structurelle : quand l’un tombe, tous suivent. Même s’agissant de la censure : perquisitionner, traîner en procès, discréditer ou interdire un média c’est une chose, le faire pour des dizaines c’en est une autre. 

Legrain admet lui-même qu’il y aurait “moins de souplesse mais plus de moyens”. Mais précisément : mieux vaut moins de moyens et plus de souplesse. L’autonomie la plus forte possible, la capacité de désobéir, de se tromper, de tenter sans passer par un comité de direction — c’est cela qui fait la force des médias libres.

Cette logique de concentration des médias indépendants, en plus d’être hiérarchique, crée une dépendance structurelle : quand l’un tombe, tous suivent. Même s’agissant de la censure : perquisitionner, traîner en procès, discréditer ou interdire un média c’est une chose, le faire pour des dizaines c’en est une autre. 

Son seul argument, en vérité, est adressé à l’usager des médias indépendants. Il faudrait “rassembler” ces médias pour soulager un public lassé de devoir multiplier les dons pour soutenir plusieurs structures. Oui, cette lassitude existe. Mais elle n’est pas nouvelle : elle est aussi vieille que la presse libre elle-même (à des époques où les niveaux de vie étaient par ailleurs bien inférieurs). Et elle n’est pas une justification suffisante pour centraliser ou verticaliser un paysage que nous avons mis des années à rendre divers et vivants.

Demander de l’argent à son ami riche (nos confrères nous disent que Legrain est personnellement très sympathique – il est donc vraiment l’ami riche rêvé) n’est pas pragmatique pour les médias indépendants. Cela provoque même de très mauvaises habitudes : on taxe de l’argent, on le dépense, on ne cherche pas à tout prix l’équilibre car on sait qu’il y aura toujours un mécène pour nous dépanner… Et on en redemande la fois suivante. Au contraire, pour bâtir un modèle de médias indépendants financièrement stables et pérennes, qui ne sont plus esclaves de leurs soucis financiers (qui alimentent les mauvaises conditions de travail et nuisent à sa qualité) il faut aller chercher le modèle de financement à la fois durable, fiable et stable. Plusieurs médias comme Reporterre, Blast ou Frustration font appel aux lectrices et lecteurs qui en ont les moyens pour qu’ils soutiennent mensuellement un travail médiatique accessible à toutes et tous : développer ce modèle nous semble être une source de financement bien plus pérenne que de chercher l’argent des riches, et nous semble favoriser une meilleure gestion.

Plusieurs médias comme Reporterre, Blast ou Frustration font appel aux lectrices et lecteurs qui en ont les moyens pour qu’ils soutiennent mensuellement un travail médiatique accessible à toutes et tous : développer ce modèle nous semble être une source de financement bien plus pérenne que de chercher l’argent des riches, et nous semble favoriser une meilleure gestion.

La gratuité généralisée de l’information n’a pas été une conquête, mais une stratégie de destruction : d’abord par la télé financée par les annonceurs, ensuite par la presse gratuite des années 2000 qui a tiré vers le bas toute forme d’édition indépendante. Bien sûr, l’information a un prix. Mais la meilleure solution, aujourd’hui encore, c’est que chacun et chacune donne à hauteur de ses moyens aux médias qu’il ou elle veut voir vivre. Des initiatives de fonds communs peuvent être imaginées (et existent déjà) — mais elles posent, elles aussi, de lourdes questions de gouvernance, de répartition, de pouvoir. Et sûrement pas une réponse unique en forme de holding.

Une myriade de médias indépendants ? Une chance, pas un problème

Ce qui est souvent perçu comme une faiblesse — la multiplicité des médias indépendants — est en réalité une force. Cette diversité, que certains appellent désunion, est un atout stratégique. Il est temps d’arrêter de s’excuser d’exister à plusieurs, et de regarder ce qui fonctionne… même chez l’adversaire. Ce qui fonctionne à droite et au centre, ce n’est pas l’existence d’un “gros média de droite” ou d’un “grand média centriste”, mais une pluralité de voix, une galaxie de titres, de podcasts, de chaînes YouTube, d’éditorialistes qui se renforcent mutuellement.

C’est précisément cela qui est redoutable : un écosystème. On peut discréditer un gros média unique ; c’est beaucoup plus difficile quand il y en a des dizaines, et que de nouveaux apparaissent sans cesse. Voilà ce que nous devons construire : une ouverture de la fenêtre d’Overton à gauche. Chacun peut aller plus loin, explorer ce qu’il veut, traiter des sujets qu’il juge importants, sans que des priorités éditoriales soient décidées d’en haut, comme dans un parti ou une rédaction centralisée.

Ce qui est souvent perçu comme une faiblesse — la multiplicité des médias indépendants — est en réalité une force. Cette diversité, que certains appellent désunion, est un atout stratégique. C’est précisément cela qui est redoutable : un écosystème. On peut discréditer un gros média unique ; c’est beaucoup plus difficile quand il y en a des dizaines, et que de nouveaux apparaissent sans cesse. Voilà ce que nous devons construire : une ouverture de la fenêtre d’Overton à gauche. Chacun peut aller plus loin, explorer ce qu’il veut, traiter des sujets qu’il juge importants, sans que des priorités éditoriales soient décidées d’en haut, comme dans un parti ou une rédaction centralisée.

Legrain reprend cette croyance managériale qui s’est hélas diffusée dans la société : fusionner, c’est bien. Dans les grandes entreprises que nous visitons et d’où nous recevons de nombreux témoignages de salariés, comme dans les services publics, la fusion est le maître mot de toute réorganisation. Elle repose sur le mythe liant fusion et efficacité. En réalité, les économies d’échelle attendues n’ont pas lieu, l’efficacité supplémentaire n’arrive pas car les collectifs de travail sont désorganisés par les fusions. En revanche, le contrôle des directions et des hiérarchies augmentent : c’est à ça que servent les fusions, dans le public comme dans le privé.

A ce mythe managérial s’ajoute une confusion trop répandue à gauche : celle entre partis politiques et médias. Ce n’est ni le même rôle, ni la même fonction. Pourtant, le co-auteur du livre de Legrain, Vincent Edin, nous reproche dans un post Facebook (écrit en réaction aux interpellations de Nicolas Framont faisant suite à l’article de StreetPress) de “taper sur l’autre gauche quand ce sont les nazis en face”. Mais un média indépendant n’est pas une cellule militante. Il est justement là pour exercer un regard critique — sur tout. C’est de cette pluralité, de ces débats que naissent la clarté, la précision et, parfois, des idées nouvelles. Avoir plusieurs médias de gauche ne divise pas “la gauche” : cela l’enrichit. Nous n’avons pas d’échéances électorales, pas de candidat à soutenir, pas de stratégie commune à imposer. Un média n’est pas un candidat à l’élection présidentielle. Si un nouveau média se crée, cela n’empêche un autre de “l’emporter face à l’extrême droite”, bien au contraire. Nous pouvons choisir nos sujets. Par exemple parler du livre Les Irresponsables de Johann Chapoutot, qui rappelle combien la logique du “moindre mal” défendue par les socialistes dans les années 1920-1930 a facilité, bien plus qu’elle n’a empêché, la montée du nazisme. Quand Edin nous accuse de nous “draper dans la pureté comme à Montreuil avec six listes de gauche au premier tour”, nous répondons qu’il confond les fonctions : nous ne sommes pas un courant de parti, mais un média. Nous n’avons de leçon à recevoir de personne sur la lutte contre l’extrême droite — surtout pas de ceux qui sont incapables de faire la différence entre un média libre et une machine électorale.

Legrain reprend cette croyance managériale qui s’est hélas diffusée dans la société : fusionner, c’est bien. Dans les grandes entreprises comme dans les services publics, la fusion est le maître mot de toute réorganisation. Elle repose sur le mythe liant fusion et efficacité. En réalité, les économies d’échelle attendues n’ont pas lieu, l’efficacité supplémentaire n’arrive pas car les collectifs de travail sont désorganisés par les fusions. En revanche, le contrôle des directions et des hiérarchies augmentent.

Mais cette confusion n’est pas accidentelle : dans le monde de la bourgeoisie et du capital, tout se confond. Les médias servent des capitaux, ces capitaux soutiennent des partis, qui eux-mêmes renvoient l’ascenseur. Tout est boutique, tout est calcul. Nous refusons ce modèle. Nous voulons des médias qui pensent et fonctionnent autrement, qui ne se contentent pas de “lutter contre l’extrême droite” mais qui portent un projet positif, ambitieux : une société sans classe, une société où des gens comme Olivier Legrain ne feront plus fortune, et où leurs privilèges auront disparu.

Un média indépendant n’est pas une cellule de parti. Il est justement là pour exercer un regard critique — sur tout. C’est de cette pluralité, de ces débats, que naissent la clarté, la précision et, parfois, des idées nouvelles. Avoir plusieurs médias de gauche ne divise pas “la gauche” : cela l’enrichit. Nous n’avons pas d’échéances électorales, pas de candidat à soutenir, pas de stratégie commune à imposer. Un média n’est pas un candidat à l’élection présidentielle. Si un nouveau média se crée, cela n’empêche un autre de “l’emporter face à l’extrême droite”, bien au contraire.

La structure compte

Nous ne voulons ni filiale, ni holding, ni patron. La structure de travail a un impact direct sur la ligne éditoriale, sur les rapports humains, sur le sens du projet. À Frustration, nous n’avons pas de patron. Le directeur de l’association n’intervient pas dans les choix éditoriaux ; Nicolas Framont, fondateur du magazine, y joue un rôle important par son ancienneté, sa notoriété et sa fonction de porte-parole, mais les décisions sont prises collégialement, en comité de rédaction — et nous tenons à ce que cela reste ainsi.

Lutter contre le capitalisme, ce n’est pas calquer ses méthodes sans esprit critique.

Avoir plusieurs médias indépendants, c’est donc aussi pouvoir choisir sa propre organisation du travail. C’est pouvoir échapper aux patrons et aux ambiances toxiques. Les affaires prud’homales à répétition dans plusieurs rédactions indépendantes ont fini de nous convaincre : nous sommes bien comme nous sommes.

La hiérarchie a des conséquences : elle produit, inévitablement, des chefs surpayés, des exécutants précaires, des abus, des tensions. À Frustration, nous revendiquons la rémunération égale à temps de travail égal, avec une prime pour les temps partiels. Il nous reste beaucoup à faire pour parfaire l’égalité et l’autonomie au travail, mais c’est un chantier essentiel auquel nous ne renoncerons pas, pas seulement par respect pour un idéal mais par pragmatisme.

Avoir plusieurs médias indépendants, c’est donc aussi pouvoir choisir sa propre organisation du travail. C’est pouvoir échapper aux patrons et aux ambiances toxiques. Les affaires prud’homales à répétition dans plusieurs rédactions indépendantes ont fini de nous convaincre : nous sommes bien comme nous sommes. Nous aimons collaborer, échanger, mutualiser avec d’autres médias mais nous voulons garder la maîtrise de notre outil de travail, sans devoir nous aligner sur les choix ou les pratiques d’un groupe et subir la toxicité des patrons et des méthodes d’organisation tyranniques des autres.

Éviter la dépendance

L’indépendance, c’est pouvoir écrire ce qu’on veut, vraiment. De toute évidence, Legrain n’est pas Bolloré. Il ne dicte pas d’articles, ne vire pas les journalistes qui déplaisent, et n’entre la plupart du temps pas au capital de ces médias (ce qui est d’ailleurs souvent impossible dans les structures associatives, même si on peut s’interroger sur ce qu’il en serait dans ce projet de “holding”).

Mais dépendre financièrement ou matériellement — pour des locaux, des salaires — d’un capitaliste, par ailleurs politisé, n’est jamais neutre. L’influence éditoriale ne passe pas nécessairement par la censure ou les ordres directs d’un capitaliste autoritaire venant gueuler sur une équipe de rédaction, elle n’a pas besoin de ça, elle se diffuse dans l’entre-soi social, dans ce que l’on ose ou n’ose plus dire, dans ce qui devient “mal vu”. 

Dépendre financièrement ou matériellement — pour des locaux, des salaires — d’un capitaliste, par ailleurs politisé, n’est jamais neutre. L’influence éditoriale ne passe pas nécessairement par la censure ou les ordres directs d’un capitaliste autoritaire venant gueuler sur une équipe de rédaction, elle n’a pas besoin de ça, elle se diffuse dans l’entre-soi social, dans ce que l’on ose ou n’ose plus dire, dans ce qui devient “mal vu”. 

Les effets de ce soutien sont déjà perceptibles : peu osent dire publiquement qu’ils sont soutenus par Legrain ; le critiquer est déjà un peu tabou, car il serait un “gentil capitaliste” (Edin nous oppose que “dire que l’argent c’est sale, c’est une impasse” opérant une confusion grave entre argent et capital, le second provenant bien d’un rapport social de domination, et entre petite critique moraliste de la bourgeoisie et une critique radicale du capitalisme). On évite de rappeler clairement l’origine de sa fortune, de son parcours, les milieux qu’il fréquente ou a fréquenté. Il peut publier un livre sur les médias, donner des interviews fleuves, être invité… alors que n’importe quelle personne normale, y compris journaliste ou chercheuse, galère à se faire éditer ou entendre. Quelle est sa légitimité, sinon d’être un patron riche qui se dit de gauche ? Et demain ? Que se passera-t-il quand certains voudront critiquer, disons, une énième primaire ridicule de “la gauche”, ou les stratégies médiatiques un peu pourries de Ruffin ? Peut-on jurer que Legrain ne lâchera pas un petit mot, une mise en garde ? Qu’il soit tenté ou non de le faire, il en aura le pouvoir. Et c’est précisément le problème. Fonder l’indépendance sur la supposée moralité d’un capitaliste bienveillant est une contradiction totale. 

Plutôt que la fusion, l’entraide

Nous sommes favorables à tous les projets d’entraide entre médias indépendants, même si nous n’avons pas eu l’occasion de prendre part à tous à ce stade, faute de temps et de réseau. D’abord, cela suppose de sortir des logiques de concurrence. Nous ne sommes pas des marques en compétition pour des parts de marché, mais des démarches complémentaires. C’est justement quand on se perçoit comme “concurrents” qu’on pense qu’il faudrait “s’unir”. Mais si on ne se pense pas comme rivaux, on n’a pas besoin de fusionner pour coopérer.

Nous sommes favorables à tous les projets d’entraide entre médias indépendants. D’abord, cela suppose de sortir des logiques de concurrence. Nous ne sommes pas des marques en compétition pour des parts de marché, mais des démarches complémentaires. C’est justement quand on se perçoit comme “concurrents” qu’on pense qu’il faudrait “s’unir”.

Notre domaine n’échappe, bien sûr, pas totalement aux logiques du marché — nous en avons conscience. Mais c’est à nous d’y opposer une éthique. Cela veut dire : soutenir nos collègues, relayer leurs appels aux dons, leurs productions, sans peur que cela “nous fasse de l’ombre”. Ensuite, il faut continuer à se lire, se citer, se valoriser. C’est déjà le cas : Blast nous invite à leurs émissions, nous citons régulièrement les enquêtes de Mediapart, etc.

Et puis, faire ensemble. Là aussi, c’est déjà en cours : l’émission Coup de griffe avec Le Média, les échanges entre nos développeurs et ceux de Révolution Permanente… On peut aller plus loin : mutualiser du matériel, prêter des locaux, discuter ensemble des sujets à traiter. Les médias indépendants se sont lancés dans ce travail depuis longtemps : Mouais a organisé plusieurs années d’affilée les assises de la presse libre, la Fête de l’Humanité héberge désormais un “village des médias indépendants”, d’autres travaillent à une sécurité sociale des médias, etc.

L’autonomie n’empêche pas la solidarité, au contraire : elle en est la condition.

On peut aller plus loin : mutualiser du matériel, prêter des locaux, discuter ensemble des sujets à traiter. Les médias indépendants se sont lancés dans ce travail depuis longtemps : Mouais a organisé plusieurs années d’affilée les assises de la presse libre, la Fête de l’Humanité héberge désormais un “village des médias indépendants”, d’autres travaillent à une sécurité sociale des médias etc. 

L’objectif ne doit pas être de devenir comme les médias des milliardaires : pour des médias indépendants, ce serait une contradiction dans les termes. Ce qui nous distingue des médias de riches ne tient pas seulement à la quantité de capital, mais à des différences structurelles fondamentales : dans notre fonctionnement, nos valeurs, notre rapport au pouvoir et à l’information. Nous le payons par une force de frappe moindre, c’est vrai.

Nous préférons une myriade de médias libres, critiques, et solidaires à un grand vaisseau amiral sous pilotage incertain. Ce que nous défendons ne se construit pas à coups de fusions, mais d’alliances, de débats, d’indépendances assumées et d’entraide concrète.

Mais il ne faut pas se faire d’illusions : si nous renoncions à nos structures pour entrer dans un modèle de concentration, ce ne serait pas pour en sortir renforcés — ce serait précisément pour perdre ce qui fait notre force : notre liberté, notre pluralité, notre justesse. Nous préférons une myriade de médias libres, critiques, et solidaires à un grand vaisseau amiral sous pilotage incertain. Ce que nous défendons ne se construit pas à coups de fusions, mais d’alliances, de débats, d’indépendances assumées et d’entraide concrète.

Rédaction
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