“J’ai passé deux ans sans papier” : Maskey face à la bureaucratie xénophobe de l’État
Le 4 Novembre dernier, Maskey, alias Mohamed, a décidé de se mettre à nu. Dans sa vidéo « J’ai passé deux ans sans papiers », l’humoriste et vidéaste raconte un cauchemar administratif vécu depuis l’intérieur : celui d’un créateur étranger, intégré, reconnu, mais broyé par la machine bureaucratique française. Ce récit, entre facecam et sketchs, joue sur le rire pour faire avaler une pilule amère : celle d’une France qui fait la leçon à ses immigrés tout en les enfermant dans des labyrinthes kafkaïens. Dans cette vidéo à la fois drôle, poignante et profondément politique, et en racontant sa propre chute, Maskey révèle la violence ordinaire des politiques migratoires françaises, celles qui ne frappent pas seulement “les autres”, mais aussi ceux qui pensaient avoir trouvé leur place. Un récit qui dévoile, avec une lucidité implacable, comment le racisme se dissimule derrière la neutralité apparente des procédures administratives et cette violence froide qui prétend appliquer la loi tout en perpétuant l’exclusion.
Quand l’administration produit ses propres illégaux
Maskey retrace dix années de vie en France, depuis son arrivée en 2012 en provenance de Mauritanie. Élève d’un lycée français, diplômé du bac, il débarque avec un titre de séjour “passeport talent francophone”, censé valoriser les profils créatifs et reconnus à l’international. Il s’installe, crée des vidéos, bâtit une audience, gagne sa vie : le parcours typique de l’étranger “intégré” dont la République se targue souvent. Jusqu’au jour où, en 2023, son titre arrive à expiration. Il entame alors une procédure de renouvellement parfaitement conforme, dossier complet à l’appui. Mais la préfecture, elle, disparaît. Neuf mois, un an, pas une réponse. Dans le silence administratif, tout s’effondre. Ses comptes bancaires sont bloqués faute de pièce d’identité, il perd l’accès à ses revenus, puis à ses droits sociaux. Le voilà transformé en “sans-papiers” par simple inertie de l’État : un citoyen en règle devenu illégal par abandon. Pendant deux ans, il survit comme il peut, entre peur du contrôle, système D et humiliations ordinaires. Le tout raconté avec un humour désespéré : des sketchs absurdes où la bureaucratie devient un monstre de comédie, un miroir cruel d’une machine d’exclusion bien réelle. Et quand enfin la situation se débloque, c’est par un paradoxe glaçant : son dossier est validé grâce à la médiatisation d’une affaire de racisme dont il avait été la cible. La vidéo de Maskey est avant tout une radiographie du contrôle migratoire à la française : une bureaucratie déshumanisante, une suspicion permanente envers les étrangers, et une confusion entre “intégration” et “soumission”. Sa situation est emblématique : un étranger qui coche toutes les cases du bon élève républicain : études, travail, contribution à la société, et qui se retrouve malgré tout considéré comme illégitime. Ce que la vidéo révèle, c’est que la France ne fabrique pas seulement des sans-papiers, elle les entretient par inertie. Le “bug informatique” final, qui a joué dans l’absence de traitement de son dossier pendant des mois et des mois, semble une métaphore du système lui-même. Un État qui traite les étrangers comme des erreurs de code, des exceptions administratives à purger, des “bugs” dans la pureté supposée de la nation. Maskey en rit, mais derrière l’humour, il y a une angoisse politique : quand tu n’existes plus administrativement, tu n’existes plus du tout.
Le récit de Maskey, c’est celui d’un parcours de l’absurde, où chaque obstacle administratif devient une épreuve de survie : comptes bancaires bloqués, accès aux soins coupés, démarches impossibles à faire sans papiers… et ce cercle vicieux où, pour régulariser ta situation, il faut déjà être en règle. À ça s’ajoute la violence symbolique : les remarques à relents racistes en préfecture, la suspicion constante, les blagues sur son origine. Il y a aussi la solitude : être sans papiers, c’est être invisible, mais toujours vu. Maskey parle de sa peur d’être dénoncé, de rumeurs de prime à la délation, une paranoïa pas si folle quand on sait que le niveau répressif des politiques migratoires en France.
La peur comme politique publique
Au milieu de son récit, Maskey évoque un moment précis où la peur s’est liée au contexte politique : les législatives de 2024. Il raconte cette période comme un point de rupture, le moment où l’idée que le Rassemblement national puisse accéder au pouvoir ne relevait plus du cauchemar lointain, mais d’une hypothèse plausible. Cette perspective le panique : si, déjà sous un gouvernement pseudo “modéré”, il n’arrivait pas à renouveler un titre de séjour en règle, qu’adviendrait-il avec un pouvoir ouvertement xénophobe ? Ce passage est court, presque lancé dans un souffle, mais il condense toute une angoisse collective. Celle de milliers d’étrangers, étudiants, travailleurs, parents, qui, à chaque élection, guettent les résultats non pas comme un enjeu idéologique, mais comme une possible condamnation à l’exil. Ce moment-là, Maskey le vit avec ses mots, mais derrière lui, c’est tout un pan de la population française : sans papiers, déboutés, ou simplement “tolérés”, qui continue de vivre la boule au ventre, suspendu aux caprices d’un État de plus en plus bureaucratisé et xénophobe. Et pourtant, Maskey garde une forme de distance ironique, conscient de sa position singulière. Il ne nie pas le fait d’avoir bénéficié de certains privilèges : sa notoriété lui a offert une visibilité, une communauté de soutien, une légitimité qui n’est pas accordée à beaucoup d’autres. Ce capital symbolique, celui d’un “sans-papiers célèbre”, l’a protégé d’une disparition totale. Mais il en révèle aussi l’absurdité. Pour obtenir ses papiers, il a dû prouver son “intérêt public” à travers des articles de presse. Et la plupart des articles disponibles parlaient de l’affaire de racisme qu’il avait subie après son “face reveal”(le moment où le youtubeur avait révélé son visage face à la caméra après être longtemps apparu masqué dans ses vidéos). Autrement dit : c’est en tant que victime de racisme qu’il a pu justifier son droit à vivre ici.
Ce passage du personnel au politique, Maskey l’incarne sans l’énoncer, mais il en donne une démonstration concrète. Son histoire illustre ce que décrit Ugo Palheta dans Comment le fascisme gagne la France : une fascisation diffuse, sans rupture spectaculaire, où le racisme d’État s’installe à bas bruit dans les rouages ordinaires du pouvoir. Plus besoin de discours odieux : il suffit ici d’une préfecture muette et d’une administration saturée. La violence n’a pas besoin d’être spectaculaire, elle peut aussi être procédurale. Elle peut s’exercer à coups de délais, de formulaires et de réponses automatiques. Les institutions ne se contentent pas d’exclure : elles trient et humilient. Dans cette logique, la nationalité devient un privilège et l’étranger un suspect par défaut. Le témoignage de Maskey ne relève donc pas du simple “coup de gueule YouTube”, mais d’un véritable document politique : celui d’un pays qui, au nom de la loi et de l’ordre, fabrique de l’illégalité et du désespoir. Un pays où le fascisme ne s’annonce pas en fanfare, mais s’insinue, méthodiquement, dans les pratiques en apparence banales des institutions.
Et c’est là que tout se rejoint : le récit personnel de Maskey, les parcours invisibles des étrangers, la brutalité bureaucratique, le racisme systémique et une gauche fatigante qui a trop longtemps renoncé à mener de façon offensive le combat contre la xénophobie. Ce qu’il raconte, c’est une France qui s’habitue à la ségrégation tout en se proclamant universaliste. Si on doit retenir une seule leçon de cette vidéo, ce serait à mon avis celle-ci : il ne suffit plus de réagir à l’extrême droite, il faut reconstruire un discours, un imaginaire et une politique positifs sur l’immigration. Reconstruire tout cela c’est sortir du cadre imposé par la droite : cesser de parler des migrations uniquement en termes de “problèmes”, de “flux” ou de “contrôle”. C’est redonner une dignité politique aux personnes concernées, en les présentant non pas comme des sujets de débat mais comme des travailleurs et des acteurs de la société. C’est aussi refuser la hiérarchie entre les “bons” et les “mauvais” étrangers, entre ceux qui “méritent” leur place et ceux qu’on tolère à peine. Reconstruire cet imaginaire, c’est affirmer une autre vision de la France : celle d’un pays traversé, enrichi et construit par les migrations. Une France qui cesse de se raconter comme assiégée, pour se penser comme vivante, diverse, multiple. Bref, une politique migratoire qui ne part plus de la peur, mais de la justice et de l’égalité réelle. Depuis des décennies, la droite et l’extrême droite dictent le cadre du débat : elles posent les mots, fixent les thèmes, choisissent les ennemis. Les immigrés ont été réduits, par de larges pans de la classe politique et de la société à des caricatures : “profiteurs”, “assistés”, “délinquants”. Et la gauche, trop souvent, ne répond qu’en défense, en réactance, en contestant les excès, sans contester les prémisses. Elle se retrouve à défendre les étrangers “méritants”, ceux “qui travaillent”, ceux “qui s’intègrent”, au lieu d’affirmer que personne ne mérite d’être humilié par un État, du seul fait qu’il n’ait pas la “bonne nationalité”. Reconstruire une politique migratoire digne, c’est rappeler l’apport essentiel des travailleurs immigrés, exiger la régularisation des sans-papiers, dont la précarisation sert avant tout les intérêts du patronat, et revendiquer un véritable accueil des réfugiés, ainsi que le droit de vote des étrangers aux élections locales, bref, remettre en cohérence nos valeurs proclamées avec la réalité sociale et politique du pays.
La vidéo de Maskey montre précisément pourquoi il faut sortir de cette posture réactive : parce que derrière chaque “dossier en attente”, il y a une vie suspendue, un avenir confisqué. Parce que les sans-papiers ne sont pas un problème à gérer, mais les victimes d’un système qu’il faut nommer, dénoncer et transformer.
Farton Bink
Vidéaste et autrice
