Logo de Frustration

Macron, Véran, Philippe : pourquoi la bourgeoisie pratique la boxe et adore l’afficher

boxe

Emmanuel Macron, Olivier Véran, Edouard Philippe, Valérie Pécresse, Rachida Dati, François-Henri Pinault, Franck Tapiro. Ces dernières années, des personnalités politiques proches de la macronie et des chefs d’entreprise affichent médiatiquement et sur leurs réseaux sociaux leur pratique de la boxe. Une mise en scène narcissique qui prône des valeurs virilistes et individualistes, mais qui s’approprie et invisibilise également les dimensions politiques, ouvrières et immigrées d’un sport souvent considéré comme le plus fascinant et le plus controversé du XXe siècle. Dans son livre Rendre les coups. Boxe et lutte des classes (Le Passager Clandestin), qui sort en poche ce vendredi 21 février, Selim Derkaoui a enquêté sur cette forme de « gentrification sportive ». Extrait. 

« Être chef d’entreprise, c’est parfois un peu comme être sur un ring », explique à Capital Cyril Andrino, 38 ans, patron du groupe d’e-commerce Brandalley. « Il faut être tellement concentré – sinon on prend un coup – que c’est une forme de méditation. Ça permet de décharger son stress et son agressivité dans un cadre contrôlé, et de ne pas les ressortir au travail », confie quant à elle Julie Leibovici, 39 ans, qui dirigeait la quincaillerie familiale Monin. Pour l’héritière, la boxe, c’est un peu comme du yoga et du développement personnel ; un moyen de refouler son agressivité et ainsi d’éviter toute conflictualité au bureau. Le site Capital énumère plusieurs personnalités qui seraient des « adeptes » du noble art, telles qu’Olivier Véran, Valérie Pécresse, François-Henri Pinault, le PDG de Kering, le publicitaire Frank Tapiro, ou encore Édouard Philippe. Le 27 mars 2023, ce dernier explique chez Quotidien qu’il a commencé à pratiquer la boxe anglaise à la suite de la mort de son père, qui se battait contre une maladie incurable.

L’ancien Premier ministre évoque également sa propre maladie, l’alopécie. La bourgeoisie convoque souvent le storytelling de la fatalité de la « maladie » pour nous attendrir et nous faire oublier que sa domination économique, politique et sociale nuit (très) gravement à la santé de la classe laborieuse, en témoignent les milliers de morts chaque année d’accidents du travail, de maladies professionnelles ou de précarité. On pourrait appeler ça du health-washing (santé-blanchiment). Édouard Philippe qui se vantait, lors d’une conférence aux Mardis de l’ESSEC en 2021, que toutes les réformes antisociales en vingt ans sont passées en force et sans encombre.

C’est peut-être parce que, au hasard, tu n’avais aucune raison objective et sociologique de la pratiquer ?

Une autre personnalité politique anciennement proche d’Edouard Philippe est également un grand amateur de boxe : notre cher président de la République Emmanuel Macron, qui enfile les gants lors de ses vacances à Brégançon. Dans la culture pop, une publicité Chanel met en scène un homme éclatant un mur de ses poings surpuissants, et des sœurs Kardashian jusqu’à Michelle Obama, la pose gants aux poings est devenue un incontournable d’Instagram. À l’instar de la récupération par la mode des « cultures vestimentaires urbaines», c’est au tour de la boxe anglaise de se faire dévorer par les gentrifieurs. Selon Virgile Caillet, délégué général de l’Union sport & cycle, parmi les 1,8 million de Français qui pratiquent un sport de combat, 50 % sont des CSP+. « La gentrification de la boxe, c’est un délire ! Ils organisent des petits tournois entre cadres d’entreprise. Ça me fait bien rigoler. Ils ne se battent qu’entre eux, c’est sectaire et sans danger. J’en ai vu plein, des tournois comme ça. Comme la mode, le rap : tout. D’un coup, ça devient cool. C’est toujours pareil… Il vaut mieux en rigoler, critique l’ancien boxeur du club « Boxing Beats » à Aubervilliers Baye-Dam Cissé. Ils se disent : on ne va quand même pas affronter cette bande de sauvages des quartiers ! » Avant que la bourgeoisie ne s’en saisisse, la boxe était victime de mépris de classe et de racisme. Les classes « créatives » (un concept développé par Richard Florida, qui désigne par là une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée) la pratiquent également dans des clubs plus traditionnels. Leur choix se porte sur la boxe loisir ou éducative, dont les horaires sont souvent flexibles et donc plus adaptés au rythme de vie des cadres, à défaut de se lancer dans des carrières amateurs ou professionnelles. Ils n’ont nullement besoin de se doter d’un capital musculaire. Depuis toujours, ils possèdent déjà les autres : capital économique, culturel et symbolique. 

Appropriation culturelle de classe 

Dans La distinction. Critique sociale du jugement (1979), Pierre Bourdieu montre que nos choix et jugements sont pour l’essentiel le reflet de notre position dans l’espace social, déterminés en grande partie par des habitus (manière d’être d’un individu, liée à un groupe social et se manifestant dans son apparence physique) qui prennent sens à travers une stylisation de la vie et des pratiques distinctives. Dès 1978, il réalise une analyse du fait sportif dans l’article « Comment peut-on être sportif ? » (1980, Questions de sociologie, 173-195). Les membres de la classe laborieuse choisissent des sports qui intègrent l’esprit de sacrifice, la force et le mélange des corps, exactement comme le propose la boxe, lorsque ceux des classes supérieures privilégient des sports n’impliquant pas de contact direct.
D’après les sociologues Christine Mennesson et Samuel Julhe, la sous-bourgeoisie intellectuelle encourage quant à elle ses enfants à pratiquer des activités plutôt artistiques que sportives. Si on se réfère à la boxe anglaise, Bourdieu n’avait sans doute pas pu anticiper que la nouvelle distinction actuellement opérante est l’appropriation culturelle de classe. On peut également ajouter que cette appropriation d’une activité laborieuse s’inscrit dans un phénomène « d’omnivorité sociale ». Selon le sociologue américain Richard A. Peterson, les classes dominantes ne se distinguent plus par leur choix de certaines disciplines, mais par le fait qu’elles ont tendance à pratiquer de nombreuses activités et à s’octroyer certaines d’entre elles, de « tradition populaire ». Le temps de quelques coups dans un sac, elles donnent libre cours à leur imagination jusqu’à s’inventer un parcours de transfuge de classe qui aurait « vécu des choses difficiles dans sa vie ».


Une appropriation culturelle qui semble venir au secours d’un storytelling méritocratique de plus en plus contesté par la classe laborieuse – le mouvement insurrectionnel des Gilets jaunes l’a une nouvelle fois démontré. « Avant, c’était mal vu de pratiquer la boxe anglaise, ce sport malfamé. C’était le sport pour “se canaliser”. On ne voyait que l’aspect combat au corps à corps. À partir du moment où cela a été récupéré par les CSP +, on admet que c’est du noble art », analyse l’ex médaillée olympique Sarah Ourahmoune. Au final, c’est moins le sport en lui-même qui dérange (en témoigne le nombre considérable de films ou de livres consacrés à ce sport) que la population qui la pratique. « La boxe est pratiquée par différentes classes sociales, mais pas vraiment ensemble. Les cadres se sentent en sécurité dans Paris. Ils y gardent leurs codes : la boxe chic, pas les salles qui transpirent. Ils ne viendront jamais à Aubervilliers, dans le 93, où se trouve la vraie boxe », ajoute-t-elle.

J’fais d’la boxe, eux, ils font de la muscu. J’suis dans la mine de coltan,
eux font de la sculpture.

Disiz la Peste, L.U.T.T.E., 2017.

Selim Derkaoui, Rendre les coups (2025), Le passager clandestin, 10 euros, 176 pages

À LIRE AUSSI :

https://frustrationmagazine.fr/merwane-benlazar-encore-un-arabe-lynche-par-lextreme-droite-et-lache-par-la-bourgeoisie
https://frustrationmagazine.fr/neoruraux
https://frustrationmagazine.fr/classe-social-bleu-travail
Selim Derkaoui
Selim Derkaoui
Chroniqueur régulier
Tous les articles
Bannière abonnements