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LinkedIn : la traque des femmes en version corporate

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Sur LinkedIn, les femmes affichent leur parcours professionnel, les hommes y lisent des opportunités sexuelles. Messages ambigus, connexions sans échange : derrière le vernis professionnel, se glisse une traque feutrée, qui peut se transformer en harcèlement, tant ce réseau social est considéré comme un terrain de chasse par de nombreux hommes. Une chronique de Cléo A. sur l’entrée dans la vie professionnelle en open-space.

Sandrine ou Sabrina, quel que soit son prénom, n’a laissé que l’essentiel sur son profil Linkedin. Si on cherche l’entreprise pour laquelle elle travaille, on ne la voit pas dans les membres de l’équipe, il faut remonter à un post du mois de juin où elle présente ce qu’elle fait. À raison de quatre publications par mois, et de trois partages par semaine, il faut au moins huit minutes pour tomber sur sa photo. Pour l’instant, elle n’est pas intégrée au réseau de la boîte : il faut dépasser sa période d’essai, on ne prend pas de risque ici, internet garde tout. Elle a été embauchée puis elle est arrivée dans les nouveaux locaux gris il y a quelques semaines, elle n’a pas encore dit son prénom dans une discussion parce qu’on ne lui a pas demandé. 

C’est une interaction très particulière celle de la présentation de soi, elle doit être faite au bon moment, après quelques échanges, avant la fin du mois. On est le 7 du mois suivant, il est déjà trop tard. Alors dans cet espace un peu sombre avec de la moquette et de très belles fenêtres, on ne connaît pas son prénom. Sur son ordinateur de fonction, celui qu’elle laisse sur l’étagère partagée par l’étage quand elle s’en va, il est écrit sur une petite vignette.

Des interactions qu’on ne choisit pas 

Un jour pendant la pause de 16 heures, un mec du fond de l’open-space s’est assis sur le canapé qui jouxte la section dans laquelle elle travaille. Elle n’était pas au bureau ce jeudi-là, elle donne des cours l’après-midi dans une Business School post-bac de la capitale, elle forme des étudiants en formation professionnalisante à développer des projets innovants. Alors ce jeudi-là, après sa demi-journée de travail pour qu’elle ne remarque pas son manège, le type est allé regarder l’étiquette, il a tapé le nom de son entreprise dans un moteur de recherche et a fait défiler les posts en cliquant sur les personnes identifiées pour trouver sa photo et l’ajouter à son réseau. Il ne lui a jamais parlé, ils ne déjeunent pas ensemble. Il l’a vue, un jour, traverser le couloir.

Linkedin c’est ça, un réseau professionnel sur lequel on trouve tout : son travail, ses études, sa photo et son nom. Elle a mis en privé au maximum mais elle cherche du travail pour le mois de janvier, alors le maximum du privé, c’est de cacher son numéro de téléphone. D’ailleurs, si on devait imaginer l’open space comme concept, on aurait Linkedin en tête : on ne connaît pas grand monde, il y a des documents partout, toujours un message impromptu ou un CV qu’on n’a pas lu et des images générées par une IA fatiguée. 

Linkedin, c’est un entretien Pôle emploi déguisé en dîner entre copains qu’on n’a pas vu depuis longtemps, tellement longtemps que le groupchat a changé de nom, c’est France Travail maintenant. On ne peut parler que des banalités du monde professionnel, éviter la controverse jusqu’à ce qu’elle devienne “intéressante”, les avis peuvent être critiques mais pas dommageables. Il n’y a que quelques fonctionnaires qui peuvent dire ce qu’ils pensent, les avocats aussi : difficile d’être corporate sur le droit d’asile ou le génocide, certains métiers ne sont pas politiquement corrects parce qu’ils sont humains.

On reconnaît d’ailleurs un travail inutile à la longueur de sa description dans un profil Linkedin.

On reconnaît d’ailleurs un travail inutile à la longueur de sa description dans un profil Linkedin. Et le mec en question a une bio longue comme un paragraphe, il lui a envoyé plusieurs messages pour savoir comment elle allait, il s’est excusé d’avoir parlé fort à un moment, ils étaient assis tous les deux dans la salle de pause. Elle lui a dit que c’était okay, c’est un espace commun, on peut y parler fort. Et comme à chaque fois qu’on l’ajoute sans lui avoir parlé, Sandrine ou Sylvie, Sabrina peut-être, a senti l’espace rétrécir : personne ne lui parle par politesse. On s’écrit par intérêt. Le profil de Sandrine ou Sarah est intéressant mais elle n’embauche pas. Alors pourquoi lui écrire ?

Et puis bien sûr dans les messages qu’elle envoie, et dans ceux auxquels elle ne répond pas, se dessinent les contours d’une interaction qu’elle n’a pas choisie. Sandrine est bloquée, le type désamorce : il espère lui parler un jour dans la salle de pause, elle ne répond pas, il enclenche, ne le prends pas mal c’est dans un cadre purement pro lol, et elle comprend. Elle ne pourra jamais dire non, puisqu’on lui a dit que non n’était pas une réponse à une question qu’on n’a pas posée. Ce sera juste gênant.

Ils deviennent méchants le jour où tu ne souris pas

Il choisit le lendemain de s’asseoir dans le canapé toute la journée, il la fixe quand elle passe, il ne l’aborde pas. La drague Linkedin, c’est des mecs lâches qui deviennent méchants. Personne n’a jamais été séduit sur un réseau social où des gens de 40 ans utilisent des emojis au premier degré. Transparence obligée : c’est pour le travail, tu mets ton nom, ton prénom, ta photo, et donc ils peuvent juste te traquer. Ils ne te parlent jamais en vrai. Ils chassent en ligne. Ils t’envoient des messages gênés tous les jours et ils deviennent méchants le jour où tu ne souris pas, le jour où tu refuses.

La drague Linkedin, c’est des mecs lâches qui deviennent méchants. Personne n’a jamais été séduit sur un réseau social où des gens de 40 ans utilisent des emojis au premier degré. Transparence obligée : c’est pour le travail, tu mets ton nom, ton prénom, ta photo, et donc ils peuvent juste te traquer. Ils ne te parlent jamais en vrai. Ils chassent en ligne.

Un café, une cigarette, une pause. Le jour où tu dis non alors ils t’en veulent. Ils enlèvent les recommandations qu’ils ont agrafées à tes compétences, ils dé-réagissent, plus de like, plus de soutien, plus de bravo. S’engager pour toi dans un algorithme ? Plus jamais. Ils ne se feront plus avoir. Ils ont déjà été gentils à trouver « instructif » ton post sur l’IA, ils ont même commenté un jour sans avoir lu le papier que tu avais partagé. Après tous ces efforts de clic, ils ne comprennent pas : Sandrine ou Sophie est comme toutes les autres avec qui ça n’a pas marché.

On l’a toujours draguée sur Linkedin, mais ces hommes étaient lointains et vieux, ils n’étaient pas grand-chose de plus que le rappel constant qu’elle était une femme sur internet, supposément ravie d’y être ou disponible. À 17 ans son premier message était du même genre : un vieux mec ou un homme vieux, souvent synonymes, qui lui proposait un café pour parler de son parcours. Mais quel parcours, elle s’était demandé. À 21 ans, en Erasmus, les demandes s’étaient intensifiées. Des hommes avec des positions ou des hommes avec des descriptions lui proposaient presque des postes. D’abord un café. Jamais un entretien.

Le jour où tu dis non alors ils t’en veulent. Ils enlèvent les recommandations qu’ils ont agrafées à tes compétences, ils dé-réagissent, plus de like, plus de soutien, plus de bravo. S’engager pour toi dans un algorithme ? Plus jamais. Ils ne se feront plus avoir.

Pour elle, le monde professionnel n’existait que sur les terrasses trop chères pour qu’on y soit à l’aise. Une fois elle a accepté le café et l’homme n’a jamais donné de date. Pourquoi alors lui proposer ? Quand elle était au chômage on a arrêté de lui écrire. Elle n’avait peut-être plus d’intérêt. C’est quand même mieux, les étudiantes. Les chômeuses, on leur pisse dessus.

LinkedIn dans la vraie vie

Aujourd’hui, c’est la première fois qu’on la drague sur Linkedin et qu’on l’évite dans la salle de pause. C’est la première fois que le réseau existe aussi dans la vraie vie, avec l’embarras qu’il provoque, la fausse proximité, la facilité de la contacter sans avoir à la regarder dans les yeux. Elle sait ce que tout ça veut dire, Sandrine ou Corine n’est pas bête. Elle se demande si sans Linkedin elle aurait à gérer tout ça. Elle se dit que non.

S’il n’existait pas cet espace sur lequel les gens se vantent d’être actifs sans expliquer ce qu’ils en font de cette activité, si elle ne cherchait pas du travail pour bientôt et que les recruteurs répondaient à ses mails, si elle était médecin ou infirmière, si elle n’essayait pas de trouver un emploi avec des titres restaurants et des congés payés, elle aurait pu enlever ce qui la rend reconnaissable.

Draguer sur Linkedin signifie qu’on ne connaît pas la personne qu’on courtise. C’est une lâcheté anodine que celle de projeter sur quelqu’un qu’on aperçoit marcher sur une moquette grise un intérêt soudain, parce qu’on partage un ascenseur. Les applications de rencontres trient déjà par niveau de diplôme, alors pourquoi aller chercher ailleurs ? Internet est un endroit sordide pour les mecs en chemise qui veulent juste baiser.

Il suffit d’un sourire pour qu’un homme en pull à col V vous cherche sur internet.

Personne ne la connaît, elle est juste ici comme tout le monde, pour être rémunérée. Pour les hommes de l’open space, la politesse de dire bonjour ou le sourire embarrassé qui sert la même fonction signalerait le célibat ou pire : l’intérêt. Mais il est vrai que les adultes ne sourient jamais aux inconnus, sauf quand ils draguent des filles qui s’habillent bien. Il suffit d’un sourire pour qu’un homme en pull à col V vous cherche sur internet. Il est évident que, comme toute femme éduquée aux dangers du web, on ne trouve le nom de Delphine que sur le réseau social du travail. Et puis elle cherche du travail, pas des amis.

Personne ne l’aurait ajoutée sur Facebook, trop compliqué de justifier qu’on ne drague pas sur le réseau social du social et des trolls. Sur Linkedin on peut prétexter le bureau, on peut dire qu’on veut apprendre à connaître les personnes qui partagent avec nous la mauvaise isolation des bâtiments dans lesquels on produit de la connaissance. Peu importe qu’il n’ajoute que Sandrine ou Carole, Tristan ou Benjamin a le droit : c’est ce que le travail permet — la drague lourde. Son parcours l’intéresse moins. Le sourire de Benoît veut simplement dire bonjour. Nicolas est poli. Sylvie ou Sandrine est disponible.


Photo de LinkedIn Sales Solutions sur Unsplash


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