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Lettre de presque prof


Vos Frustrations est une rubrique permettant aux lectrices et lecteurs de partager leurs « frustrations », colères, témoignages ou analyses. Aujourd’hui, c’est une salariée pour un Centre de formation d’apprentis (CFA) qui a souhaité témoigner. Pour participer à “Vos Frustrations”, écrivez-nous à redaction@frustrationmagazine.fr

Lorsque j’ai démissionné du CAPES, juste après l’avoir obtenu, je me suis dit que j’avais fermé une fois pour toute la porte de l’enseignement. J’avais 23 ans, on m’informait le 26 août de ma mutation à l’autre bout de la France, suite à une erreur du ministère. Je n’avais pas le permis, pas un sou en poche, j’ai démissionné. Ça m’a paru comme une évidence, alors que j’avais jusque-là conçu ma vie ainsi : l’Etat me donne de l’argent via une bourse, je souhaite travailler pour l’Etat plus tard.

Après avoir continué dans la branche où je travaillais étudiante (la restauration) j’ai tout fait pour revenir à l’enseignement. J’ai donc découvert les centres de formation, dont Emmanuel Macron a facilité la tâche avec sa loi du 5 septembre 2018 visant à libéraliser d’autant plus le monde de l’apprentissage. 

Des apprentis de CFA lors de la foire de Châlons. Crédit : G.Garitan, CC BY-SA 3.0 via Wikimedia Commons

Les CFA (Centres de Formation d’Apprentis) et divers autres centres de formations sont en véritable essor. Un CFA ne fonctionne pas tout à fait comme un établissement scolaire classique. Il propose des formations en alternance, les apprentis passent plus de la moitié de l’année en entreprise et viennent quelques semaines par an en cours. Ils ont un statut de salarié et possèdent un contrat de travail. À partir de 15 ans, un mineur peut signer un contrat d’apprentissage.

Cette libéralisation ne touche pas que l’apprentissage, mais aussi le système des centres de formation professionnelle qui fleurissent comme de nouvelles opportunités d’investissement, sous la simple réserve d’une certification appelée “Qualiopi” qui ne semble pas suffir comme gage de qualité. Dans ces centres, on cherche à attirer des adultes en recherche de formation professionnelle (mettons, pour des cours d’anglais) et la plupart des clients utilisent donc leur CPF (compte professionnel de formation) pour lequel ils ont cotisé plusieurs années. 

On m’a imposé à la fois des plans de cours obtus ou alors envoyée devant des apprenants sans aucun objectif pédagogique. J’ai déjà été payée par des centres à l’autre bout de la France, me payant car quelqu’un de ma région voulait utiliser son CPF. Sans suivi. Sans contact avec l’entreprise. On me donne le contact de la personne, je fais les cours, l’entreprise empoche le CPF et me paye derrière (souvent peu). J’ai travaillé pour des CFA qui n’ont aucun formateur salarié, qui ne passent que par des travailleurs indépendants, sachant très bien ce que cela leur fait économiser. En effet, si ces systèmes fonctionnent c’est souvent par la précarisation des formateurs qui sont réduits au statut d’auto-entrepreneur. 

Un BTP CFA en Savoie (73). Crédit : Dim6939, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

En 2023, plusieurs de mes collègues et moi avons été harcelées moralement et sexuellement dans un de ces centres de formation. Après avoir dénoncé ces actes et bataillé en vain avec les ressources humaines, nous n’avons guère gagné qu’une rupture conventionnelle. Une de mes collègues est allée au tribunal. Notre agresseur en ancien directeur n’a pas perdu sa place. Il l’a enfin perdu quand nous avons alors, n’ayant aucun autre recours, dénoncé la fraude au CPF qu’il pratiquait régulièrement et sans sourciller. Ces fraudes sont courantes dans le monde de la formation. Ceux qui occupent des postes commerciaux de développement de ces centres vous le diront. Un organisme ne veut pas avoir investi du temps (ne serait-ce qu’un échange de mails) pour un apprenant qui arrête sa formation au bout d’un mois.

Mais moi je voulais enseigner. Et je ne voulais pas repasser les concours. Déjà parce que j’ai vu mes anciens camarades d’université démissionner à leur tour. J’étais en colère contre l’éducation nationale. Etant donné le nombre de postes ouverts au concours réduisant chaque année, j’avais également peur de ne plus être capable de le passer.

Et puis j’ai atterri récemment dans un CFA du bâtiment.

C’est souvent un choc pour mes collègues de s’apercevoir que j’ai obtenu le CAPES (et ils ne sont pas les seuls) mais que je travaille en CFA. Nombre d’entre eux, le plus souvent, ont atterri dans un CFA faute de concours, ou n’ayant pas eu le temps d’en passer un. J’essaie de toujours mettre un point d’honneur sur l’absurdité de la notion de concours. Un concours, ce n’est pas un diplôme, c’est un poste, qu’on a eu suite à quelques épreuves (souvent très éloignées de l’enseignement) et dont la difficulté dépend également beaucoup de la matière et du nombre de postes offerts. Je considère avoir eu de la chance. J’ai bénéficié d’un bon enseignement dans la faculté d’une ville de province où les loyers ne sont pas exorbitants.  J’ai travaillé pour ce diplôme, certes, mais quand je compare ma bourse échelon 6 et mes APL de l’époque à ce que les étudiants reçoivent aujourd’hui dans cette période post covid, il est évident qu’ils meurent de faim.

Au CFA, j’enseigne le français et l’anglais. Il y a peu on a voulu me donner aussi de l’histoire-géo, je l’ai découvert sur l’emploi du temps une semaine avant. Pratique. On m’a dit « Bon, ça va, c’est du niveau CAP, tu en es capable ». Je passe sur le mépris que cela comporte déjà en soi. Les profs de lycée pro savent de quoi je parle. Composer un cours à la fois interactif, pratique et efficace pour des élèves du milieu professionnel, je tiens à le souligner, est bien plus difficile pédagogiquement que de faire un cours de lycée. Parfois, l’impression que cela me donne, c’est qu’on ne nous demande pas de faire bien. Il faut avant tout garder les apprentis et mettre une note positive au contrôle continu qui compte pour le diplôme. 

Nos apprentis doivent arriver le plus vite possible sur le marché du travail. Pour certains patrons, il est même plutôt pratique de les employer pendant deux ans à faire des missions sans rapport avec leur diplôme. Pour ne pas embaucher d’intérimaires. Les apprentis, ça ne coûte pas cher. Peu importe s’ils subissent une OQTF au bout de deux ans de dur labeur. Être formateur en CFA c’est parfois ne jamais revoir ses apprentis. C’est entendre un étudiant fraîchement sorti de BTS Travaux Publics dire : « Je quitte le métier, je ne veux pas faire chef de chantier pour envoyer mes gars dans des trous de 3 mètres sans blindage. » C’est avoir des apprentis qui dorment en face de nous mais qui font du travail non déclaré supplémentaire le week-end pour « gagner correctement ».

Quand je leur demande leurs hobbies, beaucoup me disent « le travail ». Je crois que la réalité c’est qu’ils n’ont pas beaucoup de place pour autre chose. La plupart ont une heure de transport pour se rendre en cours, parfois plus. Ils ont forcément 35h de cours quand ils sont au CFA : c’est ce que veut le fait d’avoir un contrat de travail. Je ne sais pas si on se figure réellement ce que c’est, 35h de cours.

Quand je veux justifier un achat de livres on me dit « ils n’aiment pas lire ». Donc les livres ont disparu. C’est terrible. Comment avoir envie de quelque chose qui n’existe même plus visuellement ? Pourtant il me semble qu’une bonne partie des mineurs qui arrivent dans ces établissements ont déjà été abandonnés d’une certaine manière par la société.

Je dois avouer que la structure, les modalités de ce système me dérangent, pas le public. Et je ne m’y attendais pas vraiment. Je pensais que je resterais terrifiée. Être une femme, et jeune qui plus est, devant un public majoritairement masculin, ça comporte son lot de challenges. Et pas que de la part des apprentis. Mais aujourd’hui je dois avouer que j’aurais du mal à retourner vers l’enseignement général du collège ou du lycée. Les apprentis sont les premiers à se déprécier. Ils demandent « Mais Madame, vous avez choisi d’être ici ? ». Je réponds oui. « C’est pas facile avec nous Madame, en plus on est nuls. » Cette phrase-là est trop souvent répétée par beaucoup d’entre eux et ne cesse de me faire de la peine. Et à tous ces jeunes qui disent ne pas aimer l’école du tout mais qui posent des tas de questions j’aimerais leur dire : merci. Je ne pourrais pas tout. Pas toujours les protéger des blagues racistes des collègues, du mépris de la société, de la misogynie ambiante que les quelques filles de l’établissement subissent. Mais peut-être que je peux un peu, et on va commencer par là. 

On nous appelle les « formateurs ». Pas vraiment prof, prof c’est pour l’éducation nationale. Prof mais pas trop. 

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