Les Princes de la Ville : le rap des quartiers contre la République des nantis

Quand sort Les Princes de la Ville en 1999, le groupe 113 ne se contente pas de livrer un album de rap marquant : il signe un véritable témoignage social, une chronique brute du quotidien des quartiers populaires. Derrière l’hymne qui a fait danser toute une génération, se cache un récit poignant sur la condition des classes populaires issues de l’immigration et sur la place que leur réserve la République.
Vitry-sur-Seine, berceau d’un rap engagé
Derrière 113 se trouvent Rim’K, AP et Mokobé, trois jeunes issus de Vitry-sur-Seine, une ville ouvrière de la banlieue sud de Paris. Vitry, c’est un symbole : une ville marquée par une forte présence ouvrière et immigrée, mais aussi par un ancrage historique à “gauche”. Dans les années 1980, Vitry s’illustre par des événements qui cristallisent les tensions autour des politiques d’accueil des immigrés, notamment avec l’affaire du « bulldozer de Vitry », où des élus et militants PCF s’opposent violemment à l’installation de travailleurs immigrés dans un foyer, l’une des actions les plus racistes menée par une « mairie rouge ». Cet épisode, qui a suscité de vifs débats, illustre les contradictions d’un certain engagement municipal oscillant entre « solidarité » de classe et logique électoraliste. Ce climat se retrouve dans le rap de 113, qui porte un regard sans concession sur les inégalités sociales et la marginalisation des banlieues.
Dans les années 1980, Vitry s’illustre par des événements qui cristallisent les tensions autour des politiques d’accueil des immigrés, notamment avec l’affaire du « bulldozer de Vitry », où des élus et militants PCF s’opposent violemment à l’installation de travailleurs immigrés dans un foyer, l’une des actions les plus racistes menée par une « mairie rouge ».
À travers leurs textes, les membres de 113 racontent une réalité que peu d’artistes mettent en avant dans le paysage musical français de l’époque. « J’suis qu’un jeune de banlieue, qui connaît la rue mieux que son p’tit frère », rappe Rim’K, illustrant le quotidien de milliers de jeunes grandissant dans ces quartiers où la précarité économique se mêle à la stigmatisation institutionnelle. Vitry n’est pas qu’un décor, c’est une identité, un creuset où se mêlent différentes cultures, marquant profondément l’ADN du groupe.

Des députés stars et une élite déconnectée
Dans Les Princes de la Ville, 113 dénonce le fossé entre la classe politique et les habitants des quartiers populaires. « Les députés stars qui ne font rien », rappent-ils, pointant du doigt des élus plus soucieux de leur image que des réalités de terrain. Ce constat fait écho aux débats de l’époque, marqués par la montée du chômage et la précarisation des jeunes issus de l’immigration. La chanson ne cite pas de noms précis, mais l’expression « députés stars » peut faire référence à plusieurs figures politiques médiatiques de l’époque, notamment celles qui revendiquaient une proximité avec les quartiers populaires sans forcément traduire cela en actions concrètes. Dans le contexte de la fin des années 1990 et du gouvernement Jospin, on peut penser à des personnalités comme Jean-Pierre Chevènement (ministre de l’Intérieur, connu pour sa politique sécuritaire), Julien Dray (figure du PS, cofondateur de SOS Racisme, souvent critiqué pour son éloignement des réalités de terrain) ou encore des élus de droite comme Charles Pasqua, qui incarnaient une ligne dure sur les banlieues. Alors que le gouvernement Jospin prône une politique d’intégration, la réalité est toute autre : les violences policières et les discriminations persistent, renforçant le sentiment d’abandon des habitants des cités.
Les années 1990 sont marquées par une série de révoltes urbaines en réaction à ces injustices. De Mantes-la-Jolie en 1991 à Toulouse en 1998, ces révoltes témoignent d’un malaise profond que la classe politique peine à comprendre. À Mantes-la-Jolie, la mort d’un jeune en garde à vue, et d’un autre tué par un policier d’une balle dans la tête au volant d’une voiture, déclenchent plusieurs nuits d’émeutes. En 1995, à Noisy-le-Grand, la mort d’un jeune lors d’une course-poursuite avec la police embrase la ville. En 1998, à Toulouse, c’est la mort d’Habib, 17 ans, tué d’une balle à bout portant par un policier, qui met le feu aux poudres. Ces événements ne sont pas isolés : ils illustrent un cycle de violences policières et d’absence de réponse politique aux problèmes structurels des quartiers populaires.
La fracture entre élus et habitants des quartiers se creuse d’autant plus que ces derniers ne sont représentés ni dans les médias dominants ni dans les institutions politiques. Pendant que certains députés s’autoproclament défenseurs des cités en période électorale, ils sont largement absents lorsque les tensions éclatent. Cette hypocrisie politique se traduit dans le quotidien des habitants des quartiers, où le chômage et la précarité continuent de frapper durement.
« Jeune débrouillard, une fois sorti du lit
Les Princes de la ville, 113
Au chômage pourtant jeune et ambitieux
C’est pour nous qu’ils ont créé l’A.N.P.E
Mais y a une queue d’un kilomètre pour gagner trois pépètes
Si je peux me permettre, qu’ils aillent se faire mettre. »
rappe 113, dénonçant une politique de l’emploi inefficace et une administration qui abandonne les jeunes issus de l’immigration à des perspectives limitées. Cette réalité économique et sociale renforce le sentiment de trahison face à des élus qui, une fois au pouvoir, ne tiennent pas leurs promesses. Le gouvernement, qu’il soit de droite ou de gauche, adopte le plus souvent une approche répressive, préférant le maintien de l’ordre à une véritable politique sociale.
Le rap, en particulier avec des groupes comme NTM, Assassin et 113, devient alors une caisse de résonance pour une jeunesse qui ne se reconnaît pas dans le discours dominant. À travers des textes incisifs, ces artistes exposent les injustices systémiques et dénoncent la violence étatique. « Pourquoi la police nous traite comme des chiens ? », questionne Mokobé dans le morceau, reprenant un leitmotiv récurrent du rap français qui dénonce les violences policières.
Un hymne de la lutte des classes et de l’antiracisme
Si Les Princes de la Ville a autant marqué, c’est parce qu’il casse l’image misérabiliste souvent accolée aux quartiers populaires. Ce n’est pas un cri de détresse, mais une affirmation de fierté : « C’est nous les princes de la ville », scandent-ils, inversant la rhétorique dominante qui cantonne les jeunes de banlieue à la délinquance et à la marginalisation.
Cette revendication s’inscrit dans une tradition du rap français initiée par des groupes comme NTM et Assassin, qui dénoncent les injustices et portent la voix des quartiers. En 1998, Doc Gynéco, avec Première Consultation, adopte un ton plus léger, tandis que le Ministère A.M.E.R s’attaque frontalement aux violences policières et aux politiques répressives. Le 113, lui, opte pour un équilibre entre fierté et constat amer : si la vie en banlieue est difficile, elle forge aussi des identités fortes et solidaires.
Si Les Princes de la Ville a autant marqué, c’est parce qu’il casse l’image misérabiliste souvent accolée aux quartiers populaires.
Le refrain, porté par une instru envoûtante inspirée de la funk et du raï, souligne cette volonté de revendiquer une identité forte malgré les difficultés : « On veut la vie de rêve, sans taffer comme un esclave« . Derrière ces paroles, il y a un message clair : refuser la fatalité imposée par un système inégalitaire et exiger sa part de dignité. « On vient d’en bas, là où les rêves se brisent et les keufs nous méprisent« , rappent-ils dans un autre couplet, mettant en lumière le mépris social et racial auquel font face les habitants des quartiers populaires.
La filiation avec d’autres morceaux de rap engagés est évidente. NTM dénonçait déjà la répression policière et la stigmatisation des jeunes des cités, tandis qu’Assassin portait un regard critique sur l’histoire coloniale et ses conséquences. Le 113, en se réappropriant la figure du « prince de la ville », revendique un espace de fierté et d’affirmation identitaire face aux discours dominants qui invisibilisent ou caricaturent les banlieues.
Dans un contexte où la stigmatisation des banlieues ne cesse de s’intensifier, Les Princes de la Ville résonne toujours comme un manifeste. En 2019, Rim’K rappait encore : « Rien n’a changé depuis Les Princes de la Ville ». Plus qu’un simple tube, ce morceau est une archive vivante des espoirs et des désillusions d’une génération laissée aux marges.
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