« Le capitalisme c’est la guerre depuis son origine » – Entretien avec Mathieu Rigouste

Dans Nous sommes tous des champs de bataille, sorti en salles le 17 janvier 2025, Mathieu Rigouste s’intéresse au “marché de la violence” et montre les liens entre l’industrie de l’armement, la répression des mouvements sociaux, les violences policières racistes, le colonialisme, les guerres et le capitalisme. Il dresse, aussi, le portrait de celles et ceux qui y résistent.
Un film très intéressant, touchant, que nous avons aimé à Frustration, que nous vous recommandons et pour lequel nous avons réalisé un entretien avec Mathieu Rigouste en janvier 2025.

Pouvez-vous vous présenter rapidement ?
Je suis un militant engagé dans différentes luttes contre les systèmes de domination, les violences d’Etat, le colonialisme et l’ordre sécuritaire. Je fais de la recherche en sciences sociales avec l’idée qu’à travers des outils critiques nous pouvons renforcer les luttes, nous permettre de mieux nous défendre. Je fais des livres, des documentaires, des podcasts, des ateliers et je participe à un réseau qui s’appelle Enquête critique.
Comment est venu le projet de ce film ? Comment l’avez vous produit et distribué ?
Je travaille sur le système sécuritaire, ce que j’appelle “l’âge sécuritaire de l’impérialisme”. Très concrètement, j’essaye de comprendre les mécanismes et la transformation de ce que fait la police dans les quartiers populaires et les prisons, le régime de frontières, les colonialités extérieures et intérieures, et aussi le business de la guerre et du contrôle en allant enquêter dans les salons dit “de la défense et de la sécurité”.
En allant enquêter dans ces endroits je me suis rendu compte – déjà que c’était possible d’entrer quand on était fiché S – et qu’en parlant leur langue, en faisant un petit effort pour s’habiller etc. on peut mener des entretiens assez riches, voire jamais vus, avec des industriels de l’armement, les amener à raconter eux-mêmes, face caméra, les mécaniques de ce marché.
Très concrètement, j’essaye de comprendre les mécanismes et la transformation de ce que fait la police dans les quartiers populaires et les prisons, le régime de frontières, les colonialités extérieures et intérieures, et aussi le business de la guerre et du contrôle en allant enquêter dans les salons dit “de la défense et de la sécurité”.
Je me suis dit qu’il y avait la possibilité d’en faire un outil au service des luttes contre le business de la guerre et du contrôle, et d’outiller la reconstruction d’un mouvement anti-guerres et anti-impérialiste. Je me suis aussi dit qu’on ne pouvait pas juste leur donner la parole, même en les emmenant sur des terrains glissants pour eux. Il fallait pouvoir confronter ce qu’ils racontaient. Je l’ai fait de deux manières : à la fois en assumant ma participation à cette histoire à travers une voix off qui apporte de l’analyse critique et des éléments dont les industriels ne parlent pas, et en même temps en existant à la caméra avec deux de mes camarades, Fatou Dieng et Fahima Laidoudi, en leur proposant de réagir à ces images pour permettre aux spectateurs de réfléchir sur ce que je rapporte de ce salon et sur ce qu’on peut en faire en termes de compréhension de ce qui nous empêche de nous libérer.
Le film est autoproduit et auto-distribué. II y a eu un crowdfunding qui a permis de financer la plupart du documentaire. Je suis allé chercher des soutiens à droite à gauche mais il n’y a aucune subvention d’Etat. Il a son propre site avec ce choix politique et économique fort de le mettre à prix libre, ce qui permet la gratuité pour les gens qui n’ont pas les moyens tandis que ceux qui les ont peuvent soutenir ce travail et participer à le rendre accessible pour les autres.
C’est un travail qui a duré sept ans, qui a reposé sur la solidarité et l’entraide avec énormément de gens qui ont appuyé tout le processus de création et de réflexion. Le résultat leur doit immensément.
Il va exister dans les salles de cinéma, les centres sociaux autogérés, les facs, les ZADS, les centres de quartier qui veulent s’en emparer. Il va vivre sur un temps plus long que les films classiques.
Vous pouvez nous parler de ce salon, Milipol, dans lequel vous vous rendez dans le film ? Quel est son rôle ? Pourquoi avez-vous souhaité vous y rendre ? Comment vous présentiez-vous là-bas ? Vous arrivez notamment à avoir accès à plusieurs “gros pontes”…
Il faut le mettre dans un contexte global et de longue durée. Ce que j’essaye d’expliquer dans mes travaux c’est que les transformations du pouvoir et de l’accumulation dans la séquence contemporaine sont liées à un agencement particulier du capitalisme racial et patriarcal, concentré sur la guerre et le contrôle.
Le capitalisme c’est la guerre depuis l’origine mais il y a aujourd’hui une concentration en terme de régénération, à la fois de l’accumulation de profits mais aussi des différents rapports de domination, qui passe par le développement d’une économie politique de la guerre permanente, dont la surveillance, le contrôle et la répression sont des sous-dimensions.
De ce point de vue, les grandes puissances impérialistes jouent à la fois leur positionnement dans l’ordre international et la reproduction de celui-ci, que j’appelle “l’apartheid global” dans un livre qui va paraître à la Fabrique en avril (La guerre globale contre les peuples). J’essaye d’expliquer comment ces grandes puissances organisent leur maintien dans ces marchés et y développent des stratégies d’expansion.
Dans ces salons, on voit comment ce réseau mondial interconnecte les puissances de profit, les machines de pouvoir, des réseaux humains et des infrastructures technologiques. On y voit aussi la consanguinité de l’Etat et du capital dans le domaine militaro-sécuritaire.
La France reste depuis plus d’une vingtaine d’années dans le carré de tête des puissances militaro-sécuritaires justement car elle s’inscrit dans une histoire longue de colonialisme et de puissance militaire. Son complexe militaro-industriel s’est développé au cours de cette histoire. Elle se donne les moyens, en organisant des grands salons de la défense et de la sécurité, d’être un acteur structurant du marché global de la guerre et du contrôle. Ces salons sont des rouages fondamentaux pour les acteurs internationaux, Etats, industries, armées, police, entreprises de sécurité privées, mercenaires impliqués dans ce champ.
Dans ces salons, on voit comment ce réseau mondial interconnecte les puissances de profit, les machines de pouvoir, des réseaux humains et des infrastructures technologiques. On y voit aussi la consanguinité de l’Etat et du capital dans le domaine militaro-sécuritaire. Par exemple Milipol est organisé sous l’égide du ministère de l’Intérieur mais à la direction du salon on retrouve tous les grands industriels du secteur comme Thalès, IDEMIA, Atos, etc. À l’intérieur même de ces géants industriels du secteur militaro-sécuritaire, on a toujours l’Etat qui a une partie du capital, souvent autour d’un tiers, mais parfois cela monte jusqu’à 50-51% quand il veut garder la mainmise dessus. Le reste du capital appartient à du privé. L’Etat et le capital sont dans ce domaine consubstantiels et coextensifs, c’est-à-dire qu’ils produisent ensemble les nouvelles technologies.
Le capitalisme, c’est la guerre, depuis l’origine ; mais il y a aujourd’hui une concentration en terme de régénération, à la fois de l’accumulation de profits mais aussi des différents rapports de domination, qui passe par le développement d’une économie politique de la guerre permanente, dont la surveillance, le contrôle et la répression sont des sous-dimensions.
On le voit bien dans des structures qui sont à la fois publiques et privées : les hauts cadres de l’administration chargés des budgets et des achats, les États-majors militaires, policiers, gendarmes, se retrouvent au quotidien toute l’année dans des séries de colloques et de conférences avec les industriels et élaborent ensemble des programmes d’armement, les budgets, la recherche et le développement font le choix de développer telle ou telle technologie, d’en doter les institutions, de les faire évoluer et de les utiliser sur les champs de bataille, de déclarer des “opérations extérieures” c’est-à-dire des formes de guerre, en général coloniales, et puis des déploiements à l’intérieur, dans les quartiers populaires, dans les prisons, aux frontières, pendant les mouvements sociaux. Ces technologies y sont utilisées, expérimentées et mises en vitrine. On observe une partie de cette mécanique dans des salons comme Milipol.
La France joue un rôle fondamental dans ce domaine en organisant parmi les principaux salons mondiaux à la fois dans le domaine terrestre comme Eurosatory, dans le domaine aéronautique, le Bourget, qui est le plus grand salon mondial de l’aéronautique militaire avec tous les avions de chasses, les missiles, les satellites qui sont responsables du bombardement des peuples, le Sofins qui est le salon des forces spéciales, Euronaval, celui des forces navales… Il y a même un salon du spatial militaire qui va bientôt être organisé à Toulouse. Avec ces salons, la France joue une carte importante dans son positionnement dans la hiérarchie internationale.
Les hauts cadres de l’administration chargés des budgets et des achats, les États-majors militaires, policiers, gendarmes (…) font le choix de développer telle ou telle technologie, d’en doter les institutions, de les faire évoluer et de les utiliser sur les champs de bataille, de déclarer des “opérations extérieures”, c’est-à-dire des formes de guerre, en général coloniales, et puis des déploiements à l’intérieur, dans les quartiers populaires, dans les prisons, aux frontières, pendant les mouvements sociaux. »
Là-bas, je me fais accréditer comme journaliste, je mets un costume, je leur parle leur langue et je les amène sur des terrains qui les passionnent, les fascinent et qui sont aussi intéressants pour nous. Une fois en confiance, je les amène sur les terrains les plus glissants, vers les mécaniques fondamentales du marché de la guerre et du contrôle. Bien sûr ils n’abordent pas toute l’infrastructure illégale, ce qu’on appelle “la parastructure” illégale comme les rétrocommissions et la corruption. Mais la corruption est en quelque sorte systémique du fait que les Etats et les industries collaborent en permanence à la fabrication d’un marché dont les conséquences immédiates sont toujours un déferlement de violences contre les conditions d’existence des classes populaires à travers le monde.
Les types de questions que je leur pose c’est “comment votre firme a-t-elle réussi à rebondir à travers la crise Covid ?”, “pouvez-vous nous parler de vos structures de recherche et développement ?”. Je leur demande aussi s’ils pensent qu’il y a un équivalent au concept de “combat proven” (l’étiquetage “approuvé sur le champ de bataille”) pour la sécurité intérieure.
Dans le film, j’ai accès à des gros pontes du domaine comme Gérard Lacroix mais aussi le dirigeant d’Idemia (entreprise spécialisée dans les techniques d’identification biométrique).
Ce qu’on voit dans le film c’est qu’un certain nombre de ces marchands d’armes travaillaient auparavant pour le ministère de l’intérieur, pour les services de renseignement, etc. On voit notamment un ancien préfet et un ex-directeur de la DGSE. S’agit-il de parcours classiques ?
Il y a une dynamique centrale au cœur des industries d’armement qui consiste à recruter des hauts fonctionnaires, des anciens préfets, des hauts cadres de différentes administrations (sécurité intérieure, renseignement extérieur…). Réciproquement il y a à la tête de l’armée et de toute une série d’institutions en charge de la structuration du marché de l’armement, notamment dans le GICAT (Pour “Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres”, lobby des industriels français), dans la DGA (Direction Générale de l’Armement), dans les différents services ministériels chargés de la conception, de l’achat, de la budgétisation des matériels et des technologies militaro-sécuritaires, une tendance à employer des gens qui viennent du privé et de l’industrie. On peut parler d’une forme de coproduction, de consanguinité de la haute industrie militaire, de l’Etat, des PME, des start-up qui sont elles-mêmes chapeautées et soutenues par l’Etat.
Quelle est la place de la France dans ce marché sécuritaire mondial ?
La France est le deuxième vendeur d’armes dans le monde. C’est dû notamment au fait que la Russie vend moins d’armes car elle les utilise en Ukraine. Mais depuis trente ans, la France est toujours dans le carré de tête des grands vendeurs d’armes.
Historiquement, tout au long de la modernité capitaliste, la France a fait partie des grandes puissances impérialistes dont le capital s’est développé notamment autour de la production et du commerce des armes. Sur le marché sécuritaire en particulier, si on le distingue du continuum de guerre et de contrôle et bien qu’il en soit une sous-partie, la France est l’un des acteurs principaux, notamment du fait de l’organisation de ces salons et de la persistance de son réseau politico-diplomatique dont la présence reproduit le réseau colonial. La présence dans des pays étrangers de diplomates, d’administrations françaises liées au conseil en sécurité, à la formation des polices et des armées sert à appuyer le commerce des technologies militaires et sécuritaires.
La corruption est en quelque sorte systémique du fait que les Etats et les industries collaborent en permanence à la fabrication d’un marché dont les conséquences immédiates sont toujours un déferlement de violences contre les conditions d’existence des classes populaires à travers le monde.
Tout cela s’appuie aussi sur la grande mythologie de l’excellence française en maintien de l’ordre, qui est une pure fiction, constituée au moment de la guerre en Algérie alors que la résistance algérienne a bien réussi à arracher l’indépendance.
Toutes les grandes puissances dans ce domaine, comme Israël ou les Etats-Unis, construisent des mythes autour de leur extraordinaire efficacité, de leur capacité à prédire et à intervenir en amont du développement des menaces, ce qui dans la réalité est toujours démenti du fait de contradictions internes, institutionnelles et externes, de l’ordre des résistances populaires, des révoltes et des soulèvements.
La France est le deuxième vendeur d’armes dans le monde.
Dans le film, vous expliquez que vous avez déjà vous même été victime de violences policières. Est-ce que cela a joué dans votre engagement ? Ou inversement est-ce que ces violences ont aussi été exercées contre vous en raison de cet engagement ? C’est aussi à cette occasion que vous avez découvert que vous étiez fiché S, comment cela se manifeste t-il concrètement? À quoi sert ce fichage pour la police ?
J’ai subi différentes violences policières, déjà en habitant en banlieue parisienne, même si moins que la plupart de mes potes non blancs. J’en ai aussi subi régulièrement en tant que militant dans les luttes sociales. Quand j’ai subi le tabassage dont il est question dans le film, j’étais déjà engagé depuis des années. C’est venu confirmer ce que je savais déjà : que la violence policière est produite par des institutions, couverte d’impunité, qu’elle répond d’une mécanique de domination qui n’est pas de l’ordre de la bavure accidentelle, du dérapage mais participe de la reproduction d’une société.
Ils ont mis la fiche S dans la procédure pour pouvoir me criminaliser mais je le savais depuis quelques années : en passant des frontières on m’avait déjà mis de côté plusieurs fois et j’avais fini par comprendre. Mais là je l’ai eu en réel et j’ai vu pour la première fois ce qui était écrit.
Les fiches S qui frappent les personnes identifiées comme faisant partie de la communauté musulmane viennent écraser tout leur quotidien : cela fait peur à leurs voisins, ça peut justifier des perquisitions et des tabassages.
Il y a différents types de fiches S. L’une des distinctions principales est d’ordre raciale. Les fiches S qui désignent les personnes identifiées comme islamistes, ça vient leur pourrir la vie au quotidien de manière bien plus intense que la manière dont moi ça me touche. Sur ma fiche S il y a marqué “élément de la mouvance anarcho-autonome susceptible de commettre des violences”, ce qui me met en danger car un policier peut s’en prendre à vous pour ça. Mais les fiches S qui frappent les personnes identifiées comme faisant partie de la communauté musulmane viennent écraser tout leur quotidien : cela fait peur à leurs voisins, ça peut justifier des perquisitions et des tabassages.
Cela appartient à toute une logique du pouvoir liée au fait de connaître la population, ses idées politiques, son comportement, et c’est arrimé à une dynamique préventive qui consiste à dire qu’on peut agir en amont. Dans la pratique ça ne fonctionne pas et ça vient justifier des formes de répression et des dynamiques punitives maximales.
Parmi les gens que vous interviewez il y a Fatou Dieng et Diané Bah. Pouvez-vous nous parler un peu de ces deux combats, pour Lamine Dieng et pour Ibo ?
Lamine Dieng a été tué en 2007 par des policiers par clé d’étranglement et plaquage ventral; comme l’enquête qui a été menée par la famille, les proches, tous les gens qui s’y sont penchés sérieusement l’a montré. Ibrahima Ba (Ibo), était en moto et a été percuté en 2019 par un véhicule de police.
Ce sont deux combats parmi des centaines d’autres où les familles des victimes, confrontées d’abord à des mensonges médiatiques et policiers, puis à une impunité judiciaire et d’État, ont dû remuer ciel et terre, déjà pour faire la vérité, en enquêtant pour dissiper les mensonges de la police relayés par les médias dominants, et pour obtenir une forme de justice dans les tribunaux. Elles sont confrontées la plupart du temps à un refus de faire advenir la vérité, de la rendre possible : on le voit bien avec l’impossibilité d’avoir accès aux vidéos dans l’affaire d’Ibo.
Les familles des victimes, confrontées d’abord à des mensonges médiatiques et policiers, puis à une impunité judiciaire et d’État, ont dû remuer ciel et terre, déjà pour faire la vérité, en enquêtant pour dissiper les mensonges de la police relayés par les médias dominants, et pour obtenir une forme de justice dans les tribunaux.
Ça aboutit à des années de luttes dans les tribunaux mais aussi et principalement en dehors. La famille Dieng a construit le comité Vies Volées et les deux familles font partie du Réseau d’entraide vérité et justice contre les violences policières judiciaires et carcérales, qui cherche à construire de l’entraide et de la solidarité entre les familles de victimes, leurs proches, les personnes mutilées par la police, toutes les victimes de violences d’Etat et sécuritaires, et essayer de créer un rapport de force face à un système qui organise ces violences, les administre, les reproduit et les couvre d’impunité.
Vous avez aussi un entretien avec un commercial de la marque Lebel, qui vient d’un groupe qui produisait auparavant des armes pour la chasse. Y a t’il un lien entre le lobby des chasseurs et celui de la sécurité ?
Il y a différents liens. Les entreprises de sécurité qui vendent des armes, des fusils, entretiennent des relations les plus régulières possibles avec les chasseurs, car c’est leur clientèle. Mais il y aussi un lien culturel historique. Différents concepts d’armes ont été développés à partir des fusils de chasse, comme les “balles dum dum” qu’on connait bien en histoire coloniale. Elles ont été inventées en Inde par l’impérialisme britannique et utilisaient un système de propulsion et d’impact fait pour coucher des proies lourdes et féroces avec cette idée que les “peuples sauvages” étaient comparables à ces animaux. Ces balles, qui ont été interdites pour les nations dites “civilisées”, ne l’ont pas été pour les peuples dits “sous-développés”.
Des franges de l’extrême droite obtiennent d’ailleurs des autorisations de détention d’armes par les préfectures grâce au “tir loisir et sportif”.
On a un peu la même chose dans l’histoire des lanceurs de balles de défense. Verney-Carron, qui a développé les lanceurs de balles de défense en France, avant de devenir Lebel, a réagencé son savoir-faire en termes de balistique et de puissance de tir, d’armes de chasse qui permettaient de stopper un gros gibier en pleine course, vers ce concept.
Cette entreprise aujourd’hui est sur tout ce continuum : armes de chasse, tir loisir et sportif, police municipale, gendarmerie, armée, entreprises de sécurité privées… Des franges de l’extrême droite obtiennent d’ailleurs des autorisations de détention d’armes par les préfectures grâce au “tir loisir et sportif”.
Vous dites quelque chose d’intéressant sur les sciences sociales, que si on ne les politise pas, elles reconduisent les dominations. Vous pouvez expliquer ça, et comment vous vous situez dans ce champ ?
Les sciences sont arrimées aux sociétés qui les produisent. Dans une société capitaliste, raciale et patriarcale, les formes dominantes des sciences participent à reproduire les rapports de domination. Historiquement, l’anthropologie et l’ethnologie ont participé à justifier l’expansion coloniale, une partie de la sociologie a permis le fonctionnement des institutions policières en cherchant à connaître et comprendre la vie quotidienne des classes populaires. L’armée et la police utilisent énormément les sciences sociales, notamment d’un point de vue contre-insurrectionnel.
Le rapport de savoir peut être dominateur en posant les personnes comme des objets, en les surplombant, en parlant pour elles, sans elles. Il peut produire des savoirs qui permettent de les gouverner et de les contrôler.
Historiquement, l’anthropologie et l’ethnologie ont participé à justifier l’expansion coloniale, une partie de la sociologie a permis le fonctionnement des institutions policières en cherchant à connaître et comprendre la vie quotidienne des classes populaires. L’armée et la police utilisent énormément les sciences sociales, notamment d’un point de vue contre-insurrectionnel.
Mais depuis l’origine de ce qui s’appelait “la science sociale” avant d’être fragmentée, il y aussi la possibilité d’utiliser ce mode de savoir de façon critique en abordant la société comme un champ de confrontations entre des formes de domination et des processus de libération, entre des systèmes d’oppression et des formes de vies basées sur l’entraide et la solidarité. Il y a dans la science sociale critique la possibilité d’outiller les luttes, les résistances et les processus révolutionnaires. C’est de ce point de vue là que je m’en sers, avec l’idée qu’il y a une nécessité fondamentale à partager les méthodologies, les théories et les outils des sciences sociales avec celles et ceux avec qui on veut s’organiser et se libérer.
Plus haut vous nous avez parlé d’ “apartheid global”, un concept que l’on retrouve aussi dans le film. Pouvez-vous nous expliquer un peu plus ce terme ?
C’est un concept que je développe dans La Guerre globale contre les peuples, le livre à paraître à la Fabrique, qui est un redéploiement du concept de “global color line” de W.E.B Du Bois, et aussi d’une notion d’apartheid à l’échelle mondiale de Samir Amin. Il s’agit de dire que l’expansion impériale occidentale a structuré un ordre international fondé sur une partition raciale de la planète, qui se matérialise par des frontières, des camps, des prisons, des politiques de surveillance, de capture et d’internements résonnant avec la production des inégalités économiques et politiques. Cet apartheid global fonctionne jusque dans le domaine du droit international.
Il y a aussi la possibilité d’utiliser ce mode de savoir de façon critique en abordant la société comme un champ de confrontations entre des formes de domination et des processus de libération, entre des systèmes d’oppression et des formes de vies basées sur l’entraide et la solidarité.
Comment peut-on résister à cette société sécuritaire ?
Il n’y a jamais de rapports de domination absolus. Quand on regarde l’histoire de manière globale dans la longue durée, les opprimés ne cessent jamais de réorganiser des formes de résistance
Je crois qu’on peut s’auto-organiser collectivement, par en bas, à la fois pour se défendre et se protéger mais aussi pour empêcher ce système de fonctionner et pour créer une autre société. Cela passe par le fait d’être capable de paralyser l’ensemble des systèmes de domination avec des grèves générales, des mobilisations susceptibles de changer les rapports de force, la construction d’autres manières de faire société comme des communes autonomes fédérées entre elles de manière locale et internationale pour pouvoir tenir.
Les soulèvements populaires extraordinairement puissants des années 2010, même s’ils ont été capables de renverser des régimes, ont fini par être écrasés par des puissances militaro-policières. Il nous faut donc un mouvement révolutionnaire capable de nous défendre par nous-mêmes, de protéger les expériences communales mais aussi de résister à la reproduction de rapports de domination internes aux luttes de libération.
Entretien réalisé par Rob Grams

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