La normalisation du fascisme en Italie

Alors que le pays commémore chaque 25 avril la fin du fascisme, l’Italie navigue dans une ambiguïté. À la croisée des chemins entre mémoire et révisionnisme, le pays se confronte à un passé qu’il n’a jamais complètement refoulé après avoir marginalisé, voire effacé, les mouvements antifascistes.
Aux abords de la Piazzale Gorini située dans l’est de Milan, loin du tumulte du centre-ville, trois femmes voilées marchent paisiblement. Leur pas ralentit lorsqu’elles aperçoivent à une centaine de mètres, un groupe d’hommes aux crânes rasés. Regards appuyés, silence pesant : les femmes traversent la rue. Une heure plus tard près de 2000 militants néofascistes essentiellement masculins, se réunissent pour commémorer la mémoire de Sergio Ramelli, militant fasciste tué en 1975 par des membres de l’avant-garde Ouvrière (une organisation d’inspiration maoïste-léniniste active dans les années 1970 en Italie). Le cortège silencieux s’achève sur trois “Presente !” – une formule rituelle héritée du fascisme italien, scandée bras tendu pour affirmer la présence symbolique des morts dans le combat politique – dans ce quartier pourtant cosmopolite. « Les groupes d’extrême droite, adorateurs de Mussolini, comme Veneto Skinhead Front, Forza Nuova, Casa Pound, Do.Ra ont toujours opéré dans les rues avec des actions violentes sans jamais provoquer de véritable indignation nationale, ou de la part de nos gouvernements. Aujourd’hui ils n’ont plus besoin d’agir avec autant de violence dans les rues. Ils ont pu répandre et normaliser leur idéologie. On retrouve désormais des politiques élus qui écoutent, défendent et/ou comprennent certaines de leurs revendications. » indique Vincenzo Scalia, docteur en sociologie de la déviance du département des sciences politiques et sociales de l’université de Florence.

Le fascisme dépénalisé, l’antifascisme étouffé par le droit
L’antifascisme du quotidien, tel que l’explique Mark Bray – historien américain, auteur de l’ouvrage de référence Antifa: The Anti-Fascist Handbook – repose sur la nécessité d’ériger des tabous sociaux qui rendent les idées fascistes et les comportements discriminatoires socialement inacceptables. Ce type de lutte nécessite une vigilance constante à l’échelle individuelle et collective, mais aussi un cadre légal robuste et ferme. En Italie, bien que la Constitution interdise explicitement la reconstitution de partis fascistes, les lois Scelba (1952) et Mancino (1993) n’ont pas permis son application en raison de formulations juridiques floues et de critères restrictifs pour qualifier un acte de reconstitution fasciste. Le Mouvement Social Italien (MSI) a donc pu être créé en 1946, reprenant largement l’idéologie fasciste, mais sans volonté officielle de rétablir son régime dictatorial, passant ainsi entre les mailles législatives. Sans grand procès national permettant une « défascisation », le pays a pu réintégrer d’anciens fonctionnaires fascistes à la vie politique nationale.
Dès lors, le fascisme est progressivement dissocié de son caractère illégal, ce qui a permis à des groupes d’extrême droite de s’immiscer dans la sphère politique et de normaliser leurs idées. Son idéologie a donc pu continuer d’infuser dans la société italienne, abaissant la garde morale de ses citoyens, faisant sauter les digues qui le protégeaient d’un retour des mouvances d’extrême droite. Désormais, le glissement à droite et à l’extrême droite de la société italienne renforce la création d’un « extrême centre » qui banalise l’agenda politique et médiatique néo-fasciste. « Les groupuscules d’extrême droite sont largement minoritaires. Au niveau des élections, ils ne représentent que très peu d’électeurs. Ils font du bruit, mais restent en marge de la société. » déclare Federico Benini, élu du Parti Démocrate (PD) à la mairie de Vérone. Une analyse qui occulte des mécanismes politiques fondamentaux, comme la fenêtre d’Overton – un concept politique qui décrit les limites du discours acceptable dans l’espace public, et comment elles peuvent être déplacées pour normaliser des idées auparavant jugées extrêmes.
L’exemple du décret DDL 1660 et comment le centre gauche se droitise.
« Le décret DDL 1660 est passé en avril 2025. Il vise à criminaliser les manifestants et les activistes. Une personne qui bloque une route avec son corps, comme cela peut être fait dans les mouvements écologistes et anticapitalistes, peut être soumise à des peines d’emprisonnement en fonction des « circonstances et de la gravité de l’infraction ». L’achat d’une carte SIM nécessitera un contrôle strict d’identité, excluant de facto les personnes en situation irrégulière. Ce décret vise à réduire les libertés fondamentales. C’est un virage autoritaire. » déclare Chiara Pedrocchi, journaliste indépendante qui a couvert l’évolution de la loi pour Voice Over Foundation. Pour Federico Benini (PD), la perception est différente : « Il y a du positif dans cette loi, même si nous devons encore travailler dessus, car nous devons permettre la liberté de manifestation, sans qu’elle empiète sur les libertés des autres usagers de l’espace public. ». « Cette rhétorique est typique. Elle relève des justifications données par les partis de droite et d’extrême droite. » affirme Leonardo Bianchi, journaliste indépendant qui couvre l’extrême droite en Italie et en Europe. « Alors que l’antifascisme de rue est en crise, le cadre légal et médiatique restreint de plus en plus son expression. » poursuit l’auteur de la newsletter « Complotti ! »
Une opposition radicale essoufflée
Dans le quartier ouvrier de Sant’Eustacchio à Brescia, le président du Parti Communiste Italien (PCI) en Lombardie, Lamberto Lombardi, et ses camarades tous âgés de plus de 60 ans se confient sur l’émiettement du parti communiste. « Avant les néofascistes se cachaient pour répandre leurs idées, désormais ils opèrent au grand jour sans être inquiétés. C’est une des conséquences de notre défaite ». Dans les dernières semaines, la tête « d’un nord-africain » a été mise à prix sur les murs de la gare de Varese par Casa Pound. A Padoue, les militants de la même organisation ont tracté devant un centre social de la ville en faveur de la « re-migration », nouveau terme à la mode dans les groupes d’extrême-droite pour demander l’expulsion des « étrangers ». Les antifascistes sont intervenus violemment pour mettre fin à l’action. Une vingtaine d’entre eux ont été conduits au commissariat. « Les personnes sans papiers victimes de violences des groupuscules d’extrême droite ne sont pas crues, et craignent de se rendre au commissariat en raison de leur situation irrégulière. Elles se retrouvent sans défense. Depuis que Maroni (Ligue du Nord) a pris le rôle de ministre de l’intérieur, la culture de la violence policière s’est accentuée et leur proximité avec les mouvances d’extrême droite s’est resserrée. Le mouvement antifasciste se retrouve à être considéré dans l’illégalité face à des groupes néo-fascistes. » affirme Vincenzo Scalia.
La bourgeoisie aux manettes du système médiatique et de l’affaiblissement de l’Etat de Droit
La situation actuelle est la conséquence d’une longue histoire qui a détruit la cause communiste et antifasciste, autrefois capable d’enrayer le retour du fascisme. Les « Arditi del popolo », premier groupe antifasciste d’Italie dans les années 1920, a échoué face au soutien matériel et financier des élites économiques envers les fascistes, à la destruction des infrastructures et l’unité de la gauche afin de coopérer face à un ennemi commun. Malheureusement l’histoire semble de nouveau se répéter. Aujourd’hui au niveau régional, du PD au PCI, en passant par les mouvements antifascistes les désaccords empêchent toute avancée. « Au sein de la gauche, nous restons en désaccord sur la stratégie à adopter, et sur la lecture des évènements » confie Ricardo, militant communiste. « Il est possible de travailler ensemble si on met l’européisme et la défense de la méritocratie au centre de notre stratégie. Sur la question des droits individuels nous n’avons pas tant de désaccords. » affirme Federico Benini du Parti Démocrate. « Il y a une fracture entre l’ancienne et la nouvelle génération. Les plus vieux n’intègrent pas suffisamment les logiques d’intersectionnalités dans la lutte antifasciste. » indique Chiara Pedrocchi. « Il y a eu une réécriture de l’histoire, qui permet de promouvoir l’idéologie d’extrême droite, et exclure la nôtre » assure Lamberto Lombardi. « Je participe aux manifestations et à la défense de centres sociaux, mais il est vrai que nous manquons d’initiatives et de représentants de la cause antifasciste au niveau national, en dehors d’Ilaria Salis au Parlement Européen. » avoue Antonello, militant antifasciste. « Au niveau médiatique, Silvio Berlusconi a été un des précurseurs du contrôle médiatique et de son articulation à des fins politiques. Désormais, même sur la Rai (ndlr : service public de radio-télévision en Italie) des intellectuels se font exclure pour leur position, comme Antonio Scurati par exemple. » déclare Leonardo Bianchi. En effet, l’écrivain et essayiste italien célèbre pour sa trilogie sur Mussolini, a été écarté en raison de ses critiques sur la ligne éditoriale de la chaîne et la normalisation croissante de l’extrême droite à laquelle elle contribue.
« La France vit ce que l’Italie a vécu ces dernières années »
Depuis 2022, l’Italie connaît un tournant politique majeur avec l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni et de son parti Fratelli d’Italia, héritier idéologique des mouvements néo-fascistes. Ce gouvernement s’inscrit dans une coalition comprenant également la Lega, parti d’extrême droite aux positions populistes et souverainistes. Cette alliance a marqué un renforcement des discours nationalistes, conservateurs et identitaires au cœur de la politique italienne, faisant de l’Italie un terrain d’observation essentiel pour comprendre la montée des droites radicales en Europe.« Malgré ses spécificités et ses différences, il y a de nombreux points de convergence entre ce que vit la France actuellement et ce qu’a vécu l’Italie ces dernières années. Matteo Renzi (anciennement PD) a eu une approche très similaire à celle d’Emmanuel Macron de par ses mesures sociales et économiques, tout comme son rapprochement avec l’idéologie d’extrême droite. Cela a conduit deux ans plus tard à sa victoire. » souligne Leonardo Bianchi. « En Italie comme en France, il y a un anticommuniste latent, et une disqualification du discours antifasciste, qui le rend de plus en plus inaudible et inaccessible pour de nombreuses personnes. Désormais quand on parle de marxisme ou d’anticapitalisme, les auditeurs manquent de repères pour juger de la proposition, tant ces discours sont devenus minoritaires dans l’espace médiatique, et dans les discours de gauche influencés par des décennies de domination néolibérale, de dépolitisation du réel et de diabolisation de la gauche radicale. » déclare Chiara Pedrocchi. Alors que Bruno Retailleau a entrepris la dissolution des groupes de résistance comme la Jeune Garde, et Urgence Palestine, en les mettant sur le même plan que Lyon Populaire, groupuscule d’extrême droite très violent, le ministre de l’intérieur français démontre sa volonté de diaboliser les mouvements progressistes radicaux. Cette situation laisse donc libre court à un virage identitaire radical du centre et de la droite, inspiré des mouvements néo-fascistes, afin d’exploiter la désillusion créée par les promesses non-tenues du système capitaliste qui survient en Italie, en France, et au-delà. Ce repli pourrait toutefois être interprété comme le symptôme d’une avancée des idées progressistes, désormais suffisamment menaçantes pour inquiéter les élites bourgeoises, soucieuses de préserver leurs privilèges. Pour que cette dynamique s’inverse, l’internationalisation de la lutte antifasciste pourrait bien être la clé face à celle des mouvements néo-fascistes libéraux.
Photos de Rémi Guyot
Rémi Guyot
