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Le déni des inégalités salariales femmes/hommes en direct


Le 12 novembre dernier, dans la matinale d’Europe 1, un chroniqueur, Samuel Fitoussi – si jeune, et déjà si rance – expliquait à une heure de grande écoute le prétendu « mythe » des inégalités salariales. Une chronique ahurissante, saturée de fausses informations, d’interprétations erronées et de raccourcis presque risibles. Tout cela sous le regard complaisant et approbateur du journaliste Dimitri Pavlenko. Fier de sa prestation, Fitoussi en a publié la retranscription sur son compte X, nous évitant ainsi la torture de la réécoute et nous offrant matière à analyse.

Le chroniqueur cite deux chiffres issus de l’INSEE sur l’écart salarial entre hommes et femmes (le rapport contient beaucoup plus d’informations, notamment sur le désavantage salarial moyen de 22% qui concerne les femmes qui travaillent dans le secteur privé). D’abord le chiffre de 14 %, qui correspond à l’écart brut : sans autre facteur pris en compte que le sexe et à temps de travail équivalent, le salaire moyen des femmes reste inférieur de 14 % à celui des hommes. Puis celui de 4 %, l’écart ajusté correspond à l’écart salarial ajusté, calculé en tenant compte de variables comme le poste occupé, la responsabilité, la qualification, l’expérience, et le temps partiel. Autrement dit, à poste égal, les femmes gagnent en moyenne 4% de moins.

Contrairement à ce qu’affirme Fitoussi, ce chiffre ne vient pas contredire le premier. Il le confirme. Car si, même à poste égal, un écart persiste, cela signifie bien une sous-valorisation du travail féminin. Et c’est précisément cela qui est alarmant.

Il se trouve qu’il y a quelques années, alors que l’Index de l’égalité professionnelle venait d’être instauré, j’exerçais comme Data Scientist au sein du service Système d’Information Ressources Humaines (SIRH) d’un grand groupe français du luxe. Ma mission consistait à analyser, par des méthodes statistiques et algorithmiques et sur la base de la masse de données RH internes, différents phénomènes qui traversaient la structure salariale du groupe. L’annonce de l’obligation légale de calculer et de publier les écarts salariaux en 2018 avait provoqué une vraie panique parmi la direction. Tous les projets furent suspendus pour se consacrer à pleinement ce calcul que je supervisais ; pour chaque employée femme, on identifiait son équivalent masculin occupant un poste similaire, appartenant à la même tranche d’âge, avec un niveau de formation et une ancienneté proches, puis on comparait leurs salaires. Une moyenne était ensuite calculée sur l’ensemble des paires. Ce calcul, conforme à la nouvelle législation, mettait déjà en lumière des désavantages salariaux criants liés au sexe.

Cependant, ce chiffre ne reflétait pas entièrement la situation, car nombre de salariées femmes n’avaient pas d’équivalents masculins directs selon ces critères — et juridiquement, en l’absence d’équivalent masculin, aucune inégalité ne pouvait être constatée. Ces femmes étaient donc tout simplement écartées du calcul.

Pour aller plus loin, nous avons collaboré avec une chercheuse de l’Institut National des Études Démographiques (INED) pour appliquer la méthode de décomposition dite de Oaxaca-Blinder. Cette approche modélise sur la base masculine par régression linéaire une formule expliquant le salaire selon les variables (âge, expérience, formation, poste, etc.). On applique ensuite cette formule aux femmes, ce qui permet ainsi d’estimer ce que leur salaire serait si tous les facteurs étaient valorisés comme chez les hommes, y compris pour celles sans équivalent masculin ‘’réel’’. Le résultat fut sans appel : l’écart réel dépassait largement les chiffres officiels, et il touchait presque l’ensemble de la population féminine, y compris celles sans pair masculin.

Revenons à Samuel Fitoussi, car au-delà des chiffres et des méthodes, c’est son interprétation qui dérange profondément. Il qualifie l’écart brut de 14% de « trompeur », arguant que ce n’est pas un désavantage s’il résulte de choix volontaires des femmes vers des métiers moins rémunérés — insinuant une « nature » qui orienterait les carrières féminines. Quant aux 4 %, Fitoussi insiste : ce n’est « que » 4 %, pas de quoi s’indigner. Mais 4 % sur un salaire mensuel de 2 000 euros représente 80 euros par mois, soit 960 euros par an, ou près de 10 000 euros sur dix ans… Et pour relativiser encore, il recourt à une étude de The Economist évoquant un écart de 0,8 % en Angleterre, sans préciser ni la méthodologie, ni le contexte culturel pourtant si important dans ce sujet, ni les différences de législation. Une manipulation intellectuelle classique : décrédibiliser par juxtaposition, sans avoir à expliquer.

Que cette désinformation trouve une tribune à une heure d’écoute de masse est grave. Mais le plus grave encore, c’est la volonté de Samuel Fitoussi de réduire un sujet aussi documenté à une question d’opinions. Celles et ceux et qui se soucient de l’égalité salariale sont qualifiés de « néoféministes », évinçant ainsi des décennies de recherches rigoureuses en économie, sociologie, mathématiques par des experts de renom et d’institutions prestigieuses.

Cette chronique n’est sans doute que le symptôme d’une maladie plus profonde qui ronge l’audiovisuel français, de plus en plus populiste, où des chroniqueurs et éditorialistes s’improvisent économistes, sociologues, parfois théologiens, sans la moindre connaissance ou rigueur méthodologique. Spécialistes de rien, ils se prononcent quand même sur tout. Les chercheurs sont réduits à des « militants », tandis que la désinvolture se pare des airs du « bon sens ». Et pour donner un semblant d’autorité à ces opinions, on invoque Adam Smith.

Reda Merida
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