« Europe is Lost », le déclin de l’Occident selon Kae Tempest

Kae Tempest est un·e artiste britannique aux multiples talents, mêlant musique, poésie et théâtre. Dans Europe Is Lost, iel dissèque un Occident en bout de course, consumé par le capitalisme, la marchandisation et l’isolement.
Kae Tempest : poète britannique à l’oeuvre engagée
Kae Tempest, peu connu·e en France, œuvre aussi bien dans la musique, la poésie que le théâtre.
Iel a grandit dans “une partie merdique” de Londres, dans une famille nombreuse, aux côtés d’un père ouvrier au parcours étonnant (devenu avocat pénaliste après avoir suivi des cours du soir). Après sa scolarité, iel vit dans des squats, aux côtés de gens très actifs politiquement, avec qui iel participe à des piquets de grève. Iel en tire un souvenir mitigé, ressortant, comme souvent, avec beaucoup de désillusions sur la politique, mais surtout dans son versant politicien (“I have this idea that if something is going to change, it’s not going to change in government” – je pense que si quelque chose change, ça ne viendra pas du gouvernement).
« I have this idea that if something is going to change, it’s not going to change in government (je pense que si quelque chose change, ça ne viendra pas du gouvernement)”
Kae Tempest
En 2016, sort son second album Let Them Eat Chaos (“Qu’ils mangent le chaos”), probablement une référence à la citation apocryphe attribuée à Marie-Antoinette “qu’ils mangent de la brioche”. Il s’agit d’un album concept qui suit sept personnes vivant dans la même rue sans jamais s’être rencontrés auparavant, avant qu’une tempête ne les force à sortir de chez eux et à se rencontrer pour la première fois.
En 2019, iel soutient le leader du Parti Travailliste, Jeremy Corbyn, accusé par les cadres du parti d’antisémitisme en raison de son soutien à la Palestine (eh oui, déjà…). Cette lettre ouverte est également signée par de nombreux artistes comme Brian Eno, Roger Waters (un des fondateurs de Pink Floyd), Mike Leigh ou encore Mark Ruffalo, mais aussi d’intellectuels et de militants comme Noam Chomsky, Naomi Klein, David Graeber et Angela Davis.
En 2019, iel soutient le leader du Parti Travailliste, Jeremy Corbyn, accusé par les cadres du parti d’antisémitisme en raison de son soutien à la Palestine (eh oui, déjà…).
Après plusieurs autres albums et pièces de théâtre au succès critique, Kae fait, en 2020 son coming out non-binaire (d’où l’utilisation d’une écriture non genrée dans cette chronique).
Une critique de la société spectaculaire, marchande, aliénée et vide de sens
Si le titre évoque l’Europe, la première phrase clarifie que c’est bien de l’Occident en général dont Kae parle : “Europe is lost, America is lost, London is lost (L’Europe est perdue, l’Amérique est perdue, Londres est perdue)” et c’est ce sentiment de perdition que va évoquer l’artiste tout au long de la chanson, entre spoken word et rap.
Le malaise perceptible tout au long de la chanson semble rappeler les thèses de Guy Debord sur la société du spectacle, dont nous avions parlé ici, où le capitalisme et la marchandise ont contaminé tous les aspects de la vie quotidienne jusqu’à vider celle-ci de toute substance, nous rendant spectatrices et spectateurs de nos vies.
« Europe is lost, America is lost, London is lost (L’Europe est perdue, l’Amérique est perdue, Londres est perdue) »
Europe is Lost, Kae Tempest
La critique debordienne de la consommation va plus loin qu’une simple condamnation morale : c’est la vie entière qui a été transformée en une série de transactions (“strop crying, start buying (arrête de pleurer, va acheter)”).
Les apparences dominent
L’Europe que décrit Kae est celle d’une société où les images priment désormais sur le réel.
C’est ainsi qu’iel critique les selfies, les produits glamours, les scandales politiques superficiels et la construction d’un moi factice.
« Saccharine ballads and selfies and selfies and selfies (des ballades sirupeuses et des selfies, des selfies, encore des selfies)
Europe Is Lost, Kae Tempest
And here’s me outside the palace of me (et me voilà devant le palais de moi-même)
Construct a self and psychosis (à construire un moi et une psychose) »
Le divertissement marchand comme une maigre compensation à l’enfer salarial
Ces divertissements servent à supporter une vie consacrée au salariat, c’est-à-dire à la reproduction de sa force de travail, travail dont nous sommes dépossédés.
Elle cite ainsi l’alcool (“half a generation live beneath the breadline. Oh but it’s happy hour on the high street (la moitié d’une génération vit sous le seuil de pauvreté, mais oh ! c’est l’happy hour dans la rue principale)”), la drogue (“even the drugs have got boring (même les drogues sont devenues ennuyeuses)”), le sexe et le porno (“well, sex is still good when you get it (le sexe est toujours bon quand on l’obtient)” ; “live porn streamed to your pre-teens’ bedroom (du porno en direct diffusé dans les chambres de vos pré-adolescents)”)
Cette recherche désespérée d’adrénaline, de divertissement, d’échappatoire est le pendant de la vie salariale :
« It goes work all your life for a pittance (on travaille toute sa vie pour des clopinettes)
Europe Is Lost, Kae Tempest
Maybe you’ll make it manager, pray for a rise (peut-être qu’on deviendra manager, prions pour une augmentation) »
Un système aliénant qui pousse à la passivité
Europe is Lost met décrit un monde où l’individu est devenu spectateur de sa vie, de plus en plus impuissant face aux systèmes qui le contrôlent, ce qui peut conduire à des formes de désespoir ou d’inaction.
« Riots are tiny, though, (mais les émeutes sont minuscules)
Europe Is Lost, Kae Tempest
Systems are huge (les systèmes sont immenses)
Traffic keeps moving, proving there’s nothing to do (la circulation continue prouvant qu’il n’y a rien à faire)
‘Cause it’s big business, baby, and its smile is hideous (parce que c’est le grand business, bébé, et son sourire est hideux) »
Dans ce monde, les gens sont comme extraits d’eux mêmes, comme morts -“the people are dead in their lifetimes (les gens sont morts de leur vivant)” – et errent comme des fantômes : “dazed in the shine of the streets (étourdis par l’éclat des rues)”.
La conclusion est pessimiste : “system’s too slick to stop working (le système est trop bien huilé pour s’arrêter)”.
La marchandisation a à la fois rapproché les gens géographiquement, avec une urbanisation croissante, tout en les isolant, en détruisant les liens communautaires en faveur du marché. Kae décrit cette solitude contemporaine :
« The buildings are screaming (les bâtiments crient)
Europe Is Lost, Kae Tempest
I can’t ask for help though, nobody knows me (mais je ne peux pas demander d’aide, personne ne me connaît)
hostile, worried, lonely (hostile, inquiet.e, seul.e) »
L’histoire est effacée
La société marchande est une société réifiée dans tous les sens du terme, c’est-à-dire une société dans laquelle tout est chosifié, dans laquelle les relations humaines, les vies, deviennent comme des objets ou des choses, dépersonnalisées.
“All of the blood that was bled for these cities to grow (tout le sang qui a été versé pour que ces villes se développent)
Europe Is Lost, Kae TEmpest
All of the bodies that fell (tous les corps qui sont tombés)
The roots that were dug from the earth (les racines extraites de la terre)
So these games could be played (pour que ces jeux puissent être joués)”
Derrière l’apparent confort matériel de l’urbanisation, des grandes villes européennes, se sont autant de vies détruites qui ont été effacées des mémoires.
Kae semble aussi évoquer la violence coloniale et impérialiste quand elle évoque les “membres des tribus” “morts dans leurs déserts pour faire place à des structures étrangères” (“When the tribesmen are dead in their deserts to make room for alien structures”).
La violence est masquée et structurelle
Ce que nous dit Kae, c’est que derrière une apparence de pacification et de routine, c’est toujours la violence qui est à l’œuvre.
« Top down violence and structural viciousness (violence descendante et méchanceté structurelle)
Europe Is Lost, Kae Tempest
Your kids are dosed up on medical sedatives (vos enfants reçoivent des sédatifs médicaux)
But don’t worry ‘bout that, man, worry ‘bout terrorists (mais ne t’inquiètes pas pour ça, mec, inquiète toi pour les terroristes) »
Kae nous montre aussi comment la classe dominante joue de nos peurs (ici par exemple du terrorisme) rendant plus difficile d’appréhender la violence plus insidieuse, structurelle qu’elle exerce contre nous.
Contre certaines communautés, cette violence n’a en revanche rien d’insidieux, comme elle le rappelle aussi, en parlant de la brutalité policière :
“Ghettoised children murdered in broad daylight (des enfants des ghettos assassinés en plein jour)
Europe Is Lost, Kae TEMPEST
by those employed to protect them (par ceux qui sont employés pour les protéger)”
Le confort matériel de l’Europe repose sur l’exploitation des travailleuses et des travailleurs, sur les guerres, et sur des rapports néocoloniaux et impérialistes avec les pays du Sud. C’est ce que Kae semble nous rappeler : “Massacres, massacres, massacres, new shoes (massacres, massacres, massacres, nouvelles chaussures)”.
Cette violence s’exerce également contre notre environnement :
« The water level’s rising ! (le niveau de l’eau monte)
Europe Is Lost, Kae TEmpest
The animals, the elephants, the polarbears are dying ! (les animaux, les éléphants, les ours polaires meurent) »
Cette dernière semble même intrinsèque au système capitaliste, néocolonial, de croissance infinie :
Develop, develop (développer, développer)
And kill what you find if it threatens you (et tue ce que tu trouves si cela te menace)
No trace of love in the hunt for the bigger buck (aucune trace d’amour dans la chasse au profit)”
Royaume-Uni : une justice de classe et raciste
Kae décrit aussi la façon dont le système s’acharne sur les plus faibles tout en organisant l’impunité totale de la classe dominante :
“Politico cash in an envelope (les politiciens attrapés avec de l’argent liquide)
Europe Is Lost, KAe Tempest
Caught in sniffing lines off a prostitutes prosthetic tits (pris en train de sniffer des lignes sur les seins prothétiques d’une prostituée)
Now it’s back to the House of Lords with slapped wrists (retour à la Chambre des Lords avec une tape sur les doigts !)
They abduct kids, who fuck the heads of dead pigs (Ils enlèvent des enfants, baisent des têtes de cochons morts)
but him in a hoodie with a couple of spliffs (mais un mec en sweat avec deux joints ?)
Jail him, he’s the criminal (En taule ! c’est lui le criminel)”
Si la description d’une élite politique décadente, avec des tendances pédophiles, peut paraître caricaturale, un peu grossière voire politiquement douteuse, Kae ne fait pourtant référence qu’à des évènements réels, d’une ampleur telle qu’ils ont dépassé le simple stade du fait divers.
En 2015, le député John Sewel, marié et âgé de 69 ans, depuis renommé “Lord Coke” avait été filmé en train de prendre de la cocaïne avec des prostituées.
Infiniment plus grave, la même année (donc un an avant la sortie de la chanson), plus de 1 400 suspects de pédocriminalité avaient été identifiés par la police britannique dont plus de 260 personnalités de la politique, des médias et du cinéma. Ces centaines de milliers d’abus se seraient déroulés, selon Le Figaro, dans des “’écoles, des maisons d’enfants”, des “établissements médicaux, des centres sportifs, ainsi que dans les cercles politiques de Westminster”. Les langues ont commencé à se délier après le “scandale Jimmy Savile”, un animateur star de la BBC, qui avait abusé de centaines d’adolescentes sans jamais être inquiété. En 2015 toujours, l’ancien député travailliste Greville Janner était accusé par une dizaine de personnes de les avoir abusés dans des foyers pour enfants dans les années 1960.
En 2020, un rapport indépendant a conclu que ces viols et agressions sexuelles massifs sur des enfants par des personnes puissantes étaient le fruit d’un véritable système d’impunité avec des institutions politiques (gouvernement, Parlement et partis) fermant délibérément les yeux. En 2014, des révélations de la presse (confirmées par les ministères concernés) avaient montré que 114 dossiers relatifs à des sévices sexuels entre 1979 et 1999 avaient disparu.
Plus de 1 400 suspects de pédocriminalité avaient été identifiés par la police britannique dont plus de 260 personnalités de la politique, des médias et du cinéma
De même, sans la référence, la “baise de tête de cochon mort” peut paraître un peu saugrenue. C’est pourtant une biographie (Call me Dave) de l’ancien premier ministre conservateur David Cameron qui avait exhumé cette affaire : cet acte glauque aurait été réalisé dans le cadre d’un bizutage lors d’une cérémonie d’initiation de la Piers Gaveston Society, un club de la réputée université d’Oxford.
Kae met en perspective l’injustice de s’acharner sur les habitants des quartiers populaires, sur les consommateurs de marijuana, tout en étouffant des scandales très graves.
Sans la référence, la “baise de tête de cochon mort” peut paraître un peu saugrenue. C’est pourtant une biographie (Call me Dave) de l’ancien premier ministre conservateur David Cameron qui avait exhumé cette affaire
Avec Europe is lost, Kae Tempest propose un texte sombre sur un système qui réduit les relations humaines à des échanges marchands, aliène les individus, et impose un spectacle d’apparences qui éloigne les hommes et les femmes de la vie réelle.
Rob Grams
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